Maria Salguero à l'origine d'une carte inter­ac­tive des fémi­ni­cides au Mexique

Maria Salguero est géophysicienne. Elle a créé une carte interactive des féminicides au Mexique, pays où ces crimes atteignent des taux record. Un outil si important que les autorités s’arrachent son travail pour comprendre cette vague de violence. Et qui lui a valu d’être nommée parmi les cent femmes les plus influentes du Mexique en 2019 par le magazine Forbes.

MARIA CARTO 198 A 1
©Mahé Elipe

C’est un petit bout de femme pressée, qui arrive en trottinant. Son sac en bandoulière rebondit sur sa hanche gauche, au rythme de ses pas hâtés par son retard. « Désolée, j’étais prise par une réunion, j’ai dû rester plus longtemps que prévu », lâche-t-elle amusée. Maria Salguero s’assoit finalement à la table de ce café du centre historique de Mexico, à bout de souffle. Débordée, mais rigolote et ravie. C’est qu’on ne la lâche plus depuis que sa carte l’a rendue célèbre. En 2016, cette géophysicienne de 42 ans, diplômée de l’Institut polytechnique de Mexico, s’est acquittée de la mission qui devrait normalement revenir aux autorités : recenser les nombreux féminicides commis dans le pays. « Je créais des cartes sur les disparus. Puis je me suis rendu compte du nombre important de données sur les féminicides, j’ai donc fait la même carte pour ce fléau. »

« Au Mexique, on tue dix à onze filles par jour. »

Maria commence alors son travail de fourmi. « Je l’ai fait par empathie. Mais aussi parce que tu remarques vite que le pays tombe en miettes. » Sa carte interactive sur Google Maps est disponible gratuitement ; un outil désormais largement consulté par les journalistes, les universitaires et même les autorités. « Pour 2020, le gouvernement parle de 3 752 femmes tuées », mais seulement 940 sont comptabilisés comme féminicides puisque, pour qu’un crime soit considéré ainsi, il faut qu’une plainte ait été déposée comme telle. Ni la pandémie ni le déploiement de l’armée n’ont permis d’endiguer ce fléau. « Le boulot de Maria marque un tournant dans l’approche et la compréhension de ce problème », confie Wendy Figueroa, psychologue et directrice du Réseau national du refuge, qui accueille les victimes de violence domestique.

« J’ai vraiment la rage, car si les putains de pouvoirs publics avaient fouillé un peu, ils se seraient rendu compte que l’assassin avait laissé des traces, et ce, depuis le premier meurtre. »

Enjouée, Maria sort de son sac un ordinateur portable, où elle classe toutes sortes de données : âge de la victime, mobile, mode opératoire, lien de parenté avec l’agresseur… « Au Mexique, on tue dix à onze filles par jour. » Souvent, les corps ne sont pas identifiés et figurent parmi les 75 000 personnes disparues dans le pays et qui n’ont jamais été retrouvées. « J’utilise les informations du ministère de l’Intérieur et des bureaux du procureur des différents États, glisse-t-elle derrière ses épaisses lunettes. Surtout, j’épluche la presse à scandale, une mine d’or. » Au Mexique, la violence n’est pas taboue et le morbide est une stratégie de vente ; chaque matin, les kiosques à journaux réveillent les passant·es avec des Unes tapageuses et leur trio magique : femme dénudée, foot et sang. D’où le nom de « presse rouge ».

En 2018, sur la première moitié de l’année, Maria avait elle-même recensé plus de féminicides que le ministère de l’Intérieur, lors de son court passage à la Commission nationale de recherche, émanant du gouvernement mexicain. « Les autorités n’enquêtent pas assez. Elles n’ont pas été habituées à faire leur travail correctement », lâche-t-elle pour la première fois sans un sourire, le visage assombri par sa longue chevelure noire. Elle se souvient d’une série de meurtres très médiatisés, commis entre 2012 et 2018 par un homme, à Ecatepec, banlieue de 1,5 million d’habitant·es de la capitale aztèque. « Vingt femmes tuées en peu de temps, se rappelle Maria. J’ai vraiment la rage, car si les putains de pouvoirs publics avaient fouillé un peu, ils se seraient rendu compte que l’assassin avait laissé des traces, et ce, depuis le premier meurtre. »

Petit à petit, sa carte prend de l’ampleur. Elle reçoit la reconnaissance de ONU-Femmes et Forbes la nomme parmi les cent femmes les plus influentes du Mexique en 2019, alors qu’aucun organisme à l’époque ne profite de ses talents. « Je suis une femme influente, mais sans emploi ! » ironisait alors sur Twitter celle qui, à l’époque, n’avait pas de boulot. Après avoir enchaîné les jobs dans ce serpent de mer qu’est l’administration mexicaine, elle aurait dû intégrer la Direction générale des droits de l’homme, mais le projet est tombé à l’eau : « Ils voulaient que je donne gratuitement mes chiffres, mes graphiques, alors que j’y passais beaucoup de temps. »

« Une enfance influencée par l’Église est forcément marquée par le patriarcat. La Bible, c’est ce qu’il y a de plus machiste et misogyne. »

Finalement, Claudia Indira Contreras, procureure générale de l’État du Sonora, dans le nord du pays, l’embauche après une conférence remarquée donnée par la géophysicienne à Hermosillo, fin 2019 : « Je me suis dit que c’était impossible que personne ne la recrute ! Il m’a suffi d’un bref échange pour voir que c’est une personne authentique, simple et de grande valeur. »

Église, machisme et cartels

En octobre 2020, elle déménage à Hermosillo, capitale de cet État miné par la violence, où elle loge dans un quartier excentré formé de maisonnettes simples et identiques. Là, les barbelés sont de rigueur. Depuis novembre, Maria Salguero gagne un peu mieux sa vie, au sein de l’Unité d’analyse et de contexte des cas de violence à haut risque. Un nom pompeux, de ceux dont se parent les institutions mexicaines pour se persuader de leur pouvoir, dans un État de droit toujours plus faillible et corrompu. Cette dépendance du bureau de la procureure est un tout nouvel outil d’investigation criminelle. Le mot-clé dans cet intitulé : contexte. « J’analyse le passif familial des femmes, le lien avec l’agresseur, le domicile, les violences préalables. C’est un exercice multidisciplinaire qui permet de mieux comprendre le phénomène. »

maria carto 056 a
©Mahé Elipe

Maria distingue deux types de violence : « La violence familiale – le père, le frère, le mari – et la violence communautaire issue de l’environnement plus global : le quartier, le métier, le moyen de transport… » L’environnement, c’est aussi cette culture catholique bien ancrée dans les mentalités des populations latino-américaines, même si les jeunes sont de moins en moins croyants. « Une enfance influencée par l’Église est forcément marquée par le patriarcat. La Bible, c’est ce qu’il y a de plus machiste et misogyne. »

Dans ses recherches, elle a aussi fait le lien avec la guerre que se livrent les cartels depuis une vingtaine d’années. La culture de la violence, l’ensauvagement des hommes. « Le crime organisé s’est lancé dans la traite de filles. Il y a cet exemple d’une femme tuée dans le sud, non loin de Cancun. Près de son corps, les assassins avaient laissé un message à un cartel rival. » Dans ce cas, le féminicide ne sert qu’à faire passer un avertissement à un groupe criminel ; la femme comme chair à canon, son corps comme moyen de communication. La cartographe se souvient aussi de ces danseuses assassinées dans un bar à Veracruz ; le propriétaire, criblé de dettes, subissait l’extorsion du cartel du Golfe et avait été puni de la sorte.

L’humour et la rage

Dans d’autres cas, les femmes sont directement liées à l’économie du trafic. Maria déplace la souris de son ordinateur vers le nord, près de la frontière  avec les États-Unis. « À Tijuana, on calcine les corps ou on les démembre pour les faire disparaître. » Aucune émotion dans sa voix ; l’habitude de ce quotidien trop normal, peut-être. « Là-bas, 90 % des féminicides sont liés aux cartels. Ces femmes vivent dans des zones périphériques, pauvres et sensibles. On les paie 20 pesos (1 dollar) par paquet de méthamphétamine ou de cristal vendu. C’est une question de survie ! » Jusqu’à ce qu’elles meurent… D’ailleurs, le sous-procureur de Tijuana a avoué que 30 % d’entre elles sont tuées aux côtés de leur conjoint ou d’un homme de leur famille. Lors de multihomicides, donc.

« Maria incarne la sororité. Elle est un phare qui illumine et met un nom sur ces centaines de femmes que le patriarcat a réduit au silence à travers les féminicides. »

Wendy Figueroa, psychologue et directrice du Réseau national du refuge

Sa rage, bien présente, ne transparaît pas derrière sa monture noire. Elle affiche constamment un sourire serré. Comme pour relativiser, elle qui épluche des histoires sordides tous les jours ? « Peut-être… Quand tu touches à toutes ces données morbides, tu es obligée d’être détachée. » Ses amies, comme Wendy Figueroa, louent « son humour décapant et sans tabou qui lui permet de dire ce qu’elle pense, toujours ». Comme pour cacher sa sensibilité ? « Je ne sais pas… Tu sais, quand je parle avec la famille d’une victime, je pleure comme une madeleine. » Sourire en coin.

Être à la Commission nationale de recherche d’abord, puis dans cette Unité d’analyse de contexte des cas de violence à haut risque lui permet enfin de mener des recherches de terrain, en œuvrant au contact des familles des victimes. Son exutoire. Wendy Figueroa l’admire : « Maria, c’est l’authenticité et la résistance. Elle est l’exemple de ce qu’une femme intelligente et qui casse les codes est capable de réaliser, confie son amie psychologue. C’est une vraie camarade. Maria incarne la sororité. Elle est un phare qui illumine et met un nom sur ces centaines de femmes que le patriarcat a réduit au silence à travers les féminicides. »

Mais ceux et celles qui la côtoient craignent aussi pour elle. « Ma mère n’aime pas trop ce que je fais. Elle a peur des représailles. » La médiatisation de sa fille a réveillé les chacals de Tepito, le quartier où elle a grandi, sorte de marché aux puces gigantesque, paradis de la contrefaçon et haut lieu du trafic de drogue à Mexico. « Une fois, on m’a collé quelqu’un aux basques, j’ai été suivie. Je m’étais exprimée sur une histoire connue ici, le meurtre de cinq escort girls. Ce que je fais les dérange, ça peut amener des problèmes… » S’exprimer contre ceux qui exercent la loi – le gouvernement ou le cartel – peut en effet mener à des représailles. C’est pour ça que la chercheuse reste muette sur sa famille. « Je préfère les laisser en dehors de tout ça. » Pour positiver, rien de tel qu’une balade. Seule ou avec son chien. « Je prends mon vélo et je roule jusque dans les montagnes, à l’extérieur de la ville. Je m’évade... »

évolution des mentalités

Maria se souvient du 8 mars dernier, lors de la Journée des droits des femmes, cette fumée violette venant se marier aux jacarandas, ces fleurs de la même couleur ; le vertige horizontal de la capitale, sa place de la Révolution, prête à imploser de ces centaines de milliers de femmes venues crier leur rage contre cette violence systémique. « Il y a encore trois ans, on n’aurait pas vu tout cela. Avant, le cortège s’étendait sur deux, trois pâtés de maisons, tout au plus. Les mentalités évoluent avec le temps. »

Du temps, il lui en aura fallu pour enfin vivre de son travail. Absorbée par sa besogne, Maria Salguero continue de remplir la carte des féminicides sur Internet. Batterie faible. Elle ferme le clapet de son ordinateur. Dans son disque dur, des centaines d’histoires de femmes assassinées demandent encore à figurer dans les données officielles.

Partager
Articles liés
commentaire

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.