A man with his hands covered with mud
Photo : Jesse Orrico

Être agriculteur·rice et vic­time des pes­ti­cides, un tabou qui perdure

Malgré cinq mala­dies pro­fes­sion­nelles liées à l’utilisation de pro­duits phy­to­sa­ni­taires recon­nues ces der­nières années et un fonds d’indemnisation dédié, les agriculteur·rices deman­dant répa­ra­tion res­tent rela­ti­ve­ment rares.

“On ne peut pas dire aujourd’hui qu’il n’y a plus de tabou”, sou­ligne Antoine Lambert, pré­sident de l’association Phyto-​Victimes, qui accom­pagne et rend visibles les professionnel·les “malades des pes­ti­cides depuis 2011. Bien que cinq mala­dies pro­fes­sion­nelles soient aujourd’hui recon­nues et qu’un fonds d’indemnisation des vic­times de pes­ti­cides (FIVP) a été lan­cé en 2020, les demandes de dédom­ma­ge­ment des agriculteur·rices se font rares.

“Cela peut être com­pli­qué d’admettre que ce que vous avez fait pen­dant toute votre car­rière vous a ren­du malade et a pu rendre malades vos voi­sins, vos sala­riés, vos enfants”, explique l’agriculteur de 54 ans. Quatrième géné­ra­tion à la tête d’une ferme à Vexin-​sur-​Epte (Eure), il a uti­li­sé toute sa vie une kyrielle de pro­duits pour trai­ter 170 hec­tares de grandes cultures céréa­lières et confie ne pas pou­voir y renon­cer totalement.

"Pendant très long­temps", l'impact sur la san­té n'est pas "un sujet". Jusqu'à ce qu'il connaisse "plu­sieurs morts" chez les producteur·rices du coin. Quand l'association Phyto-​Victimes est créée par une poi­gnée d'agriculteur·rices, ceux·celles qui tentent de faire recon­naître un lien entre leur can­cer et une expo­si­tion à des sub­stances nocives "se comptent sur les doigts de la main", remarque Antoine Lambert. Plus rares sont ceux·celles à "obte­nir satis­fac­tion" devant les tribunaux.

“C’est un petit peu moins le par­cours du com­bat­tant” depuis les créa­tions de tableaux des mala­dies pro­fes­sion­nelles – Parkinson en 2012, cer­tains can­cers du sang en 2015, de la pros­tate en 2021 – qui créent en théo­rie une pré­somp­tion d’imputabilité aux dizaines de pro­duits uti­li­sés dans une car­rière, note Claire Bourasseau, res­pon­sable du ser­vice vic­times de Phyto-​Victimes. Mais “il a fal­lu se battre bec et ongles pour ces tableaux. Pour le can­cer de la pros­tate, on a des don­nées scien­ti­fiques depuis 2013 !” s’exclame-t-elle.

"Petite par­tie de l'iceberg"

Le FIVP, finan­cé en par­tie par la taxe sur la vente des pro­duits phy­to­sa­ni­taires, a per­mis d’harmoniser les déci­sions aupa­ra­vant ren­dues par les caisses locales de la Mutualité sociale agri­cole (MSA) ou d’Assurance-maladie. Il a aus­si accru le nombre de demandes pour une recon­nais­sance de mala­dies pro­fes­sion­nelles, qui étaient d’“envi­ron soixante-​dix par an” avant la créa­tion du fonds, selon Claire Bourasseau. En trois ans d’exercice, le FIVP a pro­cé­dé à “près de 1 400 indem­ni­sa­tions” sur “un peu plus de 2 000 demandes dépo­sées”, indique Christine Dechesne-​Céard, direc­trice de la régle­men­ta­tion à la caisse cen­trale de la Mutualité sociale agri­cole, qui pilote le fonds.

Mais cela ne reste “qu’une petite par­tie de l’iceberg”, au regard du nombre de “10 000” vic­times poten­tielles esti­mées par trois ins­pec­tions d’État (Finances, Affaires sociales, Conseil géné­ral de l’agriculture – CGAAER), mis­sion­nées en 2017 pour éva­luer la per­ti­nence d’un fonds. Pour expli­quer le déca­lage, Phyto-​Victimes pointe “l’omerta” qui règne encore dans les cam­pagnes fran­çaises, la sous-​déclaration géné­rale des mala­dies pro­fes­sion­nelles et la mécon­nais­sance du milieu médi­cal, alors que sans cer­ti­fi­cat médi­cal ini­tial pour faire un lien entre mala­die et pes­ti­cides, la pro­cé­dure ne peut pas démarrer.

Antoine Lambert en a fait l’amère expé­rience. Quand il découvre, début 2021, qu’il est atteint d’une throm­bo­cy­té­mie essen­tielle, un can­cer du sang, il doit se battre “plu­sieurs mois” pour obte­nir ce cer­ti­fi­cat. D’autres embûches se dres­se­ront : bien que sa patho­lo­gie soit dési­gnée dans un tableau des mala­dies pro­fes­sion­nelles et qu’il rap­porte la preuve d’une expo­si­tion au ben­zène pen­dant sa car­rière, le FIVP conclut à l’absence d’un “lien direct et essen­tiel”, une déci­sion qu’il conteste en jus­tice. L’agriculteur nor­mand obtient fina­le­ment la recon­nais­sance en mala­die pro­fes­sion­nelle en mars 2023, à la veille d’une audience pour laquelle il avait son­né la mobi­li­sa­tion. Un an plus tard, il espère tou­jours une meilleure indem­ni­sa­tion, cal­cu­lée actuel­le­ment sur un taux d’incapacité de 55 %.

Le FIVP rend des déci­sions favo­rables dans “deux tiers des cas” quand les mala­dies sont ins­crites dans un tableau, et “dans à peu près un tiers des cas” pour les patho­lo­gies hors tableaux, affirme Christine Dechesne-​Céard. En 2022, cela a été notam­ment le cas pour des tumeurs céré­brales de type glio­blas­tomes ou des can­cers broncho-​pulmonaires. “Faire connaître davan­tage le FIVP” est “une pré­oc­cu­pa­tion”, notam­ment auprès des femmes et des enfants exposé·es aux pes­ti­cides in ute­ro, très rares à le sai­sir, assure Christine Dechesne-Céard.

Lire aus­si I “Colonialisme chi­mique” : la géo­graphe bré­si­lienne Larissa Mies Bombardi dénonce les rap­ports Nord-​Sud de l’agro-industrie

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