Sikou Niakate : les tripes sur la table

Un documentaire, un podcast, des interventions en prison et des rêves de seul-en-scène pour parler des émotions des hommes, et en particulier, celles des hommes noirs. Le jeune réalisateur Sikou Niakate mène ce travail en se dévoilant jusque dans les détails de son intimité. Une honnêteté totale, dont il se sert pour « réenchanter » les masculinités sensibles.

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© Cédrine Scheidig pour Causette

Ils ne s’étaient rien dit. N’en avaient jamais parlé entre eux, entre mecs. Alors, après que Sikou Niakate leur a demandé de témoigner dans son premier documentaire sur les émotions empêchées des hommes (Dans le noir, les hommes pleurent, autoproduit et « tourné avec rien » en 2020), aucun ne s’attendait, en voyant le film, au choc de découvrir leurs états d’âme respectifs. Pour Sikou Niakate, c’était la première fois, à presque 30 ans, qu’il parlait rupture, qu’il faisait le récit de traumatismes amicaux (des paroles blessantes sur son physique, ado) ou des tabous masculins les plus indicibles (l’impuissance, le cliché qui veut que les hommes noirs – comme lui – aient un plus gros sexe). Pour les illustrer, il va jusqu’à se montrer nu, de dos, face caméra. Pourtant, précise-t-il dans le doc, se dévoiler de la sorte lui est impossible face aux femmes qu’il aime. Ange, l’un des participants et l’un des plus proches de Sikou, ne pensait pas que cette « mise à nu, pudique et jamais obscène » aurait « tant d’impact » dans sa propre vie. « D’un coup, explique-t-il, tu t’autorises à en parler avec ta copine, ta sœur, sans qu’on te dise “mec, t’es un ouf !”. Ça ouvre un cadre qui permet la discussion. » On n’aurait pas mieux résumé le travail du jeune réalisateur, deux ans après et une dizaine de milliers de visionnages de son docu (il est en accès libre sur Internet).

Pour Sikou Niakate, prendre conscience qu’il n’est « pas seul » à souffrir du modèle de virilité dominant – « même si le patriarcat avantage les hommes » – lui a carrément « sauvé la vie ». Son père et son grand-père « ont pleuré » en voyant son documentaire. Ce travail n’est pas une œuvre de déconstruction, argue-t-il. « C’est une reconstruction, ou peut-être un réenchantement des masculinités. » Un credo qu’il affirme un peu partout. Dans des conférences, comme celle prévue lors du festival Être un homme, début février, à Nantes, où il doit débattre de la possibilité ou non de créer une « alliance » pour « critiquer le masculin hégémonique ». Dans un puissant podcast, paru fin 2022 (Jour noir, StudioFact Audio), qui retrace 24 heures dans la peau d’un homme noir, dans lequel il raconte en quoi les agressions racistes silencieuses subies au quotidien le font hésiter à devenir père, tant il ne veut pas condamner son enfant aux mêmes douleurs... Dans un projet de seul-en-scène. Ou encore, dans des centres pénitentiaires. Bientôt Fleury- Mérogis. Généralement, une discussion est organisée avec une dizaine de détenus après visionnage de son documentaire. « La dernière fois, retrace Sikou, on a fait un tour de table autour de la question “C’est quand la dernière fois que tu as pleuré ?” » Il se produit dans ces ateliers la même chose qu’avec ses potes lors du tournage. « C’était peut-être le premier espace qu’on leur proposait pour poser ces questions-là. » En faisant le docu, Sikou a vu « les mecs se métamorphoser, se libérer, se lâcher ». En prison, il donne aux « jeunes pères », très nombreux derrière les barreaux, l’occasion d’exprimer leur « mélancolie ».

Mécanique de l’autocensure

Le sujet de la paternité l’agite. À 31 ans aujourd’hui, il « n’a pas tranché ». « Suis-je en capacité de léguer de belles choses ? », s’interroge-t-il durement dans Jour noir. Les expériences qu’il énumère le font douter. S’interdire de mettre un jogging, car « ce serait suspect ». Se parfumer pour être sûr de ne pas donner vie à la terrible image de celui qui sentirait mauvais. Avoir peur, en contexte de drague, de n’être u’un objet de fantasme exotique. Ou carrément douter du fait d’être attirant. Il a beau être qualifié d’« ultrabeau gosse » par son entourage (dixit Ange, mais aussi des participantes à son podcast), être athlétique, tiré à quatre épingles (des Dr Martens quasi neuves, un pantalon carotte bleu nuit parfaitement coupé, coiffé avec minutie), il doute de lui. « Sachant que je vais transmettre à mon enfant cette expérience quotidienne à cause de la couleur de peau, que faire ? Lui parler de racisme trop tôt peut tuer son émerveillement, ce qui permet d’être enfant. Trop tard, je risque de l’amener à se manger le monde dans ce qu’il a de plus débile. »

“L’idée, c’était de ne pas dépasser. J’avais l’impression qu’être un mec noir de quartier, c’était déjà trop”

Sikou Niakate

Lui a grandi dans un quartier pauvre du 19e arrondissement de Paris. Il est le neuvième – « et dernier garçon » – d’une fratrie de dix enfants « dans la dépossession totale ». Son histoire est celle d’un « transfuge de classe » qui a fait des études de théâtre après le bac. Il a ensuite bossé dans un centre d’exposition parisien avant d’écrire ses propres scénarios et d’être remarqué. C’est aussi l’histoire d’un grand renoncement. Petit, « dans ma bande, être noir était la norme ». Tout change lorsqu’il commence le basket, vers 16 ans. « Contrairement à l’image qu’on se fait de ce sport avec la NBA, mes potes là-bas étaient blancs. Ça a été le moment où j’ai compris la manière dont mon français était perçu. Le français du verlan, celui des erreurs... » Dans Jour noir, il lâche, comme un aveu difficile, venir « de l’endroit des “si j’aurais” », « personne ne m’avait dit que cette tournure n’était pas correcte ». Au moment où ses potes regardent des séries en anglais pour parfaire leur LV1, lui mate tout en version française, « pour travailler » son français. « C’était génial d’apprendre des mots et davantage préciser ce que je ressentais. Et en même temps, j’ai eu une frustration immense de me dire que j’ai dû faire ces efforts colossaux pour rencontrer plus largement la société. C’est terrible. »

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© Cédrine Scheidig pour Causette

D’autant que pour s’émanciper, il s’efface. Il va jusqu’à changer sa manière de manger. « L’idée, c’était de ne pas dépasser. J’avais l’impression qu’être un mec noir de quartier, c’était déjà trop. Aux repas, il y avait une alarme interne qui disait “sois clean”. Je voulais déjouer l’imagerie que je pouvais incarner, être celui qui mange avec ses mains. » C’est cette mécanique de l’autocensure par racisme qu’il décrit aussi dans Jour noir. Lorsque, dans les toilettes d’un bar, il se force à nettoyer les traces sur la cuvette pour ne pas qu’on pense que c’est lui et que les hommes noirs sont sales. Lorsqu’il s’empêche de passer à côté d’une femme dans la rue parce qu’il a peur qu’elle soit effrayée par son corps grand (1 mètre 95) et noir. Les tentatives de paraître sympa devant les regards accusateurs des vigiles au supermarché... Le photographe Marvin Bonheur bosse sur les mêmes sujets : « J’ai l’impression que Sikou raconte ma journée, ma vie. C’est le quotidien de 90 % des hommes noirs. »

Les deux artistes sont devenus amis très vite après leur rencontre au cours d’une exposition de Marvin. « Moi je suis un rêveur qui a grandi dans une cité. J’avais l’obligation d’être soit caïd, soit d’être harcelé. Donc j’ai dû beaucoup me cacher de la sensibilité que Sikou met en avant. Je l’admire d’avoir la force d’incarner ça. » Le monde ne perçoit pas ce que cela demande. Au départ, Sikou n’avait pas le projet de se raconter, lui. Il voulait interviewer des personnes concernées. Mais il a senti des réticences. « Souvent, détaille Sikou, les gens concernés ont peur de devenir l’incarnation d’un profil victimaire. » L’heure, dans les cercles alliés, est plus à « la revendication de l’amour propre ». Il fallait quelqu’un pour se mouiller, raconter son vécu, sans généraliser. Il a accepté la mission.

Amours intranquilles

Son honnêteté fonctionne. Autour de lui, elle inspire. Une anecdote de Marvin Bonheur le prouve. C’est le souvenir d’un soir où le photographe hésite à passer à côté d’une vieille dame dans la rue, par peur de l’effrayer. « Quand je l’ai doublée, elle a poussé un petit cri et serré son sac. » Cette fois, il décide, sur le modèle de Sikou, d’exprimer son ressenti. « J’ai dit à cette dame que sa réaction était humiliante. Que j’étais triste qu’elle ait peur dans la rue, que j’aurais été le premier à courir pour rattraper son sac. Que j’ai l’éducation de l’immigré : le sentiment de devoir être plus gentil pour prouver que je ne suis pas méchant. » La fin est heureuse. « Je ne sais plus si elle m’a pris dans les bras ou non, mais elle m’a dit que j’étais super et qu’elle comprenait. »

Pour ses prochains films, Sikou Niakate veut continuer à creuser le thème du racisme et des « corps contrôlés ». Ou bien son lien incomplet avec sa mère, décédée en 2014. Il bosse chez lui, toujours dans le 19e arrondissement, dans « la solitude » et « pas dans l’opulence », en multipliant les projets. Il pense aussi à la question de l’amour, thème « pas reconnu comme traumatique ou grave ». Pour lui, ça l’a pourtant été. C’est une rupture qui a déclenché son travail. Une première relation, « bouleversante » dont la fin lui a fait comprendre « comment la masculinité peut empêcher d’être soi et de se dévoiler dans l’amour ». C’est en découvrant qu’il n’avait « pas d’espace » pour parler de cette peine dévorante, qu’il y avait si « peu de résonance » avec ses potes sur le sujet, qu’il a lancé le docu, établi le questionnaire d’interviews, parlé avec ses copains. On connaît la suite. « Je pensais interroger trente gars, en me disant que j’aurais 5-6 propos intéressants. Au bout de la 10e interview, j’ai arrêté, car j’avais beaucoup trop de contenu. » Plus récemment, un autre amour « intranquille » l’a « déplacé, submergé ». Au point qu’il lui devenait difficile de bosser, de respecter les deadlines. « Mais ce n’était pas possible de le dire, car pas socialement légitime. » Heureusement, il est très bien placé pour le savoir : rien de ce qui commence par un silence n’est condamné à être tu. Il sait briser les tabous.

Jour noir, de Sikou Niakate, StudioFact Audio, 2022. Podcast de 3 épisodes de 15 minutes.

1991 I Naissance à Paris, dans le 20e ar.

2018 I Lauréat du concours Filme ton quartier, organisé par France 3 et france.tv slash, pour une version bêta du documentaire Dans le noir, les hommes pleurent.

2020 I Sortie de Dans le noir, les hommes pleurent.

2022 I Sortie de Jour noir.

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