Animer le débat féministe, soutenir les communautés LGBTQI+ et éduquer au sexe safe en langue locale, à 5 000 km de son pays, c’est possible. Soudeh Rad, figure écoféministe queer iranienne, le fait depuis Paris, en contournant la censure de son pays. En cette journée mondiale pour la liberté d’expression sur Internet, Causette s’est dit que ça valait bien un portrait, pour comprendre comment animer la lutte sur la Toile.
« Où que j’aille, j’ouvrirai une fenêtre de lumière et planterai une graine d’amour. » Dans le monde militant, on est plutôt habitué·es à voir des Tweets épinglés – le message qu’on fixe en haut de son mur Twitter – plus féroces ou promotionnels. Mais, quand on connaît l’histoire de Soudeh Rad, cyberactiviste, cet élan poétique en guise de présentation en ligne coule de source. Il résume parfaitement l’activisme de cet·te « écoféministe queer » non binaire*. Sa lutte, menée à plus de 5 000 km de Téhéran (Iran), pour contourner la censure, donne une illustration concrète de la Journée mondiale de lutte pour la liberté d’expression sur Internet, que l’on célèbre ce vendredi 12 mars.
Fournir de l’info inclusive en perse
« Où que j’aille. » Soudeh Rah est né·e en Iran, « juste après le début de la guerre » (guerre Iran-Irak, débutée en 1980). Mais iel milite aujourd’hui en France, à Paris ou dans la Creuse (iel y réside actuellement).
« J’ouvrirai une fenêtre de lumière. » C’est précisément la forme de lutte qu’iel a choisie. Ce travail, Soudeh Rad le mène via son bébé : l’ONG Spectrum. L’une des seules sources d’informations féministes et queer en farsi. Hébergé en France, le site de l’ONG est de ce fait l’un des rares à échapper à la censure iranienne. Derrière sa webcam, pendant notre visioconférence, la carrure bien assurée au milieu de ses courtes bouclettes noires, iel résume : « On a deux mots d’ordre. On ne fait que ce qui n’est pas fait et ne peut être fait à l’intérieur du pays et on ne fait que ce qui nous plaît. »
« Et planterai une graine d’amour. » Puisqu’il s’agit de féminisme, d’ouverture aux communautés LGBTQI+ et d’éducation sexuelle, l’objet du militantisme de Soudeh Rad est bel et bien l’amour. Le site Spectrum sert en effet de plateforme où l’on peut trouver chaussure à son pied si l’on a de quelconques questions sur les relations sexuelles ou sentimentales. Y sont hébergés six sites ou applis (tous créés et gérés par Spectrum), qui, là encore, n’auraient jamais pu voir le jour sur les réseaux iraniens. On y trouve pléthore d’infos sur le sexisme, sur le droit, de l’aide pour prendre en charge sa santé sexuelle quels que soient nos « sexe, genre et orientation sexuelle », un forum destiné aux personnes bi, LGBTQI+ et même des tutos pour aider les parents à délivrer une éducation sexuelle inclusive à leurs enfants.
Hygiène numérique
« Les gens, en Iran, ne peuvent pas parler de bisexualité et, d’ailleurs, pas de sexualité tout court », résume Soudeh. « Et même le féminisme, en Iran, n’est pas sensible aux questions LGBTQI+. Là-bas, il est plus facile de dire “les femmes cisgenres sont égales aux hommes” que de défendre les droits des femmes lesbiennes, bi ou trans… Rappelons que l’Iran est l’un des cinq pays au monde où les relations sexuelles consenties avec quelqu’un du même sexe sont punies de peine de mort. »
Il y a donc non seulement les infos à transmettre, mais aussi, des notions de sécurité. Spectrum se charge donc d’enseigner des techniques d’« hygiène numérique » aux communautés en danger. « On apprend par exemple aux gens à ne JAMAIS prendre de screenshot, car ça pourrait être retourné contre eux. Pour celles et ceux qui utilisent des applis de rencontre, on leur enseigne un truc tout simple : ne jamais envoyer de nude complet. Privilégier des endroits précis du corps, sans le visage, et éviter les signes reconnaissables, style tatouages. Et supprimer les messages pouvant être répréhensibles en Iran maximum deux minutes après envoi. Car les applis conservent vos infos… » Et de ponctuer : « Tout ça, c’est notre responsabilité en tant que diaspora. »
Persépolis life
Responsabilité également héritée d’une histoire personnelle. En écoutant Soudeh la raconter, on croirait relire la BD (ou revoir le film) Persepolis, de la dessinatrice iranienne Marjane Satrapi. Enfance (assignée femme) « sans accès à des cours de musique », où « on nous apprenait à nous défendre et à écrire aux soldats sur le front pendant que les pères de mes amis mouraient ». Ensuite, « l’ère des sanctions » politiques. Puis, drame familial. Lors d’un accident de voiture, la famille Rad perd l’un de ses enfants, le frère de Soudeh. Il fallait « qu’on se redéfinisse », retrace-t-iel. Le clan choisit de déménager à Vienne (Autriche), puis en France. Lassé·e « de toujours être “l’étranger·ère” », à 18 ans, Soudeh retourne en Iran, s’inscrit à la fac, tombe amoureux·euse d’un homme et, « parce que c’était le seul moyen d’être ensemble », se marie avec lui. Rapidement, iel subit des violences domestiques. « Il m’enfermait dans la maison quand j’avais un examen important. À l’époque, je ne réalisais pas ce qu’il se passait, j’étais optimiste. Mais je me suis quand même dit que j’allais retourner en France et dégoter un super job pour montrer ce que je valais. » Iel part. S’ensuit une période d’allers-retours entre Téhéran et Paris. « Il fallait sans cesse revenir signer des papiers de divorce. »
Son féminisme se bâtit peu à peu. À force de petits « compliments » sur sa tenue et son physique dans le cadre pro, proférés par ses collègues, des « vieux hommes cisgenres ». À l’époque, iel bosse dans le conseil, toujours sous une identité féminine (iel se revendique non binaire depuis cinq ans). On l’engage notamment dans une entreprise de transports européenne. Les missions incluent de nombreux voyages en Iran pour tenter d’étendre le réseau de la boîte. De toutes ses missions, iel réalise que celles qui l’enthousiasment le plus sont celles qui consistent à « aller dans de toutes petites villes d’Iran et d’échanger avec les femmes, celles qui ont le moins accès à l’information. » Iel y met tout son cœur. À en perturber l’administration iranienne, raconte Soudeh. « Les services d’intelligence appelaient mes secrétaires et disaient : “Nous aimerions parler à Monsieur Rad”, et lorsqu’on leur répondait : “C’est madame Rad”, ils rétorquaient : “Est-ce qu’elle se sent en sécurité lorsqu’elle rentre chez elle le soir ?” », relate-t-iel, en mimant un ton menaçant. C’est là qu’iel décide de ne plus y retourner, pour agir depuis la France.
Radio Paris
Sauf que parallèlement, en 2009, le « mouvement vert » se soulève en Iran. Vague de contestation à la suite de l’élection présidentielle, surnommée « révolution Twitter ». Les militant·es, dont Soudeh Rad fait partie, accusent le gouvernement (conservateur) d’avoir maintenu frauduleusement son candidat (Mahmoud Ahmadinejad) au pouvoir. Le fait d’être en France s’avère être une précieuse plus-value pour agir. « C’est la première fois que j’ai utilisé des groupes Google comme espace de changement politique et que j’ai commencé mon activisme digital ». Iel se met à écrire sur l’actu du militantisme iranien, dans des médias français comme Buzzfeed ou Femme actuelle. Au fil de ses articles, Soudeh Rad se rapproche d’Osez le féminisme et de Caroline de Haas. Puis, « quasi toutes celles qui ont porté le mouvement en Iran – comme Shadi Sadr, Mansoureh Shojaee, Shirin Ebadi, Mahboubeh Abbasgholizadeh – ont fui à l’étranger ». Soudeh, désormais identifié·e en ligne, devient « leur personne relais » en Europe. On l’invite à produire – toujours à distance – une émission sur Zanan TV (« zanan » signifiant femme), lancé par Mahboubeh Abbasgholizadeh, où Soudeh parle de clito, de mutilations génitales, de polyamour… Iel ne fait plus que ça. À en faire un burn-out militant.
Une année de pause aux États-Unis plus tard (ou iel a vécu une histoire d’amour passionnelle avec une femme et s’est fait·e professeur·e de cuisine), Soudeh réalise que l’indignation féministe ne la quitte pas. « Je n’en pouvais plus de voir que, dans mes ateliers, les femmes cuisinaient et les hommes attendaient juste de pouvoir manger le cupcake à la fin. » Retour en France et au cyberactivisme. C’est en 2016 qu’iel lance Spectrum avec son ami·e (qui s’identifie comme non binaire iel aussi) Zeynab Peyghambarzadeh. En tant que cyberactivistes quasi exilées, façon Radio Londres, « il faut comprendre que notre but n’est pas d’avoir un maximum de likes ou de partages. » Vu la pression en Iran, « nous suivre sur les réseaux sociaux est pour nous un acte extrêmement fort ». L’objectif, c’est avant tout, l’information. « Mon souvenir le plus émouvant, raconte Soudeh, est le témoignage d’une personne qui nous a envoyé un message via un de nos forums sécurisés. Par curiosité, j'ai cherché sur Google Maps d’où il avait été envoyé. J’ai eu du mal à trouver la ville ! Elle était dans le fin fond d’une province iranienne. Cette personne, qui avait 16 ans, nous disait avoir découvert grâce à nous le témoignage d’un transgenre et s’être dit : “Mais, c’est moi ! il y a un mot pour moi !”. Ça m’a soufflé·e. »
Lutte des mots
Mais comment mesurer l’impact de la lutte si les communautés concernées ne peuvent pas suivre ouvertement les sites associés à Spectrum ? Comment évaluer le succès de toutes ces actions, à grande échelle ? En regardant les mots, explique Soudeh. Sur Spectrum, le vocabulaire employé est profondément militant, bien loin des standards perses. « Pour dire “avortement”, le langage courant veut que l’on utilise un mot qui signifie “fausse-couche”, illustre Soudeh. Mais pour souligner le côté volontaire, j’ai traduit en perse l’expression “interruption volontaire de grossesse”. Ça donnait un mot super long mais tant pis. Et maintenant, tout le monde l’utilise, sur les réseaux sociaux et même dans les médias classiques ! » À noter que la politisation des termes choisie sur Spectrum va parfois bien plus loin. Plutôt que parler de GPA, Soudeh emploie « location d’utérus ».
Mona Taheri, l’un·e des traducteur·rices et rédacteurs·rices de Spectrum (non binaire également), pour sa part exilé·e en Turquie, le voit aussi avec le mot « ranginkamani » que Spectrum a popularisé. Il signifie « personne arc-en-cielé·e », en référence au rainbow flag des communautés queer. « Même ma mère, s’emballe Mona, qui n’est pourtant pas du tout une alliée de la cause, s’est mise à l’utiliser ! » Et l’arc-en-cielisation des cœurs se poursuit.
* D’où l’usage, conformément à son souhait, du pronom non genré « iel » et de l’orthographe inclusive tout au long de l’article.