Partout en France, les groupes de chanteuses voient leurs rangs grossir et leurs chœurs rugir de plus belle. Avec des noms aussi endiablés qu’elles – Les Punks à chatte, Les Chorâleuses, Chauffe Marcelle… –, ils offrent à leurs membres un espace pour se libérer et s’unir dans un grand élan sororal.
Avec elles, ça commence fort. Une dizaine de voix, comme un chœur religieux : « Éjaculaaaate. » Dans le vaste hall d’une salle de spectacle parisienne, les Hot Bodies commencent leur répétition, un lundi soir d’hiver glacial. Le texte est chanté telle une douce mélopée. Le jeu sur les contrastes est volontaire. Il y a les sérieuses, qui restent bien concentrées, et celles qui se dandinent, tout sourire. Chanson suivante, sur un air militaire tambouriné : « Je saigne si fort, je ne meurs pas ! » Annabelle frémit en entendant leurs voix à l’unisson. « Putain ! lâche-t-elle. C’est tellement puissant. »
« Je suis la reine d’Angleterre et je vous chie à la raie. » Samedi, à Roubaix (Nord), avec les Chauffe Marcelle, ça démarre fort aussi. Elles sont plus nombreuses que les Hot Bodies : ce jour-là, une trentaine de « Marcelles » (comme elles s’appellent) sont sorties par une température de – 2 °C pour une heure de concert sur un marché, couvertes de paillettes (« biodégradables »), coiffées de serre-tête cocotiers et de chapeaux poilus. Elles ont même osé les collants à fleurs. Après Philippe Katerine, elles enchaînent avec un remix de Beyoncé, Run the World (Girls), et de Lady Gaga, en adaptant les paroles : « C’est pour toutes les meufs qui dansent en boîte sur du gros son en attendant d’gagner plus d’argent. »
![Chorales féministes : haut les chœurs 2 20](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/02/20-768x1024.jpg)
le folk, le punk… © Aimée Thirion pour Causette
Des voix qui portent
Du Nord au Sud, les chorales féministes sont de plus en plus nombreuses. La Queerale est née à Montpellier (Hérault) en 2020, « pas que pour les femmes lesbiennes, mais pour toutes les personnes qui auraient des choses à reprocher au patriarcat », explique Manon. Les Punks à chatte ont vu le jour à Rennes (Ille-et-Vilaine), en 2020 également. Les groupes sont aussi de plus en plus peuplés. Avec toutes les inscrites, les Marcelles forment une communauté de presque 70 nanas dans la région lilloise. « Il y a tellement de demandes qu’on ne peut pas accepter tout le monde », regrette Aurélia, l’une des marraines qui épaulent les jeunes recrues. Alors, elles tirent au sort les heureuses élues.
À Toulouse (Haute-Garonne), les Chorâleuses ont, elles, demandé aux femmes qui voulaient les rejoindre d’écrire au collectif, pour contenir les candidatures. Elles fêtent bientôt leurs vingt-trois ans d’existence et n’ont jamais vu ça. Dans leur petite salle (un resto qui fait travailler des femmes réfugiées), pendant l’habituel apéro post-répète, elles s’émeuvent des dernières lettres reçues. La plupart des membres ont connu les Chorâleuses via le bouche-à-oreille. Mais c’est en les voyant en spectacle qu’on se prend généralement la claque.
C’est comme ça que Fanny a rejoint les Chauffe Marcelle. « Je les ai vues en concert et j’étais hyper impressionnée. Elles avaient l’air heureuses d’être ensemble et décomplexées. » Lucie, 32 ans, est membre du petit groupe rennais (56 membres) des Punks à chatte. Elles chantent principalement dans des bars. Selon elle, cet engouement vient du fait que les chorales féministes « posent la puissance de voix des femmes dans l’espace public ». C’est le seul endroit, ajoute Manon, de la Queerale, « où je ne bride pas le volume de ma voix ».
Mais c’est surtout de l’intérieur que le phénomène se vit. Maryse, membre de la troupe toulousaine, s’en est aperçue quand elle est passée des chorales mixtes aux Chorâleuses. « Il y a des émotions que je ne ressens qu’ici, en écoutant les copines chanter, ou quand je comprends vraiment le sens des paroles. Ça fait “tilt”. » Sa consœur Ann-Lys avoue avoir « beaucoup pleuré » lors des premières séances. D’en parler, elle en a encore les larmes aux yeux. « Je ressens vraiment le fait de m’inscrire dans une histoire. On partage un matrimoine. »
Dans leur répertoire, les classiques d’Anne Sylvestre, Otte, une chanson barrée de Louise Bourgeois, La Marche des lesbiennes, ou encore Le Chant des sardinières, hommage aux grèves des ouvrières bretonnes que les Chorâleuses scandent en claquant des pieds. Elles adaptent aussi des chansons à la sauce féministe, comme L’Âge d’or, de Léo Ferré. Entre deux morceaux, on se touche les cheveux pour complimenter sur une nouvelle coupe, on prend des nouvelles de la vie de chacune. « On sent un regard protecteur dans cet univers de femmes », ajoute Ann-Lys.
Chante avec elles
À ces regards, justement, on comprend toute la philosophie de la chorale féministe. On les voit se chercher des yeux, froncer les sourcils ou s’appuyer tête contre tête pour se mettre sur le même ton, pour prendre le bon rythme, et sourire quand tout est bien calé. La morale : ce n’est qu’en étant attentive aux autres qu’on peut parler plus fort. Chacune s’encourage. Quand elle est à l’accordéon, Sylvie se rapproche de Pascale en la fixant droit dans les yeux. On sent que la choriste n’a pas hyper confiance en elle, dans son pull jaune un peu trop grand. Mais les yeux complices de Sylvie et le rythme collectif la poussent à oser.
Pour Aurélia, une des Marcelles, le chant a ce truc spécial qui « permet d’élever l’autre pour l’autoriser à s’affirmer ». Il y a quelque chose de physique, aussi. « On apprend à déposer la partie du cerveau qui est dans le contrôle et à être dans le feeling », décrit Fanny. Ce sont tous les effets libérateurs du sport, sans les critères restrictifs de performance ou de forme physique. Résultat, le lien entre certaines Marcelles est si fort que 25 d’entre elles se sont fait tatouer le logo de la chorale : un M avec un soutien-gorge.
![Chorales féministes : haut les chœurs 3 Choraleuses 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/02/Choraleuses-1-1024x683.jpg)
Et, au-delà du chant, il y a autre chose. « Nous sommes des femmes de tous âges et de tous profils, donc qu’on ait un problème de boulot, une question liée à la parentalité, il y en a forcément une qui est déjà passée par là », abonde une Marcelle. La chorale est un prétexte pour passer des week-ends « au gîte » (une tradition chez les Marcelles) entre femmes, et pour briser l’entresoi. Pour boire des apéros ensemble, aussi. Sabine, des Chorâleuses, apporte systématiquement un fromage Caprice des Dieux, avec un peu de vin, pour partager après la répète.
La sororité très spécifique des chorales féministes s’éprouve aussi avec les textes. Chez ¡ Colectiva !, chorale rennaise créée en 2020, ils sont exclusivement en espagnol. Un choix lié à la mythique performance du collectif féministe chilien Las Tesis, dont le texte chanté et dansé Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin), avec son refrain devenu viral « el violador eres tu » (« le violeur, c’est toi »), leur a fait prendre conscience de l’ampleur des violences intrafamiliales. « Se confronter à un propos comme ça, c’est aussi faire un bout de chemin sur son histoire. Moi, le chant féministe m’a aidée à faire sauter des barrières intérieures, liées à des blessures de famille. C’est de la réparation collective. On affirme vraiment : “Si tu en touches une, nous répondrons toutes” », raconte Solène, 28 ans. Presque toutes les chorales que nous avons interrogées chantent Cancion sin miedo (« Chanson sans peur »), morceau mexicain sur les féminicides. « Le fait de chanter en espagnol, reprend Solène, est plus facile, car ça met de la distance. Mais il faut être capable d’accueillir les émotions que ça peut créer. À chaque représentation, il y a des pleurs, des choses qui se libèrent. »
Un militantisme revendiqué
Les expertes du texte sont les Hot Bodies. Chez elles, on invente quasi chaque chant au cours d’ateliers d’écriture. L’un des petits derniers est un poème à moitié en latin (!) sur les mers de la Lune (!!). Même quand on ne choisit pas directement les mots, il y a un lien en plus qui se tisse. « On parle beaucoup de chansons qui touchent à l’intime, ajoute Lucie, des Punks à chatte. Ça facilite l’accès à des discussions profondes pour lesquelles on n’a pas forcément d’espace, même avec des amies féministes. »
Les chorales féministes font même parfois de leurs chants de réels actes politiques. Comme ce samedi, sur la place de la République, à Lille, pour les Chauffe Marcelle. Après le marché roubaisien, elles ont enchaîné avec un rassemblement pour la journée internationale de lutte contre les violences faites aux travailleur·euses du sexe. Les Marcelles ont enlevé leurs paillettes et leurs serre-tête cocotiers. Devant des bougies et un petit parterre de manifestant·es, leurs premières paroles prennent une tout autre ampleur. « My girl, where did you sleep last night » (« Ma fille, où as-tu dormi la nuit dernière ? »). Ou avec le célèbre Killing in the Name of, de Rage Against the Machine, lorsqu’elles hurlent « fuck you, I won’t do what you tell me » (« va te faire foutre, je ne ferai pas ce que tu me demandes »).
![Chorales féministes : haut les chœurs 4 22](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/02/22-768x1024.jpg)
elles réchauffent les cœurs et les corps ! © Aimée Thirion pour Causette
Le sujet de la prostitution pourrait être clivant, mais la chorale est l’un des rares espaces féministes qui dépasse les batailles de chapelle, analyse Solène, de ¡ Colectiva ! « Ce n’est pas forcément facile de trouver sa place dans des mouvements militants. Ici, plusieurs féminismes cohabitent, et ça fait du bien. » D’après Nicole, c’est ce qui fait la longévité des Chorâleuses. Quand elle avoue que « certaines sont plus CGT, d’autres plus Sud », ça hurle et ça part en fou rire. « Mais on a une volonté de ne pasfaire de divisions. »
Tous les féminismes à l’unisson
La logique s’applique à plus grande échelle : on observe, à travers la France, de grandes réunions inter-chorales féministes. Les Chorâleuses y ont participé à Nice, en 2019, en l’honneur de Pinar Selek, exilée turque en France. À Paris, les Hot Bodies se réunissent en ateliers avec pas moins de cinq chorales consœurs, pour échanger les textes, les techniques, l’énergie. La lutte se niche aussi dans les délires de ces groupes de femmes, au quotidien. Manon, de la Queerale, se souvient d’une manif de visibilité lesbienne. « Des mecs cis se sont énervés qu’on veuille leur reprendre le micro. Sans se concerter, la chorale s’est mise à chanter un morceau de notre répertoire qui s’appelle “ouin ouin”. Ils sont partis. Je me suis sentie puissante ! »
Chez les Chorâleuses, on se rappelle le « coup du maire en Ariège ». Sur la place d’un village, devant l’élu « en cravate » et quelques habitant·es éberlué·es, la chorale a scandé du Monique Wittig et une chanson sur les anneaux vulvaires. Éclats de rire autour du fromage post-répète. On se ressert un petit verre de rouge. Et le matrimoine chanté continue de circuler.