Depuis qu’Amélie Oudéa-Castera, nouvelle ministre de l’Éducation nationale, a dézingué l’école publique face caméra, la colère ne retombe pas en salle des profs. D’un bout à l’autre de la France, des enseignantes racontent combien elles se sont senties méprisées et humiliées, alors même qu’elles font tenir l’école à bout de bras.
“Un crachat” : voilà comment Anne-Sophie, enseignante en élémentaire, a reçu les propos de la nouvelle ministre de l’Éducation nationale, Amélie Oudéa-Castéra. Laquelle, fraîchement nommée dans le nouveau gouvernement de la “République de la discipline”, a justifié, le 12 janvier, son choix du privé pour ses trois enfants en disant sa “frustration” par rapport aux “paquets d’heures” d’enseignement “qui n’étaient pas sérieusement remplacées” en cas d’absence d’un·e professeur·e. “Je suis scandalisée. Dans l’école, on est toutes scandalisées. Surtout qu’en plus, ce qu’elle a dit est vraisemblablement un mensonge, puisque son fils [aîné, ndlr] a été scolarisé six mois dans une école publique, en petite section, et que d’après l’enseignante [qui n’a pas été absente], la famille demandait en fait un saut de classe. Je pense que l’enseignante devrait porter plainte pour diffamation. C’est scandaleux !” ne décolère pas Anne-Sophie, à la tête d’une classe d’élémentaire à doubles niveaux, à Sceaux (Hauts-de-Seine).
Sa colère est d’autant plus grande qu’après avoir pointé la problématique des absences non remplacées, la ministre en a remis une couche sur les bénéfices de l’enseignement privé, l’opposant implicitement au public. “Depuis, de manière continue, nous nous assurons que nos enfants sont non seulement bien formés, avec de l’exigence dans la maîtrise des savoirs fondamentaux, mais aussi qu’ils sont heureux, épanouis, qu’ils ont des amis, qu’ils sont bien, qu’ils se sentent en sécurité, en confiance”, a ainsi détaillé Amélie Oudéa-Castéra. “Ses propos ont l’air de porter un jugement sur cette école [la maternelle Littré, une école cotée située dans le 6e arrondissement de Paris]. Eh oui, précisément, tous les parents aimeraient bien un environnement secure, avec une école qui va bien. Mais ce n’est pas le cas, et tous n’ont pas les moyens de mettre leur enfant dans le privé. Et certains font aussi le choix de laisser leurs enfants dans le public. Ce discours-là, c’est une honte”, poursuit Anne-Sophie.
Les hussard·es "humilé·es"
Parmi les témoignages que nous avons pu récolter, tous dénoncent le mépris de la ministre à l’égard de cet enseignement public – et de celles et ceux qui le font vivre – qu’elle est pourtant censée piloter. “À croire que nous, en s’en fout du bien-être de nos élèves et qu’on n’a pas d’exigence de réussite. Mais nous aussi, on veut de l’exigence, ne serait-ce que pour nos moyens !” s’agace Victoire*, enseignante contractuelle en lycée général et en CAP. Qui évoque avec amertume les conditions dans lesquelles elle s’est déjà retrouvée pour faire cours.
“Il y a trois ans, je ne pouvais pas utiliser le rétroprojecteur parce qu’on n’avait pas de rideaux aux fenêtres, donc on ne voyait rien. On a fini par coller des feuilles A4, qui n’arrêtaient pas de tomber à cause de la condensation. L’an dernier, un lundi matin, je suis arrivée dans une classe où il faisait 14 °C : l’établissement n’avait pas le budget pour chauffer pendant le week-end. J’ai découvert un bout de fenêtre éclaté, recollé avec du mastic. Un collègue avait calé un livre pour essayer de colmater la brèche, il faisait froid et humide. Dès qu’on veut monter le moindre projet, faire venir un intervenant ou organiser une sortie cinéma (certains de mes élèves n’y ont jamais mis les pieds de leur vie), il faut faire appel aux parents, faire des ventes de gâteaux… ou renoncer, parce qu’il n’y a pas le budget”, dépeint-elle. Alors, quand elle a entendu la ministre dénigrer l’enseignement public, elle s’est sentie “humiliée”. “On te chie à la gueule, on te crache dessus, pour après te dire : allez, faites des efforts. Alors qu’au quotidien, on se démène pour nos élèves.”
"Prof bashing" en hautes sphères
“Ce manque de considération, qu’elle soit financière ou symbolique, ça pique. On a vraiment l’impression qu’on part du principe qu’on glandouille. Depuis Blanquer, on est assez habitué à ce manque de considération. Se faire humilier par sa propre ministre, être suspecté de ne pas chercher l’épanouissement des élèves, ça vient rajouter une couche”, abonde Aude, enseignante en lycée dans un établissement rural de Loire-Atlantique. Un “prof bashing” que viennent réactiver les propos de la ministre, estime également Anne-Sophie. “Ça fait vingt-six ans que j’enseigne et, pendant les dix ou quinze premières années, on a beaucoup entendu dans l’opinion publique qu’on ne foutait rien, qu’on était tout le temps en vacances… Ça, je l’ai entendu mille fois. Depuis le Covid et les attentats contre les enseignants, c’est moins le cas. Essayer de retourner l’opinion publique comme l’a fait la ministre en utilisant des éléments de langage type : “comme tous les parents”, “mon petit garçon”… C’est ridicule. Le plus jeune de ses enfants a 16 ans, donc bon, il faut arrêter”, estime-t-elle. Elle poursuit : “Oui, il y a des professeurs qui ne sont pas remplacés, c’est une réalité. Mais de qui est-ce la faute ? De votre gouvernement et de ceux qui l’ont précédé.”
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“Qu’elle explique son choix de mettre des enfants à Stanislas en disant que c’était l’école privée au coin de la rue, c’est à la fois étrange et très agaçant. Quand on connaît un peu ce genre d’établissement, on sait que ce n’est pas “l’école au coin de la rue”, déjà. Stanislas, ce n’est pas un choix anodin. Et justifier ça par le non-remplacement dans le public, c’est vraiment fort de café. Surtout que, dans le primaire, ce n’est pas vrai”, appuie Éva, enseignante en lycée depuis une vingtaine d’années. Non pas que les enseignant·es n’y soient jamais malades, en formation ou en congés maternité. “Je suis enseignante en primaire et contrairement au second degré, quand un·e enseignant·e est absent·e, on répartit les élèves dans les autres classes, si bien que, parfois, les parents n’ont même pas connaissance ou conscience que leur enfant n’a pas eu véritablement cours, mais un travail plus ou moins occupationnel pour tenir la journée… Les petites absences d’un jour sont rarement comblées. Ça dépend beaucoup des circonscriptions. Dans la mienne, il y a un déficit de remplaçants avec pas mal de congés maternité à venir. Alors, ça embauche des contractuels parce qu’ils ne prennent pas une masse de remplaçants suffisante au départ. Ça rend ouf”, témoigne Anouk*, qui invite les parents à se mobiliser. “Nous, on est des pions. Et quand on fait grève, on nous traite de fainéants.”.
"Elle joue contre son camp"
Car, de fait, les enseignant·es sont les premier·ères à déplorer ces problèmes structurels, entre perte d’attractivité du métier, manque de moyens, recrutement de contractuel·les à la va-vite, rectorats débordés et arbitrages administratifs parfois ubuesques. “Même si, en réalité, ça ne la concernait pas directement, la ministre pointe un vrai problème, qui est celui des remplacements dans le secondaire. Mais il n’est pas limité au public, malheureusement : dans le privé, ils ont aussi du mal à recruter dans certaines matières, notamment en maths”, résume Éva. Parmi les enseignant·es, personne ne nie le problème, bien au contraire. En revanche, s’entendre dire qu’ils et elles en seraient les principaux et principales responsables – alors même qu’ils et elles prennent moins de congés maladie que dans les autres secteurs professionnels –, ça leur est insupportable. “Selon moi, c’est toujours la manière dont sont dites les choses qui pose problème. Oui, il y a un problème de non-remplacement, mais ce n’est pas lié à de l’absentéisme. J’ai été quatre mois en congé maternité de septembre à fin décembre 2022. Je n’ai pas été remplacée. Le rectorat de Créteil était au courant de ma grossesse depuis février. Mais il n’y avait personne de disponible pour me remplacer car on manque de profs. Et si on manque de profs, c’est à cause de la politique menée… par le gouvernement”, rapporte ainsi Sara, prof de physique-chimie en lycéeen Seine-Saint-Denis.
Depuis la rentrée, l’Éducation nationale a certes mis en place le Pacte remplacement courte durée (RCD) afin de permettre de pallier, au débotté, les absences ponctuelles dans le secondaire – pour les longues absences, la difficulté reste entière. “Beaucoup de moyens ont été mis dans ce Pacte. On peut critiquer cette mesure dans son esprit ou sa mise en place, mais ils ont au moins essayé de faire quelque chose pour les courtes absences. Donc en tenant ces propos, la ministre joue un peu contre son camp, finalement”, résume Éva, cette enseignante de Loire-Atlantique. Et de résumer le sentiment de beaucoup en salle des profs : “C’est une maladresse, mais il y a un côté vraiment méprisant dans ses propos.”
* Les prénoms ont été modifiés.
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