À plus de 64 ans, Barbie n’a pas pris une ride et risque fortement de caracoler en tête du box-office avec son film du même nom très attendu cet été. Adulée et honnie, la poupée jouit, à l’heure du mouvement #MeToo et de la parentalité féministe, d’une étonnante longévité.
Il et elle sont (toujours) jeunes, il et elle sont (encore) beau et belle : Ken et Barbie déboulent en fanfare sur grand écran le 19 juillet, à la faveur d’un film en prises de vues réelles. La firme Mattel s’est attaché les services d’un cinéma d’auteur premium avec la très fantasque cinéaste indé américaine Greta Gerwig (Lady Bird, Les Filles du docteur March) aux manettes et, devant la caméra, tout ce que Hollywood compte de wonderboys and girls. On pourra ainsi y voir les comédien·nes Margot Robbie et Ryan Gosling en collants lycra couleur néon, visière assortie et patins à roulettes s’ébrouer sous les sunlights californiens.
Si, à l’heure où nous bouclons, on trépigne de n’avoir encore pu visionner le film, on devrait y retrouver le même savant dosage d’ironie distanciée et de marketing décomplexé que dans La Grande Aventure Lego (2014) : une recette qui satisfait à la fois les parents en mal de troisième degré et les gamin·es assoifé·es de pixels fluo. Quant aux ventes de Mattel, en baisse fin 2022, elles devraient s’en trouver revigorées. Tout comme la crédibilité féministe de la marque, régulièrement écornée par les polémiques et redorée par la même occasion. En effet, il semblerait que Gerwig ait opté pour la carte girl power : Issa Rae y joue une Barbie présidente, Emma Mackey est titulaire d’un prix Nobel de physique, Hari Nef est Barbie médecin, Ritu Arya, lauréate du prix Pulitzer, et Ana Cruz Kayne, juge de la Cour suprême américaine. Tout le monde y gagne ? Pendant ce temps, sur les podiums et les réseaux sociaux, le style rose bonbon, dit « barbiecore », fait des émules. Bref, Barbie n’a pas dit son dernier mot. L’occasion pour Causette de retracer son parcours tumultueux.
Un passé douteux
Il était une fois une entreprise de jouets prospère, quoique confidentielle : Mattel, fondée en 1945 par Harold Matson et Elliot Handler. Ce dernier confie ses affaires à sa femme, Ruth. Après-guerre, cette businesswoman visionnaire souhaite concevoir une poupée ayant l’apparence d’une adulte, mais les designers masculins de la boîte s’y opposent. La légende raconte que, lors d’un voyage en Suisse avec sa fille, elle tombe nez à nez avec le modèle dont elle rêvait, dans une vitrine, et en achète plusieurs exemplaires. Elle ignore alors qu’il s’agit d’une poupée érotique pour adultes. Lilli, personnage de dévergondée mis en scène dans une BD du journal allemand Bild, est en effet la poupée des papas : on la trouve d’ailleurs en vente au tabac ou dans les bars. Flairant le bon filon, Ruth Handler demande à ses designers de la copier et lui donne le nom de sa propre fille, Barbara.
Lors de sa mise sur le marché, en 1959, la Barbie est une petite révolution, à plusieurs titres. D’abord, son marketing s’adresse directement aux enfants et la présente comme une vraie personne : « Elle respire presque ! » roucoulent les spots télévisés. Certain·es y voient un jouet d’avant-garde, au caractère novateur : car s’il existait déjà des poupées dites « mannequins » au XIXe siècle, dans l’Amérique des années 1950, les fillettes jouent surtout avec des poupons. « Barbie a un corps de femme, alors que toutes les autres poupées ont un corps de petite fille, rappelle Anne Monnier, commissaire de l’exposition Barbie au musée des Arts décoratifs, à Paris, en 2016. Jusque-là, les filles devaient reproduire les gestes de leur mère et apprendre à devenir maman. La Barbie permet de se projeter dans la vie qu’on aura, plus tard, en tant que femme. » Une évolution qui marque « une rupture dans la socialisation des petites filles », estimait la chercheuse Marianne Debouzy, en 1996.
Jeune et jolie
Dès ses débuts, la poupée vêtue de pied en cap par la designeuse de mode Charlotte Johnson entretient une affinité pour la haute couture. Mais l’une de ses panoplies, qui la montre en petite tenue, n’est pas du goût des parents : Mattel ajoute alors un petit chien dans ses bras dans le but de dissimuler la lingerie affriolante. Un exemple de la stratégie déployée durant des décennies par la marque et qui consiste à brouiller habilement les pistes : car Barbie doit être à la fois innocente et sexy. Et Mattel de rassurer les parents consommateurs : la poupée est conçue, dès son origine, comme un outil pédagogique, censé apprendre aux filles à se vêtir selon les circonstances et à se comporter en société.
Si l’on ne saura jamais précisément à quoi jouent les enfants dans l’intimité de leur chambre, les fillettes qui se l’approprient en font souvent un usage détourné : tignasse sauvagement lacérée, jambes arrachées, visages défigurés. « Brûler les pieds de mes Barbie, une expérience olfactive mémorable », s’amuse Marion, 40 ans. Ken et Barbie, qui n’ont pourtant rien dans la culotte, forniquent fréquemment ; ainsi que les Barbie entre elles. « Les Barbie, c’était ma sexualité, tout simplement, raconte Mélanie, 46 ans, qui, enfant, ne recule devant aucun scénario hardcore. On avait même un bar à putes et on faisait les clients. » Comme nombre de jeux d’imagination, les poupées sont le réceptacle de fantasmes et de projections infantiles : « Il y avait des histoires de tromperies et des suicides depuis le toit de la maison de Barbie », se souvient pour sa part Juliette, 33 ans.
Barbie ne connaît pas la crise
L’année de sa création, Mattel en écoule 300 000 exemplaires. Celle qui est désormais produite en quantité industrielle se vendait à près de 60 millions par an à travers le monde en 2019 – malgré la concurrence, chez nous, des Bratz. « Elle a presque quitté le domaine du jouet, elle est devenue une icône de la pop culture », affirme Anne Monnier. On retrouve en effet sa tignasse blond platine chez les artistes, d’Andy Warhol au groupe pop Aqua, qui lui rendit hommage dans un tube de 1997. La Barbie jouit d’un rayonnement mondial, surtout chez les plus jeunes : « C’était ma passion absolue pendant dix ans », se rappelle Juliette. Certaines petites filles sont toutefois épargnées par le raz de marée : « Mes parents ne m’en ont jamais acheté et je n’en ai jamais demandé », remarque Julia, 25 ans. D’autres restent insensibles à leur charme : « Je n’ai jamais compris à quoi ça servait », affirme pour sa part Melie, 36 ans, qui préférait, enfant, les ami·es imaginaires.
D’autres s’en voient interdire l’accès : « Pour mon père, ça faisait Klaus Barbie [le criminel nazi, ndlr] et femme-objet », regrette Laura, 37 ans. Si Mattel parie sur une segmentation du marché en prenant d’assaut les rayons « filles » des magasins, le jouet séduit aussi des petits garçons, comme Laurent, qui a eu sa première Barbie à 4 ans : « J’avais des parents très cool, car ce n’était pas évident à l’époque. » Craignant l’opprobre sociale, l’adolescent fait mine de dédaigner ses poupées à 14 ans, mais continue son activité clandestinement. Aujourd’hui, à 47 ans, Laurent est devenu collectionneur : il en possède entre deux cents et trois cents qui garnissent une pièce entière de son logement. Il correspond régulièrement, sur Facebook, avec une communauté d’amateur·rices où chacun·e cherche son Graal : pour lui, il s’agit d’un spécimen hawaïen de la fin des années 1970, « une pépite ».
Potiche ou boniche ?
Société de consommation oblige, la Barbie a été, dès ses débuts, pourvue d’accessoires, mais aussi d’un entourage. Deux ans après sa naissance, elle est dotée d’un petit ami tout aussi éblouissant, Ken, du nom du fils de Ruth et d’Elliot Handler. Puis de frères et sœurs jumeaux, Tutti et Todd, en 1966 – ceux-ci ont depuis disparu de la circulation. Pour les plus nostalgiques, le film de Greta Gerwig devrait également ressusciter un certain Allan et son épouse, vieille acolyte de Barbie datant de 1963 : Midge, poupée enceinte avec son ventre détachable, fut accusée de promouvoir les grossesses chez les mineures et pudiquement remisée au placard.
Au fur et à mesure que le jouet s’impose comme un automatisme d’achat, il devient la bête noire de certains parents : en avoir ou pas ? Y a‑t-il péril en la demeure ? Une querelle qui oppose les « pro » et les « anti ». Sa créatrice est même scrutée sous toutes les coutures. « Pour Ruth Handler, les petites filles peuvent être ce qu’elles veulent, rappelle Anne Monnier. Elle ne revendique jamais le féminisme, mais elle l’incarne. D’ailleurs, c’est elle qui gère Mattel. » Dès son lancement, la poupée est un jouet « aspirationnel », une working girl indépendante plutôt qu’une femme au foyer. « Barbie n’a pas de mari. Elle a une maison, une voiture, plein de métiers différents et pas d’enfants. C’est révolutionnaire pour l’époque : une femme peut exister sans le couple et sans la maternité », avance Anne Monnier. « Barbie, c’était comme Brigitte Bardot, une femme libre : pas une princesse ni une maman », abonde Laurent, le collectionneur.
Elle en vient pourtant à cristalliser tous les griefs à l’encontre des jouets genrés : trop blanche, trop blonde, trop rose, trop sexualisée, trop consumériste… Un manuel de régimes miniature vendu avec fait scandale dans les années 1960, tout comme sa silhouette filiforme, jugée irréaliste et mauvaise pour l’estime de soi. Surtout, la poupée est soupçonnée de conditionner des comportements genrés dès l’enfance : « Les Barbie varient, mais c’est toujours, au fond, le même type d’activité, c’est-à-dire un jeu d’intérieur plutôt solitaire, au calme, où l’on délaisse la motricité et le développement physique. Cela pose question en termes de pluralité des activités offertes aux filles », s’inquiète Manuela Spinelli, maîtresse de conférences en études de genre à l’université Rennes 2 et cofondatrice de l’association Parents & féministes. Selon elle, ce qui compte en matière de jouets, c’est d’avoir le choix.
Barbie #MeToo
On ne peut que louer le génie stratégique d’une marque qui n’a cessé de se réinventer, jusqu’à intégrer les critiques féministes. « Mattel est très forte en marketing : elle fait attention depuis quelques années au message qu’elle véhicule », prévient Auriane Dumesnil, de l’association Pépite Sexiste, qui sensibilise aux stéréotypes dans la publicité. En réponse aux polémiques, certaines Barbie ont acquis de nouvelles proportions plus humaines en 2016 ainsi que des carnations de peau plus foncées et des cheveux crépus.
Des femmes inspirantes, comme la joueuse de tennis Naomi Osaka ou la poétesse Maya Angelou ont été ajoutées au catalogue. On y trouve également une femme trans, une personne non genrée et une jeune femme trisomique. Néanmoins, ces Barbie estampillées « diversité » ne constituent pas le gros des étals, et les anciens modèles continuent d’être largement utilisés. Manuela Spinelli pointe une « utilisation du féminisme à des fins commerciales. Les questions d’égalité, ce n’est pas par le biais de la Barbie qu’on va les régler. La Barbie reste une Barbie ». Bien malin·e celui ou celle qui lui succédera : en attendant, cette fringante sexagénaire qui esquive toutes les attaques affiche toujours une insolente santé. Pas prête à prendre sa retraite.
Barbie, de Greta Gerwig, avec Margot Robbie et Ryan Gosling. Sortie le 19 juillet.
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