Avis de tempête dans l’industrie musicale. Les Victoires de la musique, qui se sont déroulées en février, en sont la preuve. Jamais elles n’auront été aussi politiques. À l’image de la petite révolution en cours dans la profession. Non seulement les femmes – artistes célèbres comme pros de l’ombre – n’hésitent plus à dénoncer le sexisme qui ronge ce milieu depuis toujours, mais en plus, elles portent, dans leurs textes ou dans les médias, des combats toujours plus engagés. Les plus téméraires tracent même leur route hors des majors pour conserver toute leur liberté. La vie devant elles !
« Quand est-ce qu’on va nous sortir des beaux mecs ou des filles sublimes ? Quand vous regardez Hoshi, par exemple, qui a un talent incroyable, indiscutable, mais enfin, vous mettez un poster de Hoshi dans votre chambre, vous ? Elle est effrayante ! J’ai rien contre cette fille, […], mais qu’elle donne ses chansons à des filles sublimes, comme des Vanessa Paradis, des Vartan, des Sheila à 20 ans ou des Françoise Hardy. » Ce 7 avril, quand il déblatère pendant deux longues minutes sur le physique des chanteur·euses d’aujourd’hui – les mecs en ont pris aussi pour leur grade, accusés de ne plus faire « bander les filles » –, Fabien Lecœuvre n’imagine sans doute pas qu’il va déclencher une vague d’indignation nationale. Peut-être parce que ce chroniqueur musical de 62 ans n’avait pas tout à fait intégré que ce qui était toléré hier ne l’est désormais plus. Cela lui a peut-être échappé, mais le mouvement #MeToo est bel et bien passé par là – quoique tardivement –, venant frapper de plein fouet une industrie musicale plutôt mutique face à la « libération de la parole » des femmes.
En France, il a en effet fallu attendre 2019 pour que se produise la première mobilisation d’ampleur contre le sexisme dans la musique. Une fronde qui a d’abord pris la forme d’un manifeste, celui des Femmes engagées des métiers de la musique (Femm), dans lequel 1 200 artistes et professionnelles de la filière ont dénoncé publiquement « les propos misogynes, les comportements déplacés récurrents, les agressions sexuelles qui atteignent en toute impunité la dignité des femmes ». Du jamais-vu. Comme nombre de ses consœurs, la chanteuse Cléa Vincent n’a pas hésité une seconde à signer cette tribune : « C’était comme une évidence : il fallait se rassembler pour s’affirmer et ne plus se laisser intimider. » La même année, le sujet s’impose dans un nombre grandissant d’organisations du secteur : il est au cœur des premières Assises professionnelles des femmes de la musique et du spectacle, à l’affiche du Mama Festival (qui réunit les acteur·rices de la filière), et fait l’objet de plusieurs études – laissant toutes apparaître de profondes inégalités entre les femmes et les hommes. Difficile, dès lors, de continuer à faire la sourde oreille. D’autant que, dans le même temps, les témoignages de violences sexistes et sexuelles se multiplient sur le Web. Après Paye ta note, en 2019, apparaissent le hashtag #BalanceTonRappeur et les comptes Balance ta major ou Music Too France. Contrairement aux autres, ce dernier, porté par un collectif de professionel·les du secteur, a fait le choix de ne pas publier publiquement les témoignages qu’il a reçus via son formulaire – environ 350, tous circonstanciés –, mais de s’associer à plusieurs médias afin de lancer des enquêtes journalistiques. « C’est avant tout un outil qui permet d’organiser la parole, pour sécuriser. Il existe toujours un vrai risque à parler, l’omerta est très forte. Et le niveau d’impunité des agresseurs écœurant », pointe Jean-Michel Journet, porte-parole de Music Too France.
Les affaires se suivent…
Depuis, plusieurs noms – et quelques têtes – sont tombés. Celui de Patrick Bruel, par exemple, entendu dans deux enquêtes préliminaires après que six femmes l’ont accusé d’agressions sexuelles. Celui du parolier Yohann Malory, mis en examen en mars dernier pour viol et agressions sexuelles sur quatre femmes, ou du chanteur Spleen, mis en examen pour des faits similaires le même mois. Ceux des rappeurs Roméo Elvis (accusé d’agression sexuelle sur une fan), Moha La Squale (visé par cinq plaintes pour agression sexuelle et séquestration) ou RetroX (accusé par huit femmes de viols et agressions sexuelles, et visé par une plainte). Cette dernière affaire a d’ailleurs conduit – sous la pression des salariées – à l’ouverture d’une enquête interne au sein du label Because, puis au limogeage de son directeur général adjoint, Tahar Chender, fin 2020. Au même moment, on apprenait la démission du directeur de Deaf Rock Records, Julien Hohl, mis en cause dans plusieurs témoignages d’agression et de harcèlement sexuels, et celle de Benjamin Chulvanij, puissant patron de Def Jam France, accusé d’avoir proféré menaces et propos homophobes. Quelques départs donc, mais peu – voire pas – de sanctions. Pas plus qu’il n’y en a eu contre l’agresseur d’Emily Gonneau, la femme à l’origine du hashtag #MusicToo.
Professionnelle aux multiples casquettes, aujourd’hui à la tête de l’agence digitale Nüagency, elle s’est décidée en 2019 à raconter, sur son blog, l’agression sexuelle dont elle a été victime douze ans plus tôt, dans le label où elle travaillait. À l’époque, elle s’est tournée vers sa hiérarchie, pensant obtenir justice : non seulement des témoins étaient présents au moment des faits, mais une autre collègue a été victime d’agissements similaires. « Je n’ai pas pris conscience de la transgression que représentait ma prise de parole. J’avais foi dans le droit, dans les processus internes : j’étais naïve. Ma hiérarchie n’en avait pas rien à faire : au contraire, elle en a fait beaucoup… pour protéger l’agresseur », témoigne-t-elle. Elle qui bossait dur dans un métier qu’elle aimait réalise qu’elle n’arrivera plus à travailler aux côtés de son agresseur sans y laisser sa santé. Neuf mois plus tard, elle quitte le navire. « J’ai dû partir comme une voleuse, comme si la honte était de mon côté. J’étais dégoûtée. Je savais que j’avais moins de 30 ans : je devais donc reprendre à zéro sans filet », résume Emily Gonneau, qui a depuis préféré développer ses activités en indépendante. Son agresseur, lui, est depuis devenu l’un des hommes les plus influents du secteur.
Parler, mais à quel prix ?
Une décennie et une vague féministe plus tard, les choses ont-elles fondamentalement changé ? Rien n’est moins sûr, si l’on en croit l’expérience de la journaliste musicale et manageuse Lola Levent. À 26 ans, elle grenouille dans le milieu depuis près d’une dizaine d’années, durant lesquelles elle a travaillé pour différents médias et labels. Où elle a découvert ce qu’il en coûte d’être une femme, de surcroît jeune, dans un univers finalement pas si cool qu’il n’y paraît. Au téléphone, elle raconte « le harcèlement d’ambiance » chez son premier employeur, « les remarques sexistes et homophobes continuelles » chez un autre… Ou encore cette fois, en 2018, quand elle a été harcelée sur les réseaux après avoir participé à No Fun Show, un podcast dédié au hip-hop. Ce jour-là, Lola Levent livre un avis critique sur le dernier album du rappeur Lomepal. Elle n’est pas la seule à intervenir ni à émettre un point de vue mitigé. Pourtant, c’est la seule que Lomepal, rappeur estampillé sensible et progressiste, traitera de « bouffonne » sur Instagram (où il compte alors un demi-million d’abonné·es). Avant que l’un des collaborateurs du rappeur, le réalisateur Adrien Lagier, ne se mette à inonder Lola Levent de messages d’insultes, à base de « sombre pute » et autres joyeusetés – ce même réalisateur qui se targuait récemment, dans l’émission de télé Clique, de vouloir changer l’image des femmes dans le rap. Hum…
Lire aussi : Thérèse : « Quoi que tu fasses en tant qu’artiste, c’est politique »
C’est cette accumulation qui a conduit la journaliste à créer le compte Diva sur Instagram, il y a un an, afin d’alerter sur l’ampleur des violences sexuelles et sexistes dans la musique. « Je voulais visibiliser cette problématique structurelle et essayer de partager des ressources pour les femmes de cette industrie. Ce qui m’aurait moi-même beaucoup aidée si j’en avais eu connaissance plus tôt », confie Lola Levent. Ironie de l’histoire, cette initiative lui a justement coûté sa dernière collaboration. Selon elle, Anne Cibron, productrice et manageuse de Booba avec qui elle travaillait depuis plusieurs mois, lui aurait posé un ultimatum : « Elle m’a demandé de choisir entre Diva et mon activité rémunérée. Je n’ai pas vraiment eu d’autre choix que de partir », relate Lola Levent. Contactée par Causette, Anne Cibron réfute ces propos et ne souhaite pas commenter. Quant à Lola, son statut de « free-lance », s’il était à l’origine un choix, n’en est plus vraiment un : « Ça ne me rend pas spécialement heureuse – la fatigue, la précarité, l’absence d’équipe finissent par peser –, mais je sais que je ne retrouverai pas un boulot en maison de disques avant un moment. »
La norme, c’est le masculin
Quand on voit le sort réservé aux « lanceuses d’alerte », on comprend mieux pourquoi nombre de femmes du secteur préfèrent rester discrètes sur le sexisme ambiant. Difficile de briser l’omerta quand on sait que 78 % des musiciennes ont obtenu leur travail grâce à leur réseau, dans un secteur souvent précaire, où 75 % des postes de direction et 88 % des postes de programmation des lieux de musiques dites « actuelles » sont occupés par des hommes. « Le champ de la musique et du spectacle reste moins féminisé que l’ensemble de la population active. Il s’agit d’une tendance de fond, les chiffres n’ayant pas notablement évolué depuis quinze ans », relevait l’étude réalisée en 2019 pour le Syndicat national du spectacle musical et de variété. Autrement dit, la norme, c’est toujours le masculin. « Pas besoin de chercher midi à 14 heures pour se rendre compte qu’il y a un problème de parité dans la musique en France. Ici, je travaille presque exclusivement avec des hommes, ce qui n’est pas le cas en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Et forcément, on te fait tout de suite remarquer que tu es une fille, et que c’est exceptionnel », relève la compositrice, arrangeuse et cheffe d’orchestre Uèle Lamore (elle a notamment réalisé la musique du prochain film d’Aïssa Maïga).
Ce n’est pas pour rien si, lors des auditions à l’aveugle, certaines artistes de musique classique racontent enlever leurs talons avant de jouer, afin que le bruit de leurs pas ne trahisse pas leur genre et ne les discrédite d’avance aux yeux du jury. Ce n’est pas non plus un hasard si la slameuse George Ka s’est choisi un nom de scène masculin : « Quand je participais à des scènes ouvertes et qu’une fille passait, c’était l’attraction de la soirée : “Attention il y a une fille ce soir, faites un max de bruit pour elle !” Le sous-texte, c’était que ça risquait de ne pas être génial, mais que bon, comme on n’en avait qu’une ou deux, il fallait être sympa. » Quelques années plus tard, elle s’étonne de voir qu’on la questionne toujours sur son travail de parolière. « Presque systématiquement, on vient me demander si c’est bien moi qui écris mes textes. Dans l’imaginaire collectif, on a toujours du mal à considérer une artiste féminine comme autre chose qu’une voix, une fille qui chante. Alors que la partie technique, elle, serait réservée aux hommes. En studio, ça m’est arrivé que le technicien ne me décroche pas un mot et s’adresse uniquement à mon pianiste, comme si je ne savais même pas brancher mon micro… », ironise George Ka, qui vient de sortir son EP, Par avance.
Lire aussi : Suzane : « On est dans un monde où on doit bouger les lignes et prendre de gros virages »
Pour la sociologue et musicologue Hyacinthe Ravet, qui travaille sur ces questions depuis vingt ans, la filière musicale, comme la société, n’en a pas fini avec la « sacralisation de la figure de l’artiste, du génie créateur ». Une représentation toute masculine de l’excellence, qui continue de structurer les parcours et les carrières. « Dans le champ des musiques actuelles [en gros, tous les styles excepté le classique, ndlr], les filles sont moins nombreuses et plus souvent chanteuses qu’instrumentistes. Elles sont en revanche plus nombreuses que les garçons dans les écoles de musique et les conservatoires, mais plus facilement orientées vers les carrières de l’enseignement que vers la scène. Là où les hommes vont davantage cumuler les deux », illustre la sociologue. Longtemps réduites au rôle de « muse », les femmes sont parvenues à s’imposer comme interprètes – bien qu’elles ne représentaient en 2020 que 28 % des chanteur·euses les plus diffusées en radio. Dans la lumière, oui, mais à condition quand même de répondre aux canons de jeunesse et de beauté – « Je ne connais pas une artiste qui n’ait pas essuyé de remarques sur son poids, sa tenue ou sa coiffure », soulève l’attachée de presse Élodie Taillepé. À condition, aussi, de ne pas trop s’affirmer. « Quand on sait ce qu’on veut, qu’on impose ses choix, on est tout de suite considérée comme une “chieuse”, une “hystérique”. C’est plus difficile de se faire entendre », appuie la chanteuse HollySiz (Cécile Cassel à la ville). Et puis, surtout, il peut éventuellement y avoir de la place pour une femme à l’affiche, mais certainement pas pour deux. « Quand une artiste arrive dans cette industrie, elle est toujours comparée aux autres, mise en compétition : “Qui va être la nouvelle France Gall ? La nouvelle Angèle ?” Comme s’il y avait une date de péremption, comme un produit à consommer et à remplacer rapidement », abonde la chanteuse Suzane. Elle est bien forcée de le constater : « Être une femme dans la musique, c’est encore un sujet. » Ycompris dans le business.
« Beaucoup de paroles »
« J’ai longtemps cru qu’il suffisait d’avoir un bon projet pour y arriver et je me suis rendu compte qu’il y avait d’autres problématiques, surtout quand on est une femme », admet aujourd’hui Clothilde Chalot, fondatrice de l’appli NomadPlay, une sorte de karaoké de la musique classique pour laquelle elle a réussi une levée de fonds de plusieurs millions d’euros. Non sans mal. « Quand j’arrivais en rendez-vous avec ces messieurs investisseurs, c’était l’enfer : j’étais regardée de haut en bas, on ne m’écoutait pas, ou alors de manière très critique. Alors, j’ai trouvé une solution : j’ai embauché un mec, qui se déplaçait avec moi aux rendez-vous. Tout de suite, l’accueil a été très différent », plaisante Clothilde Chalot, qui partage désormais son expérience avec les plus jeunes au sein du programme de mentorat féminin Mewem *, lancé en 2019 pour soutenir l’entrepreneuriat des femmes dans la musique.
Face à l’ampleur du chantier, beaucoup conviennent que les choses avancent… lentement. Il y a bien eu quelques signaux positifs envoyés par les mastodontes du secteur : par exemple, la récente nomination de Pauline Duarte à la tête du label Epic Records, chez Sony, dont la direction pourrait d’ailleurs être très prochainement confiée à une femme… Et après ? Du côté des artistes, le souffle collectif semble être retombé : « On a du mal à se rassembler. Les témoignages de Music Too France, puis les prises de parole autour des Victoires de la musique, ont fait que, depuis quelques mois, les gens se sont plus parlé et des petites initiatives se créent, via différents groupes WhatsApp. Mais il y a un tel boulot… Ce n’est pas toujours évident à conjuguer avec les vies qu’on a », concède la chanteuse Pomme. De son côté, Mélissa Phulpin, influente attachée de presse à l’initiative de la tribune Femm, ne dit pas autre chose : « On a du mal à faire changer les choses en profondeur et à faire émerger des initiatives comme il y en a eu dans le cinéma avec le Collectif 50/50 pour la parité. Il y a beaucoup de paroles, mais rien de très fort ni de très officiel. »
Lire aussi : Pomme : « La possibilité de parler est très liée à la place que tu occupes dans cette industrie »
C’est précisément pour cette raison qu’Emily Gonneau et Lola Levent ont créé, l’an dernier, l’association Change de disque, qui vise à lutter contre les problématiques structurelles et les violences systémiques dans la musique. Au programme, quatre groupes de travail, plus de 180 volontaires et un objectif : « Assainir et réorganiser cet écosystème complexe qu’est l’industrie musicale, et dégager des solutions concrètes face aux discriminations, qui forment un terrain propice à l’agression », résume Emily Gonneau, qui espère, à terme, mettre en œuvre une « labellisation » des organisations sur les questions d’égalité.
De leur côté, le programme de mentorat Mewem (porté par la Fédération nationale des labels indépendants) ou l’organisation SheSaid.So (née en Grande-Bretagne en 2014 et active en France depuis 2017) travaillent au développement de réseaux professionnels féminins. Quant au Centre national de la musique, créé en 2020 par le ministère de la Culture, il a annoncé en début d’année que l’octroi d’aides publiques serait désormais conditionné à la mise en place d’un protocole de lutte contre le harcèlement sexiste et les violences sexuelles. « L’ensemble de ces initiatives fait que les personnes se sentent moins isolées, observe Emily Gonneau. Aujourd’hui, elles ont conscience que le problème ne vient pas d’elles, mais d’un système. » Et ça, c’est déjà une vraie ®évolution.