Elles sont douze Roms de Serbie. Pretty Loud, leur groupe de rap féministe, prône l’émancipation des femmes de leur communauté et lutte contre les mariages forcés et pour la scolarisation des filles. Juste avant le confinement de mars 2020, elles donnaient leur premier concert à Londres. Nous les avons rencontrées dans la capitale serbe.
Mars 2020. Ce soir-là, sur la scène du Royal Festival Hall de Londres, douze jeunes femmes roms de Serbie âgées de 15 à 27 ans vivent un conte de fées. Pretty Loud, leur groupe de hip-hop féministe, a été invité à se produire au festival Women of the World, WOW. Et maintenant, c’est l’apothéose ! Elles s’appellent Zivka, Zlata, Silvia, Selma, Elma, Diana, Angela… Si elles ont fait tout ce chemin depuis la mahala, le quartier rom où elles ont grandi, c’est pour défendre haut et fort les droits de leurs mères et de leurs sœurs qui ploient trop souvent sous le joug du patriarcat. Leur credo : « Les femmes doivent être fortes et indépendantes, ce n’est pas aux hommes de décider à leur place. »
Pour faire bouger les lignes, elles ont choisi le rap, « un rythme que les jeunes adorent et qui s’intègre parfaitement à la musique traditionnelle rom », explique Zivka Ferhatovic, 20 ans, l’une des six chanteuses et danseuses originaires de Belgrade – les six autres viennent de Niš, dans le sud du pays. Pour bien se faire entendre, elles écrivent en serbe, en romani et en anglais. Leur hit, Mashup (2020), dont le clip a été vu plus de 130 000 fois sur YouTube, raconte en cinq couplets l’histoire de Samantha, une adolescente du quartier qui subit un mariage forcé et abandonne l’école contre sa volonté. L’éducation est le second leitmotiv de Pretty Loud : pour gagner l’indépendance, les jeunes filles roms doivent d’abord finir leur scolarité.
Passer après les garçons, ça suffit !
Pretty Loud est le premier groupe de hip-hop à libérer la voix des femmes au sein de la communauté. Le déclic ? « En 2014, nous tournions le clip de Me Lljum Gadji, une chanson antiraciste de Roma Sijam, un groupe de rappeurs roms de notre âge, raconte Silvia Sinani, 24 ans, une autre chanteuse du groupe. Nous nous sommes aperçues que nous, les filles, étions toujours reléguées à l’arrière-plan, choristes ou danseuses. Alors, nous avons pris les choses en main. » « Dans Mashup, nous encourageons les jeunes filles roms à s’affranchir d’un mariage précoce et à ne pas dépendre financièrement des hommes, ajoute Zlata Ristic, 27 ans, membre de Pretty Loud et mère célibataire. En même temps, nous les stimulons pour qu’elles s’ouvrent à de nouvelles perspectives. »
Les textes s’inspirent de la vie de la mahala, le « ghetto » rom où elles ont grandi. « Nous connaissons toutes des filles qui ont quitté l’école pour se marier alors qu’elles n’avaient même pas 15 ans, témoigne Silvia. On s’est dit qu’il fallait parler de nos problèmes, de la violence, des inégalités, des injustices. » Selon l’Unicef, plus de la moitié des jeunes filles de la communauté rom de Serbie se marient avant d’avoir atteint leur majorité, 16 % d’entre elles entre 14 et 15 ans. « C’est à elles que nous nous adressons en priorité, souligne Zivka. Notre vœu est qu’elles prennent un nouveau départ, affirment leurs droits et se battent
pour réaliser leurs rêves. » Avec Mashup, Pretty Loud a attiré l’attention du grand public. La presse régionale, mais aussi internationale, s’est penchée sur le phénomène. À Londres, Woman’s Hour, le magazine radio féministe de la BBC, leur a tendu son micro.
L’éducation et l’art, le secret de l’inclusion
Au fil des interviews, Zivka, Zlata et Silvia se sont faites les porte-parole de la bande. Toutes trois ont passé leur enfance et leur adolescence dans le même quartier à Zemun, dans la périphérie de la capitale serbe, où elles habitent encore. Pretty Loud a en partie vu le jour grâce à la fondation Gypsy Roma Urban Balkan Beats (Grubb), basée en Angleterre et présente depuis 2006 en Serbie, d’abord à Niš, puis à Belgrade et à Novi Sad (nord), où elles ont passé et passent encore une bonne partie de leur vie. « Grubb soutient l’inclusion des jeunes Roms dans la société par le biais de l’éducation, de l’art, de la culture et de l’entrepreneuriat social », indique Silvia. Dans le pays, le centre travaille avec quelque cinq cents mineur·es roms. « Nous sommes toutes issues de cette fondation qui nous encadre et nous paie. À notre tour, nous y organisons des ateliers de danse et de musique, mais aussi des ateliers éducatifs destinés aux élèves en difficulté. Deux, trois fois par semaine, nous nous réunissons en studio et nous répétons avec le groupe. Nous écrivons la musique, les paroles et réglons les chorégraphies. » Le « projet » Pretty Loud a également reçu le soutien de la fondation allemande de la jeunesse Schüler Helfen Leben.
Silvia a rejoint Grubb en 2012. « J’avais à peu près 15 ans, je ne savais pas trop ce que je voulais faire de ma vie, mais le mariage n’était pas l’objet de tous mes désirs. Alors que je dansais pendant un mariage rom, un prof de Grubb m’a repérée. J’y suis allée pour le fun, puis j’ai fait des essais, et ça a marché ! » En 2015, grâce à la fondation, elle participe, comme d’autres filles de Pretty Loud, formé un an plus tôt, au Grubb Show, un spectacle musical mixte créé par vingt-cinq Roms de Serbie de 14 à 20 ans, sous la direction du metteur en scène québécois Serge Denoncourt. Les tournées se succèdent : Canada, Allemagne, France, Pays-Bas… Aujourd’hui, Silvia, en plus de son travail d’artiste, est à son tour devenue professeure. Elle anime, au Grubb, les ateliers de danse pour les ados. « Les pires », dit-elle en riant.
Silvia est née à Gelsenkirchen, près de Dortmund. « J’avais 6 ans quand l’Allemagne a expulsé ma famille. Je parlais le romani et l’allemand, mais pas un mot de serbe, sauf les chansons que ma sœur m’avait apprises. À mon arrivée en Serbie, j’ai eu la chance de tomber sur une institutrice formidable qui a littéralement pris mon éducation en main. En première année de primaire, il y avait vingt-trois élèves serbes et sept roms. Mais avec le temps, j’ai vu de moins en moins de Roms en classe… » Le père de Silvia est reparti le premier en Allemagne, puis la mère. Depuis cinq ans, Silvia vit seule. « Mes parents me font confiance et j’ai le soutien de la communauté. Mon père ne m’a jamais battue. Ma mère, oui. Mais elle m’a aussi enseigné que les femmes pouvaient se débrouiller seules et être indépendantes. »
Les faux espoirs des mariages précoces
Cinq cent mille Roms environ vivent en Serbie. Une communauté dont 40 % ont moins de 14 ans. « Moi, je m’occupe de Baby Grubb, un groupe d’une trentaine d’enfants de 7 à 11 ans », dit Zlata, casquette de base-ball vissée à l’envers (dans le clip, elle rappe en salopette blanche). « Quand ils arrivent pour la première fois à mon atelier, les garçons se placent systématiquement devant, les filles derrière. Je dis non ! »
Zlata, chanteuse de Pretty Loud, a, elle, participé au Grubb Show juste avant la tournée aux Pays-Bas, à 20 ans, divorcée, et avec un enfant sur les bras. « Ils cherchaient une danseuse, je savais danser et j’ai appris les pas en deux semaines. » Zlata avait 16 ans quand elle s’est mariée : « Un coup de tête. Un rêve de petite fille, en même temps qu’un faux espoir d’indépendance. Je l’ai compris trop tard. Personne ne m’a forcée à me marier. J'ai divorcé et j’ai appris le métier de coiffeuse. » Les filles de la mahala ne rêvent que de se libérer des corvées auxquelles leurs parents les soumettent. Leur vie consiste à cuisiner, faire le ménage, s’occuper de la marmaille… et garder leur virginité. Le mariage leur apparaît comme une délivrance, mais c’est pour tomber aussitôt sous une nouvelle coupe.
Les devoirs d’abord…
Daki, le fils de Zlata, a 11 ans. « Je ne l’ai jamais battu, mais pas question qu’il fasse l’école buissonnière, ni qu’il manque de respect aux filles ! » En Serbie, un Rom sur six en âge d’être scolarisé a « décroché », estiment les Nations unies. Pas plus de 35 % ont un certificat d’études primaires. « Cinq, six, sept ! Pam Pam Pam Pam ! » Les mômes enchaînent les figures et les pas sur les tubes de leurs aînés, comme Cartoni Cave (Grubb, 2013), la complainte hip-hop d’un « gamin des cartons ». Condition préalable aux ateliers : avoir fait ses devoirs de serbe, de biologie et de trigonométrie. Il arrive encore que des élèves viennent en cachette avec la complicité de leur mère ou de leur grand-mère, le pater craignant que le fils « s’effémine » ou que la fille fasse une rencontre.
Dans la mahala, qui compte un bon millier d’habitants, tout le monde se connaît. Dès qu’ils aperçoivent Zivka au coin de la rue, des gosses accroupis sur le bitume bondissent et lui sautent au cou. « J’ai eu une très mauvaise note en serbe », s’exclame le plus petit, non sans quelque fierté. La jeune fille éclate de rire : « Passe me voir au centre et n’oublie pas de venir après à l’atelier de danse ! » Zivka salue l’influence émancipatrice de Pretty Loud. Elle s’est embarquée dans l’aventure il y a cinq ans, suivant les pas de sa grande sœur Diana. Le groupe lui a permis de prendre conscience des enjeux féministes et de se forger une vue plus large sur sa communauté et sur le monde, mais aussi de s’assurer une indépendance matérielle. Les parents de Zivka se sont séparés quand elle avait 9 ans et chacun a refait sa vie en Allemagne. Elle a perdu le contact avec sa mère ; son père fait des allers et retours. D’un geste, elle montre sa maison au fond d’une cour ceinte de hauts murs. Du pigeonnier s’élève un bruit froufroutant de plumes. Zivka vit avec sa sœur, son frère et sa nana, sa grand-mère adorée. Le grand-père est mort en mars dernier. « Il va falloir se débarrasser du pigeonnier, je passe mon temps à le nettoyer. »
Toujours selon les Nations unies, dans la région, entre 18 et 24 ans, neuf femmes roms sur dix ne sont pas scolarisées et n’ont aucune formation professionnelle. D’après la Commission européenne, le taux de chômage parmi les femmes roms en Serbie est d’au moins 45 % (contre 36 % chez les hommes). Dans ce contexte, Zivka compte bien terminer ses études de commerce, même si le rêve de sa vie est d’effectuer « une tournée mondiale »… « Pretty Loud est comme une grande famille. Nous sommes là pour nous entraider. » À Londres, une fois le rideau du Royal Festival Hall baissé, des filles de la mahala les ont appelées. « Elles voulaient nous dire combien nous les inspirions, car nous éveillons le courage en elles. C’est là notre meilleure récompense ! » Pretty Loud n’a pas l’intention de s’arrêter en si beau chemin. Le hip-hop féministe et solidaire secoue la mahala. Et, l’air de rien, les choses sont en train de bouger.