Épisode 3/3
Comment appréhender le fait d’avoir des seins ou des poils pubiens à 8 ans ? Comment accompagner sa fille dans la gestion de ce corps qui change bien trop tôt ? Et l’école a‑t-elle pris suffisamment la mesure du phénomène alors que 20 % des filles ont aujourd’hui leurs règles à l’école primaire ? On y répond dans ce troisième et dernier épisode de notre série consacrée à la puberté précoce.
Décembre 2020. Romy, 8 ans, patiente avec sa mère, Ève, dans la salle d’attente d’une pédiatre endocrinologue. La petite fille doit passer plusieurs examens en urgence, dont une échographie pelvienne, afin de déterminer si sa puberté a effectivement bien commencé. C’est à son tour. Romy s’installe dans le fauteuil. La pédiatre, qui s’apprête à introduire la sonde dans son vagin, lui demande alors d’écarter ses lèvres. Par réflexe, Romy ouvre grand la bouche.
Cette scène pourrait prêter à sourire si la patiente n’était pas une fillette de 8 ans. Elle illustre parfaitement l’inconnu terrifiant dans lequel sont plongées des petites filles qui commencent leur puberté au moment, où elles apprennent à lire et à compter. Trois ans plus tard, la scène est d’ailleurs restée figée dans la mémoire d’Ève. “À ce moment-là, je me rends compte à quel point ma petite fille est encore pleinement dans l’enfance, raconte-t-elle à Causette. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait dans son corps, je me souviens qu’elle tapait constamment sur sa poitrine pour la faire disparaître.”
Retentissement psychologique
Comme le pronostic de taille à l’âge adulte, le retentissement psychologique est une conséquence non négligeable de la puberté précoce. “On est extrêmement vigilants là-dessus, informe Amélie Perrière, pédiatre endocrinologue à l’hôpital Trousseau, à Paris. Commencer sa puberté bien avant ses pairs, ça peut avoir un impact sur la vie de l’enfant.” Le décalage est évident : elles manifestent très tôt les premiers signes physiques et physiologiques de la puberté alors qu’elles ont un niveau de maturité de filles de leur âge. Concrètement, parmi les effets sur la santé mentale, le médecin cite des troubles dépressifs et anxieux, des troubles du comportement alimentaire et des troubles addictifs avec des abus de substances, notamment l’alcool et le cannabis.
“Plus la puberté précoce commence tôt, plus les risques sur la santé mentale seront importants”, souligne d’ailleurs émeline Lezier, pédopsychiatre à l’Hôpital universitaire de Bruxelles, précisant que les études sur ce sujet se font encore rares. À l’image de Romy qui a cherché à faire disparaître sa poitrine naissante, les filles ont un risque plus important de souffrir de dysmorphophobie. Sur cet aspect psychosocial, la pédopsy note d’ailleurs des différences de genre. “Alors que chez les garçons, la puberté précoce sera vue comme quelque chose de positif, ils seront considérés comme plus forts et plus virils, chez les filles, cela sera vécu comme quelque chose de plus problématique.” De fait, la puberté précoce renforcerait donc les stéréotypes de genre.
“Ne pas être comme les copines à l’école”
Sur le terrain, selon la pédiatre endocrinologue, “ce qui revient le plus souvent c’est ‘de ne pas être comme les copines à l’école’. Ça, c’est une source d’angoisse très importante pour elles.” “Avoir des seins alors que les autres n’en ont pas, c’est difficile, poursuit-elle. Une de mes petites patientes s’était sentie extrêmement mal parce qu’à la récré, d’autres filles avaient absolument voulu toucher sa poitrine.”
Les petites filles sont effectivement confrontées plus tôt à la sexualisation de leurs corps. “Une fois, au restaurant, je commande un menu enfant réservé au moins de 10 ans, la serveuse revient et lance tout fort en regardant la poitrine naissante de Romy, qui a alors 8 ans : ‘Vous n’allez pas me faire croire qu’avec des seins pareils, elle a moins de 10 ans’, se souvient Ève avec amertume. Ça a été très violent pour elle et moi. On est constamment balancé dans quelque chose de très sexué.”
Une étude suédoise réalisée en 2001 sur des patientes non traitées, pointe que les jeunes filles ayant eu leur règle avant l’âge de11 ans ont eu des premiers rapports sexuels assez tôt, en moyenne à 14 ans. Elles se marient aussi plus tôt que la moyenne et sont plus jeunes lors de la naissance de leur premier enfant. Du fait de la sexualisation précoce de leur corps, la pédopsychiatre, émeline Lezier, observe aussi que les filles confrontées à la puberté précoce ont aussi plus de risque d’être victimes de violences sexuelles. “Ça m’est déjà arrivé de voir des hommes regarder avec insistance le corps d’Ella au parc, elle a 6 ans et demi !” confie Nathalie, écœurée.
Après avoir voulu faire disparaître sa poitrine, Romy, s’est mise à la comparer constamment avec celle de toutes les filles de son âge. Par crainte du regard des autres sur son corps, elle s’est aussi interdit de porter des vêtements moulants. “La piscine, ça a été longtemps un gros complexe, explique sa mère à Causette. Je lui ai acheté un maillot avec des volants au niveau de la poitrine pour la cacher un peu. Cela m’a m’embêtée parce que ça lui envoie le message qu’il faut cacher son corps et je ne veux pas qu’elle ait honte d’elle, mais en même temps, les enfants peuvent être tellement méchants.”
Ève sait de quoi elle parle. Une odeur de transpiration plus forte étant l’un des symptômes de la puberté précoce, Romy a subi des réflexions de ses camarades du genre “tu pues la transpi, on dirait mon père !”. Depuis qu’elle a 8 ans, Romy se retrouve donc contrainte d’emmener un déodorant dans son cartable. “Je ne sais pas si on s’imagine la gestion que tout cela représente pour une enfant”, déplore Ève. Pour Romy, chaque geste est effectivement toujours calculé au millimètre près. “Souvent, elle me dit : ‘J’avais la bonne réponse, mais je n’ai pas voulu lever la main, les manches de mon tee-shirt étaient trop courtes, on voyait mes poils’, relate sa mère. Ça me fait de la peine de la voir tout préméditer à son âge. J’aimerais tant qu’elle puisse vivre une enfance comme les autres.”
Nous l’avons vu dans l’épisode 2, pour les parents aussi, la puberté précoce provoque une avalanche d’incompréhensions et de questionnements. La mère de Romy ne pensait pas, par exemple, être confrontée à la question de l’épilation aussi tôt. “Heureusement, j’ai trouvé une super esthéticienne qui fait une formule spécifique et plus douce pour les moins de 12 ans, confie-t-elle. Elle est obligée de lui faire les aisselles tous les dix jours tellement ses poils repoussent vite.”
“Est-ce que je vais me vider de mon sang ?”
La poussée des seins, l’apparition des poils, puis les règles. Romy a eu ses premiers saignements en septembre dernier, juste avant ses 11 ans.“Elle a pleuré pendant des heures, criant que son enfance était finie, se souvient Ève. Elle m’a ensuite posé plein de questions du style ‘Combien de sang je vais perdre ?’, ‘Est-ce que je vais me vider de mon sang ?’”. La réaction de la petite fille n’est pas un cas isolé. Selon l’étude de l’association Règles élémentaires publiée en octobre, 31 % des filles indiquent avoir ressenti de l’angoisse au moment de leurs premières règles.
Devant les problématiques rencontrées par les familles, Amélie Perrière, la pédiatre endocrinologue, dit “faire extrêmement attention” lors de ses consultations. “On discute beaucoup avec les familles et on travaille systématiquement avec une psychologue qui reçoit également les filles avec leurs parents pour discuter justement de l’impact que ça peut avoir sur leur vie”, soutient-elle.
Expliquer et écouter
Un appui nécessaire, car bien souvent, les familles ne sont pas prêtes à aborder le sujet et manquent de ressources – il faut dire que la littérature scientifique est encore balbutiante. Comment expliquer en effet à sa fille ce qu’il se passe dans son corps quand soi-même on ne saisit pas tout ? Sofia Sekimi s’est posé la question, lorsque sa fille, Soumeya, a été diagnostiquée à l’âge de 7 ans. Elle a refusé tout de suite le traitement hormonal. “À la place, j’ai pris le parti de l’accompagner”, explique-t-elle. Sofia invente alors tout un univers qu’elle appelle “Pubertessia”, grâce auquel, par le jeu, Soumeya découvre ce qu’est la puberté et pourquoi son corps change. La mère de famille lance aussi une marque de culottes menstruelles pour petite fille, Tente rouge. “J’ai fabriqué les mêmes culottes pour ses poupées pour qu’elle puisse comprendre qu’avoir ses règles n’est pas quelque chose d’anormal”, explique-t-elle à Causette.
Les chutes de tissus deviennent des vulves, utilisées lors d’ateliers sur la puberté précoce à destination de parents et d’enfants. “On fait glisser un petit ruban rouge au niveau du vagin pour expliquer aux enfants d’où viennent les règles, souligne Sofia Sekimi. Et on aide les parents à dédramatiser les règles, à ne pas voir cela comme un problème et comme quelque chose de tabou.”
Même constat pour la pédopsychiatre belge, Émeline Lezier, qui conseille aux parents de ne pas hésiter à parler des règles et de la puberté. “Pratiquer la politique de l’autruche revient à dire que les règles, c’est sale et qu’il ne faut pas en parler, estime-t-elle. Je préconise d’offrir au contraire un espace de parole sécurisé où l’enfant va pouvoir expliquer ce qu’il ressent.” Si la pédopsy recommande la communication, elle n’est pas spécialement favorable à un accompagnement psychologique systématique. Pour elle, un bon soutien familial et social peut être suffisant. Cela dépend surtout de la souffrance de l’enfant. “Systématiser le recours à un psy c’est aussi pathologiser la puberté, ce n’est pas forcément une bonne idée, prévient-elle. On peut s’appuyer sur des professionnels lorsque les signes de souffrance vont au-delà de l’inconfort. C’est normal que cela soit difficile à vivre pour des petites filles, mais c’est à nous, les adultes, de leur offrir des espaces de parole. Et cela doit être fait dès l’école primaire.”
Le rôle de l’école
Justement, une question reste en suspens après nos investigations : l’école a‑t-elle pris suffisamment la mesure de l’ampleur de la puberté précoce ? À en croire l’étude de Règles élémentaires, nous sommes encore bien loin du compte. Pour rappel, 20 % des filles ont leurs règles à l’école primaire, pourtant l’éducation menstruelle y est quasiment inexistante. “Les connaissances autour des règles ne sont pas adaptées et arrivent bien trop tard dans le cursus, déplore la directrice de l’association, Maud Leblon à Causette. Il y a pourtant urgence à penser les règles et l’impact qu’elles peuvent avoir sur les petites filles, d’autant plus qu’elles surviennent de plus en plus tôt.”
Elle recommande que les règles soient abordées dès l’école primaire lors de séances éducatives, sur le modèle des séances obligatoires à la vie affective et sexuelle. “Il est aussi urgent de réfléchir au règlement intérieur des établissements, martèle-t-elle. Il faut que les filles puissent avoir accès à des protections, qu’elles puissent se reposer dans un endroit dédié si elles ont des règles pathologiques et qu’elles puissent sortir de la classe pour aller aux toilettes.” Sur le terrain, cette urgence ne semble pas être à l’ordre du jour. Ève par exemple, a bataillé pendant des mois avec la directrice de l’école primaire de sa fille pour qu’elle installe des poubelles dans chaque toilette. Il n’y en a jamais eu. Pourtant, la puberté précoce n’a jamais autant été un enjeu de santé publique et de société.
Retrouvez les autres épisodes de notre série sur la puberté précoce :
Épisode 1 – Puberté précoce, un problème de santé publique ?
Épisode 2 – Le tâtonnement des parents face au traitement hormonal