Depuis la mort d'Alexeï Navalny, son mari, elle fait preuve d'un courage et d'une dignité qui forcent l'admiration. Et pourrait bien devenir une figure politique à son tour.
Juste après l’annonce de la mort de son époux en prison, les larmes aux yeux, elle a pris la parole à Munich. Elle a pris une profonde inspiration avant de déclarer : “Si c’est la vérité, je voudrais que Poutine, tout son personnel, tout son entourage, tout son gouvernement, ses amis, sachent qu’ils seront punis pour ce qu’ils ont fait à notre pays, à ma famille et à mon mari”, la voix ferme, mais débordante d’émotion. Et de conclure : “Et ce jour viendra très bientôt.” Cela faisait deux ans que Ioulia Navalnaïa n’avait pas vu son mari, l’opposant russe Alexeï Navalny. Depuis, Ioulia Navalnaïa, 47 ans, cheveux blonds rassemblés, comme toujours, dans un chignon serré, ne lâche rien. Ce lundi, trois jours seulement après la mort de son mari, elle rencontre à Bruxelles les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne.
Dans une vidéo publiée sur ses réseaux sociaux ce lundi elle a à nouveau fait preuve de tous les courages : "Poutine a tué mon mari. Poutine a tué le père de mes enfants", a‑t-elle déclaré. Ajoutant qu'elle continuera de poursuivre "l'oeuvre" de son mari : "Je continuerai pour notre pays, avec vous. Et je vous appelle tous à vous tenir près de moi (…) Ce n’est pas une honte de faire peu, c’est une honte de ne rien faire, c’est une honte de se laisser effrayer", promettant enfin de découvrir « qui avait exécuté ce crime » et dans quelles circonstances.
Avec Alexeï Navalny, elle a vécu l’espoir des grandes manifestations qu’il a mobilisées en Russie, l’angoisse d’un empoisonnement auquel il a survécu de justesse en 2020 et un retour à Moscou quelques mois plus tard, ensemble et tête haute. Mais vite douché puisqu’il avait été arrêté dès son atterrissage. Malgré la peine de 19 ans de prison prononcée contre lui et ses terribles conditions de détention, Ioulia Navalnaïa gardait espoir. “J’espère et je crois que je verrai Alexeï libre. Rien n’est impossible quand vous êtes amoureux”, avait-elle déclaré l’an dernier au quotidien allemand Der Spiegel.
"Je t'aime"
À mesure que son bras de fer avec le Kremlin se faisait de plus en plus risqué, l’opposant disait qu’il en serait incapable sans sa femme. Son dernier message public était un mot d’amour, pour la Saint-Valentin : “Je sens que tu es avec moi à chaque seconde.” Pour sa première publication sur les réseaux sociaux après le décès de son époux, Ioulia Navalnaïa a choisi une photo où il l’embrasse sur le front avec cette légende : “Je t’aime.”
Le couple n’hésitait pas en effet à mettre en avant son quotidien en famille. Ioulia Navalnaïa est donc devenue, comme son mari, une personnalité publique. Sa notoriété a même poussé certains des partisans d’Alexeï Navalny à lui rêver un avenir politique, même avant que celui-ci ne soit derrière les barreaux. Beaucoup se demandent qui d’autre pourrait unir une opposition décimée, poussée à l’exil et privée de tête de proue. D’autant que son discours, après l’annonce du décès de son mari, a assis son image de femme forte.
En 2020, Ioulia Navalnaïa avait vu Alexeï Navalny échapper de peu à la mort, empoisonné en Sibérie par une substance de “type Novitchok”, un puissant agent innervant, selon une analyse européenne. Elle avait réussi à lui faire quitter la Russie pour l’Allemagne alors qu’il se trouvait dans le coma, aux mains de médecins locaux qui refusaient de le laisser partir. “À chaque moment quand on était là, je me disais : ‘Je dois le faire sortir’”, a‑t-elle dit, accusant les médecins d’avoir fait traîner le processus jusqu’à ce qu’il meure ou que le produit neurotoxique ne soit plus détectable.
Cinq mois plus tard, elle était tout aussi imposante quand le couple est rentré à Moscou en sachant très bien que ce voyage se terminerait en prison.”Garçon, apportez-nous de la vodka, on rentre à la maison”, avait-elle demandé dans l’avion, filmée aux côtés d’Alexeï Navalny, rejouant une scène d’un film russe culte. Le couple avait été séparé dès le contrôle des passeports, à l’arrivée. Après une rapide étreinte avec son mari, embarqué par la police et qu’elle ne reverrait plus jamais libre, elle avait été accueillie à l’aéroport par une foule clamant “Ioulia!”.
“Figure politique”
Alors qu’il se remettait sur pieds en Allemagne, après son empoisonnement, Alexeï Navalny avait dit en plaisantant que les vues de sa femme étaient plus radicales que les siennes. “Quand vous n’êtes pas en politique, mais que vous voyez les choses les plus sombres commises contre votre famille alors, bien sûr, ça vous radicalise”, expliquait-il. Quand Alexeï Navalny était en prison, Ioulia Navalnaïa avait assuré qu’elle ne suivrait pas les traces de Svetlana Tikhanovskaïa, devenue la cheffe de l’opposition bélarusse quand son mari avait été placé en détention. Mais pour la politologue Tatiana Stanovaya, “que Ioulia Navalnaïa le veuille ou non, elle devient une figure politique”.
Elle a en tout cas démontré son courage en déclarant qu’elle tenait le président russe Vladimir Poutine “personnellement responsable” de la mort de son mari et appelé la communauté internationale à s’unir pour infliger une défaite à “ce régime terrifiant”.
Le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a estimé que les déclarations de Ioulia Navalnaïa allaient “aider tous les Européens à mieux comprendre quel type de système violent nous devons affronter et contenir en Ukraine”. “Cela nous fait ressentir la menace qui pèse sur les citoyens russes et toutes les régions de notre Europe, un continent où la violence, la brutalité et la guerre ont été rétablies d’une manière honteuse et irresponsable”, a‑t-il ajouté dans un communiqué.
Ce week-end, la police russe a arrêté dans des dizaines de villes des centaines de personnes venues déposer des fleurs et allumer des bougies en l’honneur d’Alexeï Navalny aux mémoriaux des victimes des répressions de l’ère stalinienne. Rien qu’à Saint-Pétersbourg, dans le nord-ouest, les juges ont condamné ce week-end 154 de ces personnes à des peines allant jusqu’à 14 jours de prison pour avoir violé la stricte législation encadrant les manifestations, selon les décisions rendues publiques par le service de presse des tribunaux locaux. Les proches de Navalny ont quant à eux qualifié, samedi, les autorités russes de “tueurs” cherchant à “couvrir leurs traces” en refusant de leur remettre son corps, le Kremlin gardant le silence malgré les accusations de l’Occident et des rassemblements en hommage à l’opposant.