Avec Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d'amour et de haine, la journaliste et militante féministe Elvire Duvelle-Charles ausculte ses dix ans d'activisme sur Internet et les observations de ses consœurs pour en tirer un passionnant retour d'expérience.
Côté face, les réseaux sociaux appliqués au féminisme, ce sont une inégalée diffusion des savoirs, des interactions entre militantes à l'international, une horizontalité de groupe, des mobilisations concrètes à coup de pétitions et de hashtag qui se descendent dans la rue, et une entraide tout sauf virtuelle, grâce à un réseau associatif présent sur la toile pour mieux aider dans la vraie vie. Côté pile, c'est l'aliénation aux algorithmes qui transforment la militante en influenceuse, des burn-out tant l'outil numérique devient une addiction, des partenariats rémunérés avec des marques qui peuvent poser question et du cyberharcèlement, massif.
Dix ans après l'essor d'Instagram – leur biotope naturel -, l'une de ces féministes « d'internet », Elvire Duvelle-Charles, publie Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d'amour et de haine pour faire le point sur les luttes nées de ces centaines de milliers de publications, leurs réussites et leurs fourvoiements. Journaliste et militante féministe, celle que Causette rangeait du côté des Sexploratrices en juillet 2020, grâce au succès fou de son compte Instagram Clit Revolution (lancé avec son binôme Sarah Constantin) pose la question : et maintenant ? Entretien.
Causette : Comment est né ce livre ?
Elvire Duvelle-Charles : C’est une adaptation du mémoire que j'ai réalisé pour mon master en études de genre. A l’époque, Sarah Constantin et moi tournions les épisodes de la série documentaire Clit Revolution, je n'avais pas vraiment le temps pour un autre terrain de recherche donc j’ai décidé de combiner les deux. L'enjeu était d’analyser ce qu’on avait fait de manière très spontanée. Ce « on », c'est ce mouvement que Causette a appelé Sexploratrices : ces jeunes femmes qui se sont mises à parler de sexualité sur les réseaux sociaux, plus ou moins dans une perspective féministe consciente. Il est intéressant de voir qu’il y avait beaucoup de comptes sexos tenus par des filles pas forcément féministes, qui le sont devenues par la suite. D'autres ont pris un tournant plus "développement personnel", "bien-être", dépolitisé. Quoi qu'il en soit, nous étions toutes bien décidées à combler un manque autour du sujet. C'est d'ailleurs pour cela que ça a marché.
Je crois que les sexploratrices et autres féministes se sont emparé d’Instagram et des autres réseaux sociaux pour forcer le passage dans les médias. En tant que pionnières, on a lancé tout cela de manière pas très réfléchie ni préméditée, alors qu’aujourd’hui des femmes ouvrent des comptes militants avec une idée précise de ce qu’elles vont dire et de ce vers quoi elles veulent tendre. Elles ont une stratégie, une identité visuelle, même : elles se sont professionnalisées, ce qui dénote d'une maturité des usages de ces réseaux.
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En parlant de « professionnalisation », vous posez une question dans l'ouvrage : peut-on faire de sa lutte un métier ?
E.D.-C. : Oui et je n’ai toujours pas la réponse, pour être très honnête ! Il s'agit de mener une réflexion sur le modèle économique des créateurs et créatrices de contenus sur Instagram, qui, d'une certaine manière, travaillent gratuitement pour la plateforme, bien contente de pouvoir s'appuyer sur leur travail pour faire du trafic. La tentation peut donc être de se tourner vers des partenariats avec les marques. Dans mon cas, ils se sont présentés à moi et sur le coup, ça m’a semblé être une bonne idée. A un moment, j’avais calculé que ça pouvait me permettre de devenir un média indépendant.
La conséquence, c’est que je n'ai plus eu la même liberté de ton et que ça m’a rendue complètement dépendante aux algorithmes d’Instagram. Ce réseau est tellement exigeant en terme de quantité que, si vous souhaitez que les contenus que vous créez soient vus par les personnes qui vous suivent, il faut publier toujours plus – dans ses recommandations, Instagram indique par exemple quatre à cinq reels par semaine (vidéos publiées en stories)-. C'est énorme à suivre pour une créatrice qui fait cela bénévolement seule et a un boulot à côté.
Cette aliénation aux algorithmes que décrivent les créatrices de contenus que vous interrogez dans votre livre, c'est ce qui peut mener au burn out militant ?
E.D.-C. : Tout à fait. D'autant qu'Instagram, c'est aussi l'interaction avec sa communauté et une charge de travail énorme en résulte, notamment la gestion des messages privés (DM), qui repose sur une seule personne. Quand j'ai rejoint les Femen au début de mon éveil militant, je m'occupais des réseaux sociaux du mouvement. Quand j’en avais marre à cause du cyberharcèlement, quelqu’un du groupe prenait le relai à ma place. Avec nos comptes militants individuels, quand tu es à une fête avec tes potes et que tu reçois le DM d’une jeune fille qui a besoin d’un renseignement rapide sur la pilule du lendemain, tu lui réponds, l’investissement est total.
Par ailleurs, ta communauté attend de toi que tu traites de tous les sujets tout le temps. J’ai des amies qui reçoivent des messages du type « t’as pas parlé de telle actualité ». Les réseaux sociaux favorisent l'instantanéité des réactions à chaud, alors on exige des créatrices de contenus militants d'être sur tous les fronts. Mais on n’est pas spécialistes dans tous les domaines du féminisme. 48 heures après la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l'Intérieur, Victoire Tuaillon (podcasteuse de Les Couilles sur la table, ndlr) avait fait une très belle story pour dire : « Je ne réagis pas parce que je ne sais pas comment le faire, que je suis profondément triste et que j’ai besoin de digérer l'information. » En fait, elle y a été obligée parce que si tu ne t'empares pas d'un sujet, il y a un peu cette suspicion que c’est parce que tu es du mauvais côté. Que tu soutiens la nomination de Darmanin, si tu ne t’es pas insurgée conte elle.
Cette pression de la communauté n'est-elle pas insoutenable ?
E.D.-C. : Il y a évidemment aussi beaucoup de bienveillance mais ce qui est sûr, c'est que les personnes en burn out sont très affectées par les violences intracommunautaires, même si elles ne sont pas forcément concernées. Jüne, de Jouissance Club, me confiait « à chaque fois que j’ouvre Insta, j'y trouve une violence telle que ça m’angoisse ».
Moi, ça m’interroge beaucoup que les personnes avec lesquelles on est le plus exigeantes et donc le moins tolérantes, les plus dures, ce sont des personnes alliées à la cause. A ce propos, on peut par exemple regarder ce qui est en train de se passer entre militantes transgenres et « radfem », qui s'entredéchirent dans une violence inouïe, avec, des deux côtés, des personnes dont la santé mentale est gravement abîmée.
Jusque-là, je m’en tenais au principe qu’il ne faut pas mettre en lumière ces dissensions parce que ça nous décrédibilise et que ça donne du grain à moudre aux anti féministes. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher de constater qu’il y a énormément d’énergie qui est dépensée là-dedans, plutôt que, par exemple, sur la montée de l'extrême droite dans la campagne présidentielle ou la menace de l'extrême concentration du groupe Bolloré. On devrait être capables de faire fi de nos divergences, retrouver de la bienveillance et s'unir sur des sujets graves.
Vous rappelez d'ailleurs dans votre livre que vous avez connu, à vos débuts avec les Femen, l'hostilité de Mona Chollet…
E.D.-C. : Oui, elle avait expliqué dans un article du Monde Diplomatique que notre féminisme n'était pas valable, parce que nous avions dit qu'on voulait dépoussiérer le féminisme qui exige d'avoir lu un maximum de livres théoriques. Je trouve ça dommage, parce qu’on était des petites nouvelles fraichement débarquées dans le paysage féministe français et qu'elle aurait pu venir à notre rencontre pour discuter avec nous avant de nous critiquer. Je trouve que c’est une position un peu confortable de préférer nous allumer dans un article. Ça a dévasté toute une partie du groupe d'être ciblée par une intellectuelle que nous admirions. C'était méprisant.
C'est Inna Shevchenko qui nous a fait prendre du recul sur l'affaire parce qu'en tant qu'Ukrainienne, elle ne mesurait pas forcément l'aura de Mona Chollet, et c'est tant mieux. J'ai voulu revenir sur cette anecdote pour introduire ce qui se passe aujourd’hui. Pour montrer que le problème ne vient pas forcément des réseaux sociaux, même si évidemment, ils sont une caisse de résonance qui amplifie ces litiges.
Quel regard portez-vous sur les récents comptes militants qui agrègent des témoignages sur un problème spécifique, du type #DoublePeine ou #BalanceTonBar ?
E.D.-C. : Ce militantisme par l'accumulation d'expériences individuelles permet d'illustrer des concepts abstraits. La mise en récit via les témoignages d'anonymes qui racontent les violences gynécologiques ou policières qu'ils et elles ont subi, vont te faire aboutir à la réflexion que le problème est systémique. Si tu dis juste « les gynéco sont souvent maltraitants », ça n’imprime pas, l'illustration par l'exemple intime est un procédé très connu de la rhétorique. La force de ces comptes de témoignages, dont le Tumblr Paye ta schneck (contre le harcèlement de rue) était peut-être le premier, c'est qu'ils rendent le sujet dénoncé intolérable.
En tant que femme qui prend la parole sur les réseaux sociaux, vous êtes régulièrement victime de cyberviolences et devez trouver la force mentale pour vous en protéger. Comment observez-vous l'évolution de ces cyberviolences ?
E.D.-C. : Quand j'étais community manager des Femens, je recevais régulièrement des menaces de viol ou de mort de la part d'individus isolés et je peux dire que je suis moins exposée avec Clit Revolution, et que c'est reposant. Les raids sont arrivés à l’époque d’Instagram. En fait, les anti-féministes et les masculinistes se sont organisés via des forums puis des boucles Whatsapp et Telegram, désormais des groupes fisha (des groupes fermés, ndlr) à l'aide desquels ils et elles ciblent des femmes anonymes et plus seulement des femmes qui s'exposent sur les réseaux. Je subis évidemment une double peine dans ce cyberharcèlement en tant que femme racisée. Mais je crois que j'arrive assez bien à me préserver de tout ça en m'épargnant la lecture de ces messages.
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Entre ces cyberviolences, le modèle économique aliénant d'Instagram et la censure de certains posts pour cause de nudité, vous avez en mai dernier et avec d'autres créatrices, fait le choix d'investir la plateforme Patreon pour y publier un contenu payant exclusif aux abonné·es. Quel bilan dressez-vous ?
E.D.-C. : C’est une vraie libération. Deux cent personnes sont membres de la Clit team, certaines suivent aussi mon club de lecture. Le fait qu'on soit beaucoup moins nombreuses crée un espace de sérénité, avec des liens d'amitié qui se tissent à l'intérieur de la communauté. L'idée est de créer des événements pour se rencontrer en chair et en os. Les réseaux devraient être des outils de rencontres à concrétiser dans la vraie vie. C'est d'ailleurs le sens des manifestations issues de mobilisations en ligne. C'est quelque chose que je ne veux pas perdre de vue : avoir un impact dans la vraie vie, mettre en lumière le travail de personnes qui agissent concrètement. Notre audience permet une force de frappe. Par exemple à l'occasion d'un live Instagram avec Jouissance club, on a pu lever 1000 euros en une heure pour l'association En avant toutes, qui aide les jeunes filles victimes de violences conjugales. Nos enjeux sont aussi de savoir faire des ponts avec celles qui ne sont pas sur les réseaux sociaux mais œuvrent dans l'ombre, en tant que travailleuses sociales par exemple. Nos notoriétés doivent être utilisées pour les mettre en lumière.
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Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d'amour et de haine, d'Elvire Duvelle-Charles, paru le 17 février aux éditions Hors d'atteinte.