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Portrait d'Isabelle Perraud au milieu de ses vignes dans le Beaujolais© Felix Ledru pour Causette

Isabelle Perraud : la vigne­ronne qui voit rouge

Créatrice du compte Insta Paye ton pinard, aujourd’hui au cœur d’une bataille judi­ciaire pour avoir relayé des témoi­gnages incri­mi­nant un viti­cul­teur, Isabelle Perraud est celle qui a fait sau­ter le bou­chon des vio­lences sexistes et sexuelles dans le milieu du pif. 

Il est beau­coup ques­tion de « coups de tête » chez Isabelle Perraud. Ou, décèle-​t-​on, d’une sacrée facul­té à se nour­rir des aléas et des hasards de la vie. À com­men­cer par celui qui l’a menée au métier de vigne­ronne, en 1989. Cette année-​là, Isabelle a 20 ans et vient d’épouser Bruno, ren­con­tré quatre ans plus tôt. Sixième géné­ra­tion d’une famille de vigneron·nes, il a créé, deux ans aupa­ra­vant, le domaine des Côtes de la Molière, sur la petite com­mune de Vauxrenard (Rhône), là où se trouvent les vignes fami­liales. Là, aus­si, où sont venus s’installer les parents d’Isabelle. « J’avais 6 ans quand ils ont quit­té Lyon. Avant qu’elle ne reprenne le bis­trot du vil­lage, ma mère était comp­table et mon père bijoutier-​joaillier. Même si j’ai gran­di à la cam­pagne, j’ai eu une édu­ca­tion plu­tôt cita­dine », retrace-​t-​elle. Lorsqu’elle se marie, Isabelle est encore étu­diante et se voit bien deve­nir psy­cho­logue. « J’étudiais l’allemand et la psy­cha­na­lyse, je n’envisageais pas du tout de tra­vailler dans le monde du vin. Sauf que j’avais aus­si envie d’avoir des enfants. Je suis tom­bée enceinte et, du coup, j’ai arrê­té mes études », poursuit-​elle. C’est là qu’elle com­mence à aider son mari sur le domaine. Et décide de suivre une for­ma­tion en viti­cul­ture et œno­lo­gie. « Pour me dire que je ne venais pas de nulle part, pour me sen­tir plus légi­time vis-​à-​vis de moi-​même et des autres. » Dès lors, le couple tra­vaille d’arrache-pied pour faire vivre et déve­lop­per son petit domaine. « On a com­men­cé avec un hec­tare et demi de vignes dont Bruno avait héri­té. Ensuite, on a repris des vignes en fer­mage [en loca­tion, ndlr], puis on a rache­té un peu de moulin-​à-​vent, un peu de blancs, des beau­jo­lais… On a étof­fé le domaine ensemble », déve­loppe Isabelle, aujourd’hui à la tête, avec son mari, de 8,5 hectares.

Au fil des ans, elle qui ne connais­sait « abso­lu­ment rien » à la viti­cul­ture apprend et prend de plus en plus de res­pon­sa­bi­li­tés aux Côtes de la Molière. C’est elle, par exemple, qui a pris le tour­nant de la vente en direct. Auparavant, les Perraud ven­daient la majeure par­tie de leur pro­duc­tion en gros, à des négo­ciants en vin – qui en fixent le prix d’achat. « Ça ne m’allait pas du tout, je trou­vais ça très angois­sant. Un jour, alors qu’il y avait une grosse crise dans le Beaujolais, j’ai déci­dé de tout vendre en bou­teille. Presque sur un coup de tête, j’ai pris en main ce gros dos­sier, pour qu’on puisse maî­tri­ser la chaîne de A à Z », se remé­more cette vigne­ronne de 54 ans. Depuis, c’est elle qui s’occupe du volet com­mer­cial : concep­tion des éti­quettes, rela­tions avec la clien­tèle, pré­pa­ra­tion des com­mandes… Soit, en moyenne, 35 000 à 40 000 bou­teilles ven­dues chaque année, dont 70 % à l’exportation. Car c’est d’abord à l’étranger qu’Isabelle et Bruno ont trou­vé des débou­chés pour leur vin lorsqu’il et elle ont pris le virage du bio et du natu­rel, au début des années 2000.

Une muta­tion compliquée

Si le couple a opé­ré tôt ce tour­nant « bru­tal, mais vital », c’est parce que Bruno s’est retrou­vé gra­ve­ment intoxi­qué, en 1999, à la suite de l’utilisation d’un insec­ti­cide. « On avait de plus en plus de dif­fi­cul­té à uti­li­ser ces pro­duits. Ça a été le déclic. Du jour au len- demain, on a ces­sé de recou­rir à des pro­duits chi­miques de syn­thèse », explique Isabelle, évo­quant un chan­ge­ment « hyper com­pli­qué ». D’une part, parce qu’à l’époque, elle et Bruno comp­taient par­mi les pionnier·ères. « On était les pre­miers sur la com­mune, et peut-​être cinq ou six par­se­més dans le Beaujolais. Heureusement, on a été sou­te­nus par la famille de Bruno. Mais, ici, le monde du vin n’a pas été du tout bien­veillant », n’oublie pas Isabelle. D’autre part, le couple a dû revoir com­plè­te­ment sa façon de tra­vailler, « comme s’[ils avaient] com­plè­te­ment chan­gé de métier ». Pendant des années, il leur a fal­lu restruc­tu­rer leur domaine. « On en a bavé parce qu’on avait des lignes [de vignes] qui n’étaient pas du tout adap­tées à la culture bio. En plus, on a des lignes en coteaux, en pente, en contre-​pente, avec plein de petites par­celles… Il a fal­lu tout arra­cher, puis tout replan­ter. Mais la vigne, ce n’est pas des salades ou des hari­cots ! Quand on plante une ligne, il faut attendre trois ans pour qu’elle rentre en pro­duc­tion. En bio, c’est par­fois sept ou huit ans. C’est un tra­vail de longue haleine », concède Isabelle. Elle peut désor­mais se réjouir : il y a un an, l’aîné de ses quatre enfants les a rejoints, elle et Bruno, pour tra­vailler à son tour aux Côtes de la Molière. La trans­mis­sion est assu­rée. Cependant, de nou­velles dif­fi­cul­tés se posent. « On a un vrai pro­blème avec le dérè­gle­ment cli­ma­tique et l’augmentation des tem­pé­ra­tures. Cette année, par exemple, on a eu un mil­lé­sime très chao­tique. Il a fait chaud et humide, donc c’est hyper pro­blé­ma­tique par rap­port aux mala­dies des vignes. Là, ça fait trois ans qu’on a plein d’oïdium [une mala­die pro­vo­quée par un cham­pi­gnon], qui peut rendre le rai­sin impropre à la consom­ma­tion. C’est très stres­sant. En plus, on sait que tout ça va s’accentuer. Je ne sais pas pen­dant com­bien de temps on va pou­voir conti­nuer à faire du vin », s’inquiète la vigne­ronne. Qui a eu la bonne idée de créer, dès 2005, une struc­ture de négociant-​vinificateur sur le domaine. « Ça nous per­met d’acheter des rai­sins bio et de les vini­fier chez nous pour pal­lier les aléas cli­ma­tiques », explique la viti­cul­trice, qui a encore en tête la récolte de l’an pas­sé, détruite à 70 % par la grêle.

Lanceuse d’alerte

Aujourd’hui, Isabelle Perraud, qui copré­side le Syndicat de défense des vins natu­rels, ne par­ti­cipe plus que rare­ment aux tra­vaux de la vigne. Ce qu’elle aime, c’est défendre et racon­ter l’histoire de ses vins nature : saint- amour, Le P’tit Poquelin, bour­gogne ali­go­té, mor­gon, saint-​véran… « Il y a quinze ans, j’ai réa­li­sé que je maî­tri­sais le sujet, que j’étais légi­time et qu’on n’avait pas à m’expliquer mon métier », confie-​t-​elle. Hasard ou pas, c’est à la même période qu’elle a com­men­cé à assu­mer son fémi­nisme. Un terme qui, pour elle, son­nait « presque comme un gros mot. Alors qu’en fait, je l’étais », rigole-​t-​elle.
De fait, au fil du temps et de son inves­tis­se­ment crois­sant dans dif­fé­rents col­lec­tifs de vigneron·nes, elle est deve­nue une sorte de vigie antisexiste.

© Felix Ledru Isabelle Perraud 08
Portrait d'Isabelle Perraud à son domi­cile dans le Beaujolais.
© Felix Ledru pour Causette 

Celle qui demande à l’agence de com pour­quoi aucune pro­fes­sion­nelle n’apparaît dans la vidéo de pro­mo­tion de tel salon viti­cole, celle qui ques­tionne la com­po­si­tion exclu­si­ve­ment mas­cu­line de telle assem­blée, celle, encore, qui exige qu’on invite autant de femmes que d’hommes pour le pro­chain repas de dégus­ta­tion du col­lec­tif… Ce qui lui vaut la répu­ta­tion, un brin aga­çante, d’avoir « du carac­tère ». « On dit tou­jours ça d’une femme qui s’impose. Moi, je ne sais pas si j’ai du carac­tère. Mais, à tra­vers ma mère et ma grand-​mère, j’ai tou­jours eu le modèle de femmes enga­gées qui pre­naient des déci­sions. Je n’ai pas le com­plexe d’être une femme. J’ai tou­jours fait les choses parce que j’en avais envie, pas pour prou­ver quoi que ce soit », recadre- t‑elle. Et si elle est « capable de l’ouvrir » lorsque quelque chose lui déplaît, elle est aus­si deve­nue « capable de se taire », quitte à reve­nir sur le sujet plus tard, entre quatre yeux. « Je fais énor­mé­ment de péda­go­gie », reconnaît-​elle. Pas éton­nant, donc, qu’elle ait fini par deve­nir une figure incon­tour­nable de la lutte contre les vio­lences sexistes et sexuelles dans le monde du vin. Ce qui l’a notam­ment pous­sée à créer le compte Instagram Paye ton pinard, en 2020 – là encore, « sur un coup de tête ». « J’avais énor­mé­ment de femmes du milieu qui se confiaient à moi sur les vio­lences qu’elles subis­saient. Je me ren­dais compte qu’on était toutes iso­lées et, un jour, j’ai eu envie qu’on se fédère », se souvient-​elle.

“Cuvées mili­tantes”

Devenue une asso­cia­tion – qu’elle pré­side – à l’été 2022, Paye ton pinard a, dit-​elle, chan­gé « beau­coup de choses » dans sa vie. Parce qu’entre le sou­tien aux vic­times, le tra­vail d’information, la sen­si­bi­li­sa­tion des professionnel·les ou les sol­li­ci­ta­tions des médias, ce volet mili­tant occupe désor­mais 80 % de son temps. Et puis il y a eu cette plainte pour dif­fa­ma­tion dépo­sée contre elle par Sébastien Riffault, un vigne­ron accu­sé de vio­lences sexuelles par plu­sieurs femmes, dont elle a relayé les témoi­gnages. Lors du pro­cès, en juin der­nier, le tri­bu­nal a recon­nu sa bonne foi. Mais il l’a cepen­dant jugée cou­pable et condam­née à ver­ser près de 29 000 euros de dom­mages et inté­rêts au plai­gnant. Un coup de mas­sue. Non pas qu’elle découvre la façon dont sont trai­tées les affaires de vio­lences sexuelles : vic­time d’un viol, en 2016, l’une de ses filles se bat depuis pour voir condam­ner défi­ni­ti­ve­ment son agres­seur. « Je sais que la jus­tice ne nous pro­tège pas. Mais j’ai été cho­quée par la somme. C’était un procès-​bâillon et cette déci­sion finit de nous bâillon­ner. On dit aux femmes de par­ler, mais nos paroles ne valent vrai­ment rien du tout ! » rage- t‑elle, écœu­rée. Elle qui se reven­dique comme « une lan­ceuse d’alerte » n’a pas jeté l’éponge pour autant : après avoir chan­gé d’avocat, elle a fait appel du juge­ment. En atten­dant, les ven­danges ont com­men­cé : « J’ai pas­sé une annonce et il n’y a qua­si­ment que des filles qui m’ont contac­tée : elles veulent tra­vailler dans un domaine safe. » Un domaine où, depuis 2020, Isabelle pro­duit ses « cuvées mili­tantes » : Sorore, Brute de cuve… et son « petit chou­chou » Balance ta bulle !, un pétillant natu­rel de gamay. Un vin à son image : 100 % natu­rel, 100 % féministe.

Lire aus­si I Fleur Godart, prê­tresse du vin naturel

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