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Les Chauffe Marcelle, au marché de Noël de Roubaix, le 17 décembre. © Aimée Thirion pour Causette

Chorales fémi­nistes : haut les chœurs

Partout en France, les groupes de chan­teuses voient leurs rangs gros­sir et leurs chœurs rugir de plus belle. Avec des noms aus­si endia­blés qu’elles – Les Punks à chatte, Les Chorâleuses, Chauffe Marcelle… –, ils offrent à leurs membres un espace pour se libé­rer et s’unir dans un grand élan sororal.

Avec elles, ça com­mence fort. Une dizaine de voix, comme un chœur reli­gieux : « Éjaculaaaate. » Dans le vaste hall d’une salle de spec­tacle pari­sienne, les Hot Bodies com­mencent leur répé­ti­tion, un lun­di soir d’hiver gla­cial. Le texte est chan­té telle une douce mélo­pée. Le jeu sur les contrastes est volon­taire. Il y a les sérieuses, qui res­tent bien concen­trées, et celles qui se dan­dinent, tout sou­rire. Chanson sui­vante, sur un air mili­taire tam­bou­ri­né : « Je saigne si fort, je ne meurs pas ! » Annabelle fré­mit en enten­dant leurs voix à l’unisson. « Putain ! lâche-​t-​elle. C’est tel­le­ment puissant. »

« Je suis la reine d’Angleterre et je vous chie à la raie. » Samedi, à Roubaix (Nord), avec les Chauffe Marcelle, ça démarre fort aus­si. Elles sont plus nom­breuses que les Hot Bodies : ce jour-​là, une tren­taine de « Marcelles » (comme elles s’appellent) sont sor­ties par une tem­pé­ra­ture de – 2 °C pour une heure de concert sur un mar­ché, cou­vertes de paillettes (« bio­dé­gra­dables »), coif­fées de serre-​tête coco­tiers et de cha­peaux poi­lus. Elles ont même osé les col­lants à fleurs. Après Philippe Katerine, elles enchaînent avec un remix de Beyoncé, Run the World (Girls), et de Lady Gaga, en adap­tant les paroles : « C’est pour toutes les meufs qui dansent en boîte sur du gros son en atten­dant d’gagner plus d’argent. »

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Les Marcelles, une joyeuse bande qui aime le rock,
le folk, le punk… © Aimée Thirion pour Causette
Des voix qui portent

Du Nord au Sud, les cho­rales fémi­nistes sont de plus en plus nom­breuses. La Queerale est née à Montpellier (Hérault) en 2020, « pas que pour les femmes les­biennes, mais pour toutes les per­sonnes qui auraient des choses à repro­cher au patriar­cat », explique Manon. Les Punks à chatte ont vu le jour à Rennes (Ille-​et-​Vilaine), en 2020 éga­le­ment. Les groupes sont aus­si de plus en plus peu­plés. Avec toutes les ins­crites, les Marcelles forment une com­mu­nau­té de presque 70 nanas dans la région lil­loise. « Il y a tel­le­ment de demandes qu’on ne peut pas accep­ter tout le monde », regrette Aurélia, l’une des mar­raines qui épaulent les jeunes recrues. Alors, elles tirent au sort les heu­reuses élues. 

À Toulouse (Haute-​Garonne), les Chorâleuses ont, elles, deman­dé aux femmes qui vou­laient les rejoindre d’écrire au col­lec­tif, pour conte­nir les can­di­da­tures. Elles fêtent bien­tôt leurs vingt-​trois ans d’existence et n’ont jamais vu ça. Dans leur petite salle (un res­to qui fait tra­vailler des femmes réfu­giées), pen­dant l’habituel apé­ro post-​répète, elles s’émeuvent des der­nières lettres reçues. La plu­part des membres ont connu les Chorâleuses via le bouche-​à-​oreille. Mais c’est en les voyant en spec­tacle qu’on se prend géné­ra­le­ment la claque.

C’est comme ça que Fanny a rejoint les Chauffe Marcelle. « Je les ai vues en concert et j’étais hyper impres­sion­née. Elles avaient l’air heu­reuses d’être ensemble et décom­plexées. » Lucie, 32 ans, est membre du petit groupe ren­nais (56 membres) des Punks à chatte. Elles chantent prin­ci­pa­le­ment dans des bars. Selon elle, cet engoue­ment vient du fait que les cho­rales fémi­nistes « posent la puis­sance de voix des femmes dans l’espace public ». C’est le seul endroit, ajoute Manon, de la Queerale, « où je ne bride pas le volume de ma voix ».

Mais c’est sur­tout de l’intérieur que le phé­no­mène se vit. Maryse, membre de la troupe tou­lou­saine, s’en est aper­çue quand elle est pas­sée des cho­rales mixtes aux Chorâleuses. « Il y a des émo­tions que je ne res­sens qu’ici, en écou­tant les copines chan­ter, ou quand je com­prends vrai­ment le sens des paroles. Ça fait “tilt”. » Sa consœur Ann-​Lys avoue avoir « beau­coup pleu­ré » lors des pre­mières séances. D’en par­ler, elle en a encore les larmes aux yeux. « Je res­sens vrai­ment le fait de m’inscrire dans une his­toire. On par­tage un matrimoine. »

Dans leur réper­toire, les clas­siques d’Anne Sylvestre, Otte, une chan­son bar­rée de Louise Bourgeois, La Marche des les­biennes, ou encore Le Chant des sar­di­nières, hom­mage aux grèves des ouvrières bre­tonnes que les Chorâleuses scandent en cla­quant des pieds. Elles adaptent aus­si des chan­sons à la sauce fémi­niste, comme L’Âge d’or, de Léo Ferré. Entre deux mor­ceaux, on se touche les che­veux pour com­pli­men­ter sur une nou­velle coupe, on prend des nou­velles de la vie de cha­cune. « On sent un regard pro­tec­teur dans cet uni­vers de femmes », ajoute Ann-​Lys.

Chante avec elles

À ces regards, jus­te­ment, on com­prend toute la phi­lo­so­phie de la cho­rale fémi­niste. On les voit se cher­cher des yeux, fron­cer les sour­cils ou s’appuyer tête contre tête pour se mettre sur le même ton, pour prendre le bon rythme, et sou­rire quand tout est bien calé. La morale : ce n’est qu’en étant atten­tive aux autres qu’on peut par­ler plus fort. Chacune s’encourage. Quand elle est à l’accordéon, Sylvie se rap­proche de Pascale en la fixant droit dans les yeux. On sent que la cho­riste n’a pas hyper confiance en elle, dans son pull jaune un peu trop grand. Mais les yeux com­plices de Sylvie et le rythme col­lec­tif la poussent à oser. 

Pour Aurélia, une des Marcelles, le chant a ce truc spé­cial qui « per­met d’élever l’autre pour l’autoriser à s’affirmer ». Il y a quelque chose de phy­sique, aus­si. « On apprend à dépo­ser la par­tie du cer­veau qui est dans le contrôle et à être dans le fee­ling », décrit Fanny. Ce sont tous les effets libé­ra­teurs du sport, sans les cri­tères res­tric­tifs de per­for­mance ou de forme phy­sique. Résultat, le lien entre cer­taines Marcelles est si fort que 25 d’entre elles se sont fait tatouer le logo de la cho­rale : un M avec un soutien-gorge.

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Répétition des Chorâleuses, à Toulouse en décembre © Juliette Mas pour Causette

Et, au-​delà du chant, il y a autre chose. « Nous sommes des femmes de tous âges et de tous pro­fils, donc qu’on ait un pro­blème de bou­lot, une ques­tion liée à la paren­ta­li­té, il y en a for­cé­ment une qui est déjà pas­sée par là », abonde une Marcelle. La cho­rale est un pré­texte pour pas­ser des week-​ends « au gîte » (une tra­di­tion chez les Marcelles) entre femmes, et pour bri­ser l’entresoi. Pour boire des apé­ros ensemble, aus­si. Sabine, des Chorâleuses, apporte sys­té­ma­ti­que­ment un fro­mage Caprice des Dieux, avec un peu de vin, pour par­ta­ger après la répète.

La soro­ri­té très spé­ci­fique des cho­rales fémi­nistes s’éprouve aus­si avec les textes. Chez ¡ Colectiva !, cho­rale ren­naise créée en 2020, ils sont exclu­si­ve­ment en espa­gnol. Un choix lié à la mythique per­for­mance du col­lec­tif fémi­niste chi­lien Las Tesis, dont le texte chan­té et dan­sé Un vio­la­dor en tu cami­no (Un vio­leur sur ton che­min), avec son refrain deve­nu viral « el vio­la­dor eres tu » (« le vio­leur, c’est toi »), leur a fait prendre conscience de l’ampleur des vio­lences intra­fa­mi­liales. « Se confron­ter à un pro­pos comme ça, c’est aus­si faire un bout de che­min sur son his­toire. Moi, le chant fémi­niste m’a aidée à faire sau­ter des bar­rières inté­rieures, liées à des bles­sures de famille. C’est de la répa­ra­tion col­lec­tive. On affirme vrai­ment : “Si tu en touches une, nous répon­drons toutes” », raconte Solène, 28 ans. Presque toutes les cho­rales que nous avons inter­ro­gées chantent Cancion sin mie­do (« Chanson sans peur »), mor­ceau mexi­cain sur les fémi­ni­cides. « Le fait de chan­ter en espa­gnol, reprend Solène, est plus facile, car ça met de la dis­tance. Mais il faut être capable d’accueillir les émo­tions que ça peut créer. À chaque repré­sen­ta­tion, il y a des pleurs, des choses qui se libèrent. »

Un mili­tan­tisme revendiqué

Les expertes du texte sont les Hot Bodies. Chez elles, on invente qua­si chaque chant au cours d’ateliers d’écriture. L’un des petits der­niers est un poème à moi­tié en latin (!) sur les mers de la Lune (!!). Même quand on ne choi­sit pas direc­te­ment les mots, il y a un lien en plus qui se tisse. « On parle beau­coup de chan­sons qui touchent à l’intime, ajoute Lucie, des Punks à chatte. Ça faci­lite l’accès à des dis­cus­sions pro­fondes pour les­quelles on n’a pas for­cé­ment d’espace, même avec des amies féministes. »

Les cho­rales fémi­nistes font même par­fois de leurs chants de réels actes poli­tiques. Comme ce same­di, sur la place de la République, à Lille, pour les Chauffe Marcelle. Après le mar­ché rou­bai­sien, elles ont enchaî­né avec un ras­sem­ble­ment pour la jour­née inter­na­tio­nale de lutte contre les vio­lences faites aux travailleur·euses du sexe. Les Marcelles ont enle­vé leurs paillettes et leurs serre-​tête coco­tiers. Devant des bou­gies et un petit par­terre de manifestant·es, leurs pre­mières paroles prennent une tout autre ampleur. « My girl, where did you sleep last night » (« Ma fille, où as-​tu dor­mi la nuit der­nière ? »). Ou avec le célèbre Killing in the Name of, de Rage Against the Machine, lorsqu’elles hurlent « fuck you, I won’t do what you tell me » (« va te faire foutre, je ne ferai pas ce que tu me demandes »).

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Les Chauffe Marcelle portent bien leur nom : en plein hiver, par – 2 °C,
elles réchauffent les cœurs et les corps ! © Aimée Thirion pour Causette

Le sujet de la pros­ti­tu­tion pour­rait être cli­vant, mais la cho­rale est l’un des rares espaces fémi­nistes qui dépasse les batailles de cha­pelle, ana­lyse Solène, de ¡ Colectiva ! « Ce n’est pas for­cé­ment facile de trou­ver sa place dans des mou­ve­ments mili­tants. Ici, plu­sieurs fémi­nismes coha­bitent, et ça fait du bien. » D’après Nicole, c’est ce qui fait la lon­gé­vi­té des Chorâleuses. Quand elle avoue que « cer­taines sont plus CGT, d’autres plus Sud », ça hurle et ça part en fou rire. « Mais on a une volon­té de ne pas­faire de divisions. »

Tous les fémi­nismes à l’unisson

La logique s’applique à plus grande échelle : on observe, à tra­vers la France, de grandes réunions inter-​chorales fémi­nistes. Les Chorâleuses y ont par­ti­ci­pé à Nice, en 2019, en l’honneur de Pinar Selek, exi­lée turque en France. À Paris, les Hot Bodies se réunissent en ate­liers avec pas moins de cinq cho­rales consœurs, pour échan­ger les textes, les tech­niques, l’énergie. La lutte se niche aus­si dans les délires de ces groupes de femmes, au quo­ti­dien. Manon, de la Queerale, se sou­vient d’une manif de visi­bi­li­té les­bienne. « Des mecs cis se sont éner­vés qu’on veuille leur reprendre le micro. Sans se concer­ter, la cho­rale s’est mise à chan­ter un mor­ceau de notre réper­toire qui s’appelle “ouin ouin”. Ils sont par­tis. Je me suis sen­tie puissante ! »

Chez les Chorâleuses, on se rap­pelle le « coup du maire en Ariège ». Sur la place d’un vil­lage, devant l’élu « en cra­vate » et quelques habitant·es éberlué·es, la cho­rale a scan­dé du Monique Wittig et une chan­son sur les anneaux vul­vaires. Éclats de rire autour du fro­mage post-​répète. On se res­sert un petit verre de rouge. Et le matri­moine chan­té conti­nue de circuler.

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