Marie de Gournay : l'humaniste était une femme

Femme de lettres, “fille d’alliance” de Montaigne et édi­trice de ses Essais, Marie de Gournay, née en 1565, a aus­si rédi­gé une œuvre per­son­nelle d’une grande diver­si­té, dont des trai­tés sur la défense des femmes. Féministe avant l’heure !

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Lithographie à par­tir des "Costumes his­to­riques de la France",
de Paul Lacroix. © Florilegius/​Alamy Stock Photo

La fille de…, la femme de…, la maî­tresse de… L’histoire des femmes passe bien sou­vent par ces attaches mas­cu­lines. Le peu de lumière qu’on leur accorde se trouve dans l’immédiate proxi­mi­té des hommes. Alors, for­cé­ment, elles res­tent dans l’ombre, l’ombre des grands, n’est-ce pas !

Marie de Gournay n’y coupe pas, elle dont on se sou­vient d’abord et avant tout parce qu’elle a été « fille d’alliance » de Montaigne. Fille ­d’alliance ? C’est-à-dire ? À vrai dire, ce n’est pas très clair. L’expression vient du grand homme lui-​même, qui a ain­si dési­gné celle qu’il avait ren­con­trée à 55 ans alors qu’elle en avait 22. Elle avait lu et aimé ses textes (à 18 ou 19 ans à peine), lui avait envoyé un billet pour le lui dire. Ils s’étaient ren­con­trés. S’en était sui­vi un coup de foudre intel­lec­tuel, amou­reux, sen­suel, on ne sait pas trop, peut-​être les trois à la fois, allez savoir. Disons qu’ils en étaient res­tés mar­qués à jamais. Quatre ans après cette ren­contre, Montaigne meurt, et c’est Marie de Gournay qui tra­vaille à l’édition post­hume de ses textes, à par­tir d’un exem­plaire anno­té par l’auteur et confié par… la veuve elle-​même. L’édition est publiée trois ans plus tard, en 1595. Marie, qui se pré­sente comme garante d’un texte deve­nu orphe­lin, a alors 30 ans. 

Quoi qu’il en soit, cette jeune femme éru­dite, curieuse et enthou­siaste, n’est pas uni­que­ment l’admiratrice qui a tapé dans l’œil d’un grand homme avec lequel elle a pas­sion­né­ment échan­gé de son vivant. Elle écrit, elle aus­si. Et manie une plume acé­rée, sar­cas­tique, réjouissante.

Autodidacte et grande gueule

Il faut pré­ci­ser que la demoi­selle est ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui, « une enfant à haut poten­tiel ». Assez haut pour, par exemple, apprendre seule le latin « sans gram­maire et sans aide » précise-​t-​elle, par la simple confron­ta­tion des œuvres avec leur tra­duc­tion et mal­gré les réti­cences cer­taines de sa mère, fort mar­ri de voir sa fille plon­gée dans des études peu conve­nables pour une noble demoi­selle. Après le latin, elle enchaîne sur le grec. On ne l’arrêtera plus. 

À une époque où l’on atten­dait des femmes de la rete­nue, de la rete­nue, tou­jours de la rete­nue, Marie de Gournay écrit, dans un de ses poèmes : « Je suis d’humeur bouillante », avant d’ajouter qu’avec grand-​peine elle oublie une injure, qu’elle est impa­tiente et sujette aux colères. Ce qui, en lan­gage du XXIe siècle, signi­fie qu’elle est grande gueule et s’énerve si on la cherche.

Elle écrit, beau­coup, sur tout un tas de sujets : la place des femmes, mais aus­si la poé­sie, la lit­té­ra­ture, la langue, les ques­tions morales et sociales, la reli­gion, la péda­go­gie, etc. Pas de miè­vre­rie sous sa plume : d’un trait, elle cloue au pilo­ri, elle épingle avec caus­ti­ci­té tous les défauts de ses contem­po­rains, les « gri­maces mon­daines » comme les « fausses dévo­tions » des « dévo­reurs de cha­pe­lets » ou l’arro­gance des nobles et leur fausseté. 

Sur les femmes, elle publie en 1622 un trai­té d’une tren­taine de pages inti­tu­lé Égalité des hommes et des femmes : tout est dans le titre. Elle y évoque « cette orgueilleuse pré­fé­rence que les hommes s’attribuent » et s’applique à démon­trer qu’ils ont bien tort. Elle a d’ailleurs, en ouver­ture, un argu­ment inté­res­sant : ceux qui prônent ain­si la supé­rio­ri­té mas­cu­line, dit-​elle, ne sont que des hommes aux­quels les femmes ne vou­draient sur­tout pas res­sem­bler. Retour à l’envoyeur. Car les femmes ne sont ni infé­rieures ni supé­rieures aux hommes – elle insiste –, elles sont tout sim­ple­ment leurs égales, quoique différentes. 

Dans Grief des Dames, qu’elle publie en 1626, elle tem­pête : quoi qu’elles disent, les femmes ne sont pas crues, pas écou­tées, pas consi­dé­rées, un seul argu­ment suf­fit à anéan­tir tous leurs dis­cours : « C’est une femme qui parle. » « Je le sais de ma propre expé­rience », précise-​t-​elle. On s’en dou­tait, bien sûr. Les règles du jeu sont don­nées par des idiots (« une foule de sots et de fous »). L’homme le plus stu­pide emporte le prix, tou­jours, face à une femme, assène-​t-​elle. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il porte une barbe, n’allez pas cher­cher plus loin. Bien des hommes de lettres, ajoute-​t-​elle, méprisent toute œuvre venant d’une femme, quand, bien sou­vent, ils n’ont même pas dai­gné la lire. Leur arro­gance jus­ti­fie leurs propres textes, où ils mélangent deux ou trois idées volées de-​ci de-​là, avec un vague liant fait de « glaire d’œufs bat­tue ». Rien que ça. Vous l’aurez com­pris, madame ne mâche pas ses mots et sait bien ce qu’il en est : l’orgueil déme­su­ré de cer­tains – parce que c’est bien de cela dont il est ques­tion – naît de l’ignorance, et ceux qui regardent les femmes de haut démontrent par là même leur propre bêtise crasse. Des glaires d’œufs bat­tues : rete­nez bien l’image. Elle date peut-​être du XVIIe siècle, mais, n’en dou­tez pas, elle peut encore ser­vir : cer­tains dis­cours actuels intègrent bel et bien cet ingré­dient peu ragoûtant.

Insoumise et indépendante

Marie de Gournay a renon­cé au mariage, pour­tant lar­ge­ment impo­sé aux jeunes filles de son époque, aux tra­vaux de cou­ture, aux occu­pa­tions dites fémi­nines, pour essayer de vivre de sa plume. Et elle en a lar­ge­ment usé, de sa plume. Pour rédi­ger ses propres textes, les édi­ter, pour tra­duire aus­si ceux d’Ovide ou de Virgile, notamment. 

Elle a pu sub­ve­nir à ses propres besoins grâce, notam­ment, à ­l’obtention d’une pen­sion royale. Chose raris­sime pour une femme à son époque, elle a pu voler de ses propres ailes. Tout en lisant, avec fer­veur et admi­ra­tion, d’autres auteurs, contrai­re­ment à ces arro­gants qu’elle dénonce. 

Elle a ain­si su lire, édi­ter, com­men­ter, et cri­ti­quer même par­fois, celui qu’elle avait ren­con­tré si jeune, celui dont elle fré­quen­te­ra les textes toute sa vie : Montaigne. Et nous, lec­trices et lec­teurs, pou­vons aujourd’hui l’en remercier.

Femme indé­pen­dante, femme de lettres, femme de tête, Marie de Gournay, toute sa vie, aura été atta­quée. On tour­nait en déri­sion sa liber­té d’esprit. Des raille­ries qui lais­se­ront des traces puisque son pre­mier bio­graphe, en 1910, la qua­li­fie de « pauvre folle ». Elle fut moquée sur son phy­sique, sur sa condi­tion de « vieille fille ». En 1980, encore, l’académicien Alain Decaux écri­vait dans son Histoire des Françaises : « Hélas, Mlle de Gournay est laide. […] Une vieille fille un peu rance… »

Elle meurt le 13 juillet 1645 à près de 80 ans, tou­jours seule et libre, sans avoir cédé à ce qui n’était, après tout, soyons-​en sûrs, que de la glaire d’œuf. Rien de plus !

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