Barbie : de pétasse à badass

À plus de 64 ans, Barbie n’a pas pris une ride et risque for­te­ment de cara­co­ler en tête du box-​office avec son film du même nom très atten­du cet été. Adulée et hon­nie, la pou­pée jouit, à l’heure du mou­ve­ment #MeToo et de la paren­ta­li­té fémi­niste, d’une éton­nante longévité.

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Taille de guêpe, jambes inter­mi­nables,
longue cri­nière blonde : la sexy doll a vu le jour en 1959.
Deux ans plus tard, Mattel lui a adjoint un com­pa­gnon, Ken :
blond (évi­dem­ment), yeux clairs et pecs de sur­feur cali­for­nien.
© Clynt Garnham /​Stockimo /​Alamy Stock Photo

Il et elle sont (tou­jours) jeunes, il et elle sont (encore) beau et belle : Ken et Barbie déboulent en fan­fare sur grand écran le 19 juillet, à la faveur d’un film en prises de vues réelles. La firme Mattel s’est atta­ché les ser­vices d’un ciné­ma d’auteur pre­mium avec la très fan­tasque cinéaste indé amé­ri­caine Greta Gerwig (Lady Bird, Les Filles du doc­teur March) aux manettes et, devant la camé­ra, tout ce que Hollywood compte de won­der­boys and girls. On pour­ra ain­si y voir les comédien·nes Margot Robbie et Ryan Gosling en col­lants lycra cou­leur néon, visière assor­tie et patins à rou­lettes s’ébrouer sous les sun­lights californiens.

Si, à l’heure où nous bou­clons, on tré­pigne de n’avoir encore pu vision­ner le film, on devrait y retrou­ver le même savant dosage d’ironie dis­tan­ciée et de mar­ke­ting décom­plexé que dans La Grande Aventure Lego (2014) : une recette qui satis­fait à la fois les parents en mal de troi­sième degré et les gamin·es assoifé·es de pixels fluo. Quant aux ventes de Mattel, en baisse fin 2022, elles devraient s’en trou­ver revi­go­rées. Tout comme la cré­di­bi­li­té fémi­niste de la marque, régu­liè­re­ment écor­née par les polé­miques et redo­rée par la même occa­sion. En effet, il sem­ble­rait que Gerwig ait opté pour la carte girl power : Issa Rae y joue une Barbie pré­si­dente, Emma Mackey est titu­laire d’un prix Nobel de phy­sique, Hari Nef est Barbie méde­cin, Ritu Arya, lau­réate du prix Pulitzer, et Ana Cruz Kayne, juge de la Cour suprême amé­ri­caine. Tout le monde y gagne ? Pendant ce temps, sur les podiums et les réseaux sociaux, le style rose bon­bon, dit « bar­bie­core », fait des émules. Bref, Barbie n’a pas dit son der­nier mot. L’occasion pour Causette de retra­cer son par­cours tumultueux.

Un pas­sé douteux

Il était une fois une entre­prise de jouets pros­père, quoique confi­den­tielle : Mattel, fon­dée en 1945 par Harold Matson et Elliot Handler. Ce der­nier confie ses affaires à sa femme, Ruth. Après-​guerre, cette busi­ness­wo­man vision­naire sou­haite conce­voir une pou­pée ayant l’apparence d’une adulte, mais les desi­gners mas­cu­lins de la boîte s’y opposent. La légende raconte que, lors d’un voyage en Suisse avec sa fille, elle tombe nez à nez avec le modèle dont elle rêvait, dans une vitrine, et en achète plu­sieurs exem­plaires. Elle ignore alors qu’il s’agit d’une pou­pée éro­tique pour adultes. Lilli, per­son­nage de déver­gon­dée mis en scène dans une BD du jour­nal alle­mand Bild, est en effet la pou­pée des papas : on la trouve d’ailleurs en vente au tabac ou dans les bars. Flairant le bon filon, Ruth Handler demande à ses desi­gners de la copier et lui donne le nom de sa propre fille, Barbara.

« Elle a presque quit­té le domaine du jouet, elle est deve­nue une icône de la pop culture »

Anne Monnier, com­mis­saire de l’exposition Barbie

Lors de sa mise sur le mar­ché, en 1959, la Barbie est une petite révo­lu­tion, à plu­sieurs titres. D’abord, son mar­ke­ting s’adresse direc­te­ment aux enfants et la pré­sente comme une vraie per­sonne : « Elle res­pire presque ! » rou­coulent les spots télé­vi­sés. Certain·es y voient un jouet d’avant-garde, au carac­tère nova­teur : car s’il exis­tait déjà des pou­pées dites « man­ne­quins » au XIXe siècle, dans l’Amérique des années 1950, les fillettes jouent sur­tout avec des pou­pons. « Barbie a un corps de femme, alors que toutes les autres pou­pées ont un corps de petite fille, rap­pelle Anne Monnier, com­mis­saire de l’exposition Barbie au musée des Arts déco­ra­tifs, à Paris, en 2016. Jusque-​là, les filles devaient repro­duire les gestes de leur mère et apprendre à deve­nir maman. La Barbie per­met de se pro­je­ter dans la vie qu’on aura, plus tard, en tant que femme. » Une évo­lu­tion qui marque « une rup­ture dans la socia­li­sa­tion des petites filles », esti­mait la cher­cheuse Marianne Debouzy, en 1996.

Jeune et jolie

Dès ses débuts, la pou­pée vêtue de pied en cap par la desi­gneuse de mode Charlotte Johnson entre­tient une affi­ni­té pour la haute cou­ture. Mais l’une de ses pano­plies, qui la montre en petite tenue, n’est pas du goût des parents : Mattel ajoute alors un petit chien dans ses bras dans le but de dis­si­mu­ler la lin­ge­rie affrio­lante. Un exemple de la stra­té­gie déployée durant des décen­nies par la marque et qui consiste à brouiller habi­le­ment les pistes : car Barbie doit être à la fois inno­cente et sexy. Et Mattel de ras­su­rer les parents consom­ma­teurs : la pou­pée est conçue, dès son ori­gine, comme un outil péda­go­gique, cen­sé apprendre aux filles à se vêtir selon les cir­cons­tances et à se com­por­ter en société.

Si l’on ne sau­ra jamais pré­ci­sé­ment à quoi jouent les enfants dans l’intimité de leur chambre, les fillettes qui se l’approprient en font sou­vent un usage détour­né : tignasse sau­va­ge­ment lacé­rée, jambes arra­chées, visages défi­gu­rés. « Brûler les pieds de mes Barbie, une expé­rience olfac­tive mémo­rable », s’amuse Marion, 40 ans. Ken et Barbie, qui n’ont pour­tant rien dans la culotte, for­niquent fré­quem­ment ; ain­si que les Barbie entre elles. « Les Barbie, c’était ma sexua­li­té, tout sim­ple­ment, raconte Mélanie, 46 ans, qui, enfant, ne recule devant aucun scé­na­rio hard­core. On avait même un bar à putes et on fai­sait les clients. » Comme nombre de jeux d’imagination, les pou­pées sont le récep­tacle de fan­tasmes et de pro­jec­tions infan­tiles : « Il y avait des his­toires de trom­pe­ries et des sui­cides depuis le toit de la mai­son de Barbie », se sou­vient pour sa part Juliette, 33 ans.

Barbie ne connaît pas la crise
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Margot Robbie incarne Barbie à l’écran aux côtés de Ryan Gosling (Ken).
© WARNER BROS FRANCE

L’année de sa créa­tion, Mattel en écoule 300 000 exem­plaires. Celle qui est désor­mais pro­duite en quan­ti­té indus­trielle se ven­dait à près de 60 mil­lions par an à tra­vers le monde en 2019 – mal­gré la concur­rence, chez nous, des Bratz. « Elle a presque quit­té le domaine du jouet, elle est deve­nue une icône de la pop culture », affirme Anne Monnier. On retrouve en effet sa tignasse blond pla­tine chez les artistes, d’Andy Warhol au groupe pop Aqua, qui lui ren­dit hom­mage dans un tube de 1997. La Barbie jouit d’un rayon­ne­ment mon­dial, sur­tout chez les plus jeunes : « C’était ma pas­sion abso­lue pen­dant dix ans », se rap­pelle Juliette. Certaines petites filles sont tou­te­fois épar­gnées par le raz de marée : « Mes parents ne m’en ont jamais ache­té et je n’en ai jamais deman­dé », remarque Julia, 25 ans. D’autres res­tent insen­sibles à leur charme : « Je n’ai jamais com­pris à quoi ça ser­vait », affirme pour sa part Melie, 36 ans, qui pré­fé­rait, enfant, les ami·es imaginaires.

D’autres s’en voient inter­dire l’accès : « Pour mon père, ça fai­sait Klaus Barbie [le cri­mi­nel nazi, ndlr] et femme-​objet », regrette Laura, 37 ans. Si Mattel parie sur une seg­men­ta­tion du mar­ché en pre­nant d’assaut les rayons « filles » des maga­sins, le jouet séduit aus­si des petits gar­çons, comme Laurent, qui a eu sa pre­mière Barbie à 4 ans : « J’avais des parents très cool, car ce n’était pas évident à l’époque. » Craignant l’opprobre sociale, l’adolescent fait mine de dédai­gner ses pou­pées à 14 ans, mais conti­nue son acti­vi­té clan­des­ti­ne­ment. Aujourd’hui, à 47 ans, Laurent est deve­nu col­lec­tion­neur : il en pos­sède entre deux cents et trois cents qui gar­nissent une pièce entière de son loge­ment. Il cor­res­pond régu­liè­re­ment, sur Facebook, avec une com­mu­nau­té d’amateur·rices où chacun·e cherche son Graal : pour lui, il s’agit d’un spé­ci­men hawaïen de la fin des années 1970, « une pépite ».

Potiche ou boniche ?

Société de consom­ma­tion oblige, la Barbie a été, dès ses débuts, pour­vue d’accessoires, mais aus­si d’un entou­rage. Deux ans après sa nais­sance, elle est dotée d’un petit ami tout aus­si éblouis­sant, Ken, du nom du fils de Ruth et d’Elliot Handler. Puis de frères et sœurs jumeaux, Tutti et Todd, en 1966 – ceux-​ci ont depuis dis­pa­ru de la cir­cu­la­tion. Pour les plus nos­tal­giques, le film de Greta Gerwig devrait éga­le­ment res­sus­ci­ter un cer­tain Allan et son épouse, vieille aco­lyte de Barbie datant de 1963 : Midge, pou­pée enceinte avec son ventre déta­chable, fut accu­sée de pro­mou­voir les gros­sesses chez les mineures et pudi­que­ment remi­sée au placard.

Au fur et à mesure que le jouet s’impose comme un auto­ma­tisme d’achat, il devient la bête noire de cer­tains parents : en avoir ou pas ? Y a‑t-​il péril en la demeure ? Une que­relle qui oppose les « pro » et les « anti ». Sa créa­trice est même scru­tée sous toutes les cou­tures. « Pour Ruth Handler, les petites filles peuvent être ce qu’elles veulent, rap­pelle Anne Monnier. Elle ne reven­dique jamais le fémi­nisme, mais elle l’incarne. D’ailleurs, c’est elle qui gère Mattel. » Dès son lan­ce­ment, la pou­pée est un jouet « aspi­ra­tion­nel », une wor­king girl indé­pen­dante plu­tôt qu’une femme au foyer. « Barbie n’a pas de mari. Elle a une mai­son, une voi­ture, plein de métiers dif­fé­rents et pas d’enfants. C’est révo­lu­tion­naire pour l’époque : une femme peut exis­ter sans le couple et sans la mater­ni­té », avance Anne Monnier. « Barbie, c’était comme Brigitte Bardot, une femme libre : pas une prin­cesse ni une maman », abonde Laurent, le collectionneur.

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La toute première poupée trans­genre, à l’effigie de l’actrice américaine
Laverne Cox ren­due célèbre avec la série Orange is the New Black
© CAPTURE ECRAN MATTEL

Elle en vient pour­tant à cris­tal­li­ser tous les griefs à l’encontre des jouets gen­rés : trop blanche, trop blonde, trop rose, trop sexua­li­sée, trop consu­mé­riste… Un manuel de régimes minia­ture ven­du avec fait scan­dale dans les années 1960, tout comme sa sil­houette fili­forme, jugée irréa­liste et mau­vaise pour l’estime de soi. Surtout, la pou­pée est soup­çon­née de condi­tion­ner des com­por­te­ments gen­rés dès l’enfance : « Les Barbie varient, mais c’est tou­jours, au fond, le même type d’activité, c’est-à-dire un jeu d’intérieur plu­tôt soli­taire, au calme, où l’on délaisse la motri­ci­té et le déve­lop­pe­ment phy­sique. Cela pose ques­tion en termes de plu­ra­li­té des acti­vi­tés offertes aux filles », s’inquiète Manuela Spinelli, maî­tresse de confé­rences en études de genre à l’université Rennes 2 et cofon­da­trice de l’association Parents & fémi­nistes. Selon elle, ce qui compte en matière de jouets, c’est d’avoir le choix.

Barbie #MeToo

On ne peut que louer le génie stra­té­gique d’une marque qui n’a ces­sé de se réin­ven­ter, jusqu’à inté­grer les cri­tiques fémi­nistes. « Mattel est très forte en mar­ke­ting : elle fait atten­tion depuis quelques années au mes­sage qu’elle véhi­cule », pré­vient Auriane Dumesnil, de l’association Pépite Sexiste, qui sen­si­bi­lise aux sté­réo­types dans la publi­ci­té. En réponse aux polé­miques, cer­taines Barbie ont acquis de nou­velles pro­por­tions plus humaines en 2016 ain­si que des car­na­tions de peau plus fon­cées et des che­veux crépus. 

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Barbie estam­pillées « diver­si­té », dont la dernière-
née qui repré­sente une jeune femme tri­so­mique.
© CAPTURE ECRAN MATTEL – WARNER BROS. FRANCE

Des femmes ins­pi­rantes, comme la joueuse de ten­nis Naomi Osaka ou la poé­tesse Maya Angelou ont été ajou­tées au cata­logue. On y trouve éga­le­ment une femme trans, une per­sonne non gen­rée et une jeune femme tri­so­mique. Néanmoins, ces Barbie estam­pillées « diver­si­té » ne consti­tuent pas le gros des étals, et les anciens modèles conti­nuent d’être lar­ge­ment uti­li­sés. Manuela Spinelli pointe une « uti­li­sa­tion du fémi­nisme à des fins com­mer­ciales. Les ques­tions d’égalité, ce n’est pas par le biais de la Barbie qu’on va les régler. La Barbie reste une Barbie ». Bien malin·e celui ou celle qui lui suc­cé­de­ra : en atten­dant, cette frin­gante sexa­gé­naire qui esquive toutes les attaques affiche tou­jours une inso­lente san­té. Pas prête à prendre sa retraite.

Barbie, de Greta Gerwig, avec Margot Robbie et Ryan Gosling. Sortie le 19 juillet.

Lire aus­si l Qui veut la peau de la cou­leur rose ?

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