Maryse Choisy
Photo : éditions Stock

Quand la jour­na­liste Maryse Choisy s’immergeait avec audace dans les mai­sons closes du Paris des années folles

France 5 dif­fuse dimanche soir le docu­men­taire Un mois chez les filles, sur l’enquête du même nom de Maryse Choisy. En 1928, la jour­na­liste a infil­tré les mai­sons closes les plus pres­ti­gieuses et les “taules d’abattage” miteuses du Paris des années folles, plon­geant pour la pre­mière fois dans le quo­ti­dien des tra­vailleuses du sexe. 

C’est une his­toire d’infiltration. Une his­toire d’infiltration pas très connue dans ce qu’on dit être le “plus vieux métier du monde”. La pros­ti­tu­tion. Nous sommes dans le Paris des années folles. En 1928, plus pré­ci­sé­ment. Maryse Choisy, jeune écri­vaine et jour­na­liste de 25 ans, qui peine comme tant d’autres femmes à se faire une place dans des rédac­tions encore très mas­cu­lines, décide de se faire un nom dans le jour­na­lisme d’immersion, dans les pas de l’Américaine Nelly Bly

La Française, qui fut tour à tour ven­dan­geuse, man­ne­quin, ouvrière et même domp­teuse de fauves, se voit confier par un édi­teur le “défi” d’infiltrer les mai­sons closes, qui pul­lulent à l’époque dans la capi­tale. Défi rele­vé. Un mois d’immersion plus tard, Maryse Choisy publie aux édi­tions Aubier-​Montaigne Un mois chez les filles.

L’enquête sub­ver­sive, “la plus har­die qu’une femme de lettres n’ait jamais osé vivre et écrire”, selon les propres mots de l’autrice, est un suc­cès de librai­rie, mais tombe pour autant rapi­de­ment aux oubliettes. Près de cent ans après sa paru­tion, alors que le débat sur la péna­li­sa­tion des clients de la pros­ti­tu­tion pour­rait être pro­chai­ne­ment relan­cé par la Cour euro­péenne des droits de l’homme, l’ouvrage est de nou­veau au cœur d’un docu­men­taire du même nom dif­fu­sé dimanche 10 mars à 23 heures sur France 5, dans l’émission La Case du siècle (éga­le­ment dis­po­nible en replay sur France TV). 

Témoignage avant-​gardiste

Avec ses images d’archives cou­leur sépia, ses scènes recons­ti­tuées par la man­ne­quin Nine d’Urso et l’actrice Jeanne Balibar (les deux campent Maryne Choisy à dif­fé­rents moments de sa vie) et ses phrases tirées du livre, le docu­men­taire réa­li­sé par Audrey Gordon donne vie à l’enquête de Maryse Choisy et plonge les téléspectateur·rices dans les bor­dels pari­siens des années folles. Un témoi­gnage auda­cieux et, sur­tout, une source extrê­me­ment riche sur ce qu’était le quo­ti­dien des tra­vailleuses du sexe de l’époque. Avant elle, per­sonne n’avait infil­tré de cette manière le milieu et le sys­tème éta­bli depuis plus d’un siècle. Si Albert Londres l’avait fait du point de vue des clients et des proxé­nètes, per­sonne ne s’était inté­res­sé jusque-​là à celui des pros­ti­tuées. 

“On écrit un livre parce qu’on ne peut pas ne pas l’écrire”, écrit Maryse Choisy pour jus­ti­fier son choix. Son ouvrage se veut com­plè­te­ment abo­li­tion­niste. Si elle choi­sit de dépeindre la vie des pros­ti­tuées de son temps, c’est qu’elle désire sur­tout dénon­cer les vio­lences de la pros­ti­tu­tion. Une posi­tion qui s’inscrit dans un élan col­lec­tif : à l’époque, le mou­ve­ment abo­li­tion­niste se déve­loppe en France sous l’impulsion des féministes. 

Engagée comme femme de chambre

“Le Chabanais”, “Aux belles poules”, “La Grotte des hiron­delles”… le Paris des années 20 compte une cen­taine de lieux de pros­ti­tu­tion offi­ciels, presque tous réper­to­riés dans le fameux Guide rose, sorte d’annuaire des mai­sons closes pari­siennes. Pour mener son enquête, la jour­na­liste se fait embau­cher dans plu­sieurs d’entre eux non pas comme pros­ti­tuée, mais comme femme de chambre, puis auxi­liaire d’une mère maquerelle. 

Maryse Choisy, qui se fait appe­ler Marthe, se mêle autant aux “clan­des­tines”, qui se pros­ti­tuent dans les rues de la capi­tale une fois les lam­pa­daires éteints et tentent d’échapper à la fois à la vio­lence des clients et aux contrôles de la police, qu’aux “offi­cielles” ins­crites sur le registre des mœurs. Tenu par la police des mœurs, il vise à les sur­veiller et contrô­ler qu’elles ne contractent pas de mala­dies vénériennes. 

Faire l’expérience de la sororité…

Derrière les murs des mai­sons closes, il n’y a pas que Maryse Choisy qui endosse un rôle. Finalement, cha­cune joue un per­son­nage. Il y a Julie, la fausse mineure, “cela fait quinze ans qu’elle a 15 ans”, souffle Jeanne Balibar, éga­le­ment voix off du docu, repre­nant les mots de Maryse Choisy. Mais aus­si “Mimi la négresse”, là pour satis­faire les envies d’exotismes des clients, ou encore Manon, une fausse com­tesse qui sait manier comme per­sonne l’accent espa­gnol. Il y a des filles-​mères, des filles seules, des veuves. 

Si une poi­gnée d’entre elles sont ici par choix, pour la plu­part, la pros­ti­tu­tion est une néces­si­té pour sur­vivre. Des femmes qui ne pos­sèdent rien et dont les corps appar­tiennent désor­mais à la “mai­son” et à sa maî­tresse. “La seule habillée de l’orteil au men­ton”, pré­cise la voix du docu­men­taire. Dans cette misère, Maryse Choisy fera l’expérience de la soro­ri­té : “Entre elles, les filles par­tagent tout, leurs clients, leurs secrets et leur lit.

La jour­na­liste se mêle aux pros­ti­tuées mais aus­si à leurs clients. Des jeunes, des vieux, des pères de famille, des flics, des che­mi­nots, des écri­vains, des artistes, des ban­quiers, des hommes poli­tiques et même des têtes cou­ron­nées (le roi d’Angleterre, Édouard VII, est un habi­tué du Chabanais, dit-​on !). Des hommes à qui l’on pro­met que les filles n’ont pas la syphi­lis – la han­tise de l’époque – et qu’elles passent au contrôle sani­taire une fois par semaine.

… et de la vio­lence masculine

Après les bor­dels de luxe, Maryse Choisy pénètre une “mai­son d’abattage”. Des bars miteux et glauques, de véri­tables assom­moirs du sexe, où les femmes sont obli­gées de faire des dizaines et des dizaines de passes par jour, sans inti­mi­té et sans hygiène, pour une poi­gnée de francs. Là-​bas, au milieu des cafards, elles subissent la vio­lence sexuelle et phy­sique de leur maque­reau et de leurs clients. “Pour tenir, elles n’ont pas d’autre choix que de boire et de boire encore”, indique la voix off du docu­men­taire d’Audrey Gordon. 

Maryse Choisy côtoie aus­si un caba­ret fémi­nin les­bien, seul lieu noc­turne pari­sien où les femmes peuvent libre­ment dan­ser et s’embrasser. Dans le docu­men­taire, on apprend que la jour­na­liste y est fina­le­ment prise à son propre jeu : elle tombe amou­reuse d’une dan­seuse. Au moment où cette der­nière lui indique le prix de la passe, Maryse Choisy réa­li­sa que l’amour n’avait sou­vent pas sa place dans la prostitution. 

En s’infiltrant dans le milieu, la jour­na­liste fait preuve d’avant-gardisme. En le dénon­çant aus­si. Elle plaide pour l’abolition pure et simple des mai­sons closes. “Je suis désor­mais convain­cue qu’il y a une seule façon d’agir : il faut sup­pri­mer les bor­dels”, raconte-​t-​elle dans son livre, citée par Jeanne Balibar dans le documentaire. 

Le jour­na­lisme d’immersion en héritage

Un mois après avoir infil­tré les lupa­nars de Paris, Maryse Choisy sort son enquête, en juin 1928. Un an plus tard, la jeune femme réitère l’immersion jour­na­lis­tique en infil­trant cette fois, tra­ves­tie en moine, un monas­tère ortho­doxe grec stric­te­ment inter­dit aux femmes. Elle pré­ten­dra avoir dû subir une abla­tion des seins pour l’exercice, mais aucune preuve ne demeure à ce sujet. Quant à son livre, Un mois chez les filles, il se révèle rapi­de­ment être un suc­cès de librai­rie donc. Dix ans plus tard et après 450 000 exem­plaires ven­dus, il sera quand même reti­ré des rayons, le sujet étant trop sul­fu­reux pour l’époque. Tant mieux pour Maryse Choisy qui, entre-​temps, a trou­vé la foi et est deve­nue bigote. Elle décé­de­ra en 1979. 

Deux décen­nies après la paru­tion de l’enquête, Marthe Richard, ancienne pros­ti­tuée deve­nue élue au Conseil muni­ci­pal de Paris après la guerre, va obte­nir la fer­me­ture des mai­sons closes d’abord à Paris, puis sur l’ensemble du ter­ri­toire fran­çais. Dans les mémoires, cette inter­dic­tion des mai­sons de tolé­rance est res­tée comme la loi Marthe. Fin d’une époque et d’un sys­tème. Mais si la loi pros­crit désor­mais les lieux de pros­ti­tu­tion, elle ne fait que contraindre les femmes qui en vivent à se cacher. Elles rejoignent ain­si la clan­des­ti­ni­té de la rue où règnent d’autant plus l’insécurité et la précarité.

Reste que l’expérience de Maryse Choisy a ouvert la voie au jour­na­lisme d’immersion fémi­nin. Et aujourd’hui, ses héri­tières ne se contentent plus seule­ment d’infiltrer le milieu de la pros­ti­tu­tion. Empruntant au jour­na­lisme gon­zo, elles deviennent les pro­ta­go­nistes elles-​mêmes, comme dans La Maison, d’Emma Becker, autrice qui intègre une mai­son close alle­mande en tant que pros­ti­tuée. En 2021, la jour­na­liste Soisic Belin publie ain­si Le jour où je suis deve­nue escort 2.0 (Albin Michel). Pendant un an, la tren­te­naire a fait du tra­vail du sexe son deuxième métier, se glis­sant dans la peau de Cléo, son per­son­nage d’escort. Un tra­vail d’immersion intense pour lequel la jour­na­liste subi­ra la haine en ligne et le rejet socié­tal à la sor­tie du bou­quin. Qu’importe pour elle. “On ne peut pas cor­rec­te­ment par­ler de quelque chose sans l’avoir soi-​même vécu”, explique Soizic Belin en qua­trième de cou­ver­ture. Des mots qui font écho à ceux écrits presque un siècle plus tôt par Maryse Choisy, réédi­tés en 2015 par la mai­son d’édition Stock. 

Lire aus­si l Prostitution en ligne : la jour­na­liste Soisic Belin en terres méconnues

Un mois chez les filles, docu­men­taire d’Audrey Gordon, dif­fu­sé sur France 5 le dimanche 10 mars à 23 heures. Et en replay sur France TV. 

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