“Colonialisme chi­mique” : la géo­graphe bré­si­lienne Larissa Mies Bombardi dénonce les rap­ports Nord-​Sud de l’agro-industrie

La géo­graphe bré­si­lienne Larissa Mies Bombardi publie, le 15 février pro­chain, Pesticides, un colo­nia­lisme chi­mique. Dans ce petit essai lim­pide et rageant, elle dénonce avec sa rigueur scien­ti­fique un sys­tème agri­cole mon­dia­li­sé et cynique dans lequel l’Europe vend aux pays moins déve­lop­pés des pes­ti­cides dont elle ne veut plus. Un com­bat qui l’a pous­sée à s’exiler en Belgique et désor­mais en France, en rai­son des menaces qu’elle subissait.

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Causette : Vous êtes la pre­mière à uti­li­ser le terme de “colo­nia­lisme chi­mique”, qui est un syno­nyme de “colo­nia­lisme molé­cu­laire”, employé par d’autres chercheur·euses. De quoi parle-​t-​on ?
Larissa Mies Bombardi :
Je déve­loppe ce concept parce qu’il me semble plus à même de réson­ner dans l’esprit du public que celui de “colo­nia­lisme molé­cu­laire”. Le colo­nia­lisme chi­mique est une forme moderne du colo­nia­lisme. D’un côté, de grandes indus­tries du Nord glo­bal [pays riches, ndlr] pro­duisent des agro­toxiques inter­dits dans leurs propres pays. De l’autre, une grande oli­gar­chie qui contrôle les terres dans les pays du Sud glo­bal [pays pauvres] les leur achète. Dans le colo­nia­lisme clas­sique, his­to­rique, on avait déjà ce dés­équi­libre Nord-​Sud, la dif­fé­rence est qu’aujourd’hui il est orga­ni­sé par l’industrie et non plus par les gouvernements.

Vous rap­pe­lez que l’Union euro­péenne est le plus gros expor­ta­teur de pes­ti­cides au monde, bien loin devant la Chine et les États-​Unis, dans un contexte de mar­ché de pro­duits phy­to­sa­ni­taires expo­nen­tiels. Sur quoi repose ce sys­tème ?
L.M.B. :
Dans le colo­nia­lisme chi­mique, il y a un fos­sé entre les règles d’utilisation des agro­toxiques dans les pays du Nord et celles qui pré­valent dans les pays du Sud, bien plus laxistes en la matière. Je pour­rais faire une com­pa­rai­son avec un autre double stan­dard, celui de l’esclavage : il était orga­ni­sé dans les pays colo­ni­sés, mais pas accep­té en Europe. Ainsi, sur les dix agro­toxiques les plus ven­dus au Brésil, cinq sont pro­hi­bés dans l’Union euro­péenne. 
Une autre expres­sion de cette asy­mé­trie, c’est que l’Union euro­péenne inter­dit depuis 2009 la pul­vé­ri­sa­tion aérienne d’agrotoxiques, par exemple. Elle a aus­si éta­bli des limites maxi­males de rési­dus (LMR) de pes­ti­cides, tant dans l’eau que dans les ali­ments. Tandis qu’en Amérique latine, les limites sont par­fois des mil­liers de fois plus grandes que celles que se fixe l’Union euro­péenne. Sachant que quand on parle de ces sub­stances, le double de ces rési­dus, ça fait déjà beau­coup en termes de consé­quences pour la san­té humaine.

Vous le mon­trez très bien dans votre livre, ce colo­nia­lisme chi­mique revient en boo­me­rang aux Européen·nnes. Pouvez-​vous expli­quer ce méca­nisme ?
L.M.B. :
C’est tout sim­ple­ment parce qu’une grande par­tie des ali­ments impor­tés par l’Europe depuis le Brésil ou d’autres pays contiennent des rési­dus d’agrotoxiques. Des ana­lyses montrent qu’en moyenne les échan­tillons de pro­duits impor­tés contiennent trois fois plus de rési­dus que ceux pro­duits en Europe.

En quoi ces pro­duits phy­to­sa­ni­taires deviennent “une arme dans les conflits fon­ciers” au Brésil, comme vous l’exposez dans votre livre ?
L.M.B. :
L’utilisation de cette arme per­met l’expansion des mono­cul­tures, de soja prin­ci­pa­le­ment, sur les terres des indi­gènes. La vio­lence, dans les pays du Sud, n’est plus seule­ment phy­sique (assas­si­nats, expul­sions). Depuis une dizaine d’années, elle est désor­mais invi­sible avec l’épandage sau­vage de pro­duits chi­miques, qui force les popu­la­tions sur place, notam­ment les peuples autoch­tones, à quit­ter leurs terres.

Vous rap­pe­lez éga­le­ment que les pes­ti­cides uti­li­sés en masse au Brésil le sont notam­ment dans la culture de soja ou de maïs trans­gé­nique. La pro­messe de ces orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés de nous affran­chir de ces pro­duits phy­to­sa­ni­taires n’est donc pas tenue… 
L.M.B. :
Oui, exac­te­ment, c’est très iro­nique. Dans les dix der­nières années, au Brésil, on a assis­té à une hausse de 78 % des quan­ti­tés d’agrotoxiques uti­li­sées et ça, c’est direc­te­ment lié aux cultures trans­gé­niques. Or, ce soja et ce maïs géné­ti­que­ment modi­fiés sont notam­ment des­ti­nés à nour­rir le bétail euro­péen. On est en plein dans le cercle d’empoisonnement, autre nom de l’effet boomerang.

Le retour au pou­voir du pré­sident Lula change-​t-​il la donne dans les pra­tiques de l’agro-industrie ? 
L.M.B. :
Pour l’instant, non. On peut néan­moins citer quelques signes posi­tifs depuis son retour. Par exemple, le retour du minis­tère du Développement agraire, qui avait été sup­pri­mé par Bolsonaro. Ce nou­veau minis­tère a pris des mesures pour sou­te­nir le déve­lop­pe­ment de la filière bio­lo­gique et la tran­si­tion des agro-​entreprises sou­hai­tant sor­tir du modèle conven­tion­nel pour s’orienter vers des modes de cultures agroé­co­lo­giques. Il mène éga­le­ment une poli­tique pour que les écoles publiques s’approvisionnent auprès de struc­tures agri­coles fami­liales et biologiques.

Est-​il aujourd’hui pos­sible de vivre de l’agriculture bio­lo­gique au Brésil face à la concur­rence des mas­to­dontes de l’agriculture indus­trielle ?
L.M.B. :
Oui, c’est pos­sible, mais il fau­drait quand même construire un autre modèle de socié­té pour déve­lop­per cela à grande échelle. C’est un choix poli­tique du Brésil de déci­der de trans­for­mer une super­fi­cie de son ter­ri­toire égale à l’Allemagne en mono­cul­ture de soja. Nous pour­rions faire le choix poli­tique de consa­crer cette immense sur­face à des petites entre­prises agri­coles familiales.

À pro­pos d’un chan­ge­ment de sys­tème, votre livre en appelle au rôle des femmes, dans une démarche inter­sec­tion­nelle, au croi­se­ment de la lutte éco­lo­gique et du fémi­nisme. Pourquoi ?
L.M.B. :
Je crois en effet que les femmes ont un rôle fon­da­men­tal à jouer. Premièrement, parce que ce sont les pre­mières à être impac­tées par les risques – sur le plan de la san­té comme de la qua­li­té de vie – de ce modèle agro-​industriel. Elles en subissent les consé­quences direc­te­ment dans leurs corps, comme en témoignent les épi­dé­mies de fausses couches, de mal­for­ma­tion des fœtus, de can­cers infan­tiles qu’on observe dans les régions les plus expo­sées aux épan­dages des agro­toxiques. Ce sont ensuite ces mêmes femmes qui prennent soin de ces enfants nés avec de lourds pro­blèmes de san­té. Je vais vous don­ner un exemple très cho­quant : dans une région du Nord-​Est du Brésil spé­cia­li­sée dans l’exportation de fruits, des fillettes d’à peine 2 ans ont déve­lop­pé des bour­geons mam­maires et des poils pubiens en rai­son de cette expo­si­tion aux pro­duits phy­to­sa­ni­taires. 
Face à ces aber­ra­tions, les femmes sont donc natu­rel­le­ment les pre­mières à dénon­cer les errances du sys­tème agro­ca­pi­ta­liste, à s’organiser pour deman­der des chan­ge­ments poli­tiques et à inven­ter des alter­na­tives. Le mou­ve­ment de l’agroécologie bré­si­lien se struc­ture main dans la main avec les mou­ve­ments fémi­nistes, c’est quelque chose de très fort et de très beau à voir. C’est ins­pi­rant de voir ces imbri­ca­tions et cette effer­ves­cence, avec des femmes qui s’organisent pour échan­ger des semences ou encore pro­duire des plantes médi­ci­nales en assu­rant ain­si une conti­nui­té des savoirs ancestraux. 

Pour en reve­nir au contexte euro­péen, com­ment observez-​vous les récentes contes­ta­tions des agriculteur·rices européen·nes contre le pacte vert de l’Union euro­péenne ?
L.M.B. :
Je dirais que c’est une tra­gé­die, ce rétro­pé­da­lage dans la mise en place du Green Deal euro­péen. Nous assis­tons à un dan­ge­reux retour en arrière pour la san­té des popu­la­tions euro­péennes, alors que l’objectif euro­péen de réduire de 50 % l’utilisation des pes­ti­cides à hori­zon 2030 est désor­mais sus­pen­du.
Mais c’est aus­si une tra­gé­die pour le reste du monde, parce qu’en matière de normes qu’elle s’applique à elle-​même, l’Europe fait office de modèle. Derrière la pré­ten­due vic­toire des agri­cul­teurs, c’est en fait une vic­toire des lob­bies de l’industrie chi­mique, qui sont les agents d’influence les plus puis­sants à Bruxelles, comme a pu le mon­trer l’ONG Corporate European Observatory.

Quant à la France, elle a sus­pen­du son plan éco­phy­to visant à réduire l’utilisation des pes­ti­cides, là encore pour cal­mer la colère des agriculteur·rices…
L.M.B. :
J’ai trou­vé ça très triste parce que je m’étais enthou­sias­mée que la France devienne en 2022 le pre­mier pays à inter­dire l’exportation de pes­ti­cides ban­nis d’utilisation sur son sol [qu’elle conti­nue mal­gré tout à pro­duire]. Quand j’entends le porte-​parole du gou­ver­ne­ment fran­çais dire qu’on doit pas­ser d’une “éco­lo­gie puni­tive” à une “éco­lo­gie des solu­tions”, j’entends que ce n’est rien de plus que pla­cer l’intérêt éco­no­mique au-​dessus de l’intérêt de la vie humaine. Il y a une forme de cynisme à confron­ter ces deux termes alors qu’en fait, l’écologie est la solution.

La France a été la pre­mière à inter­dire l’exportation des pro­duits phy­to­sa­ni­taires qu’elle pros­crit elle-​même sur son sol. Pour autant, l’ONG Public Eye a mon­tré que les indus­triels avaient faci­le­ment réus­si à contour­ner la loi…
L.M.B. :
En effet, il était rela­ti­ve­ment simple de trou­ver des failles dans la légis­la­tion. Mais je fais par­tie de ces gens qui pensent que c’est quand même bien d’avoir une règle, car c’est une espèce de port auquel on peut s’ancrer. Il vaut mieux en avoir et cher­cher à l’améliorer plu­tôt que de ne pas en avoir.

Le gou­ver­ne­ment fran­çais a aus­si expli­qué qu’il va révi­ser sa posi­tion sur le nou­vel accord com­mer­cial à venir entre l’Union euro­péenne et le Mercosur. Comment l’analysez-vous ?
L.M.B. :
Je dirais que, là encore, c’est très iro­nique, parce que je serais plu­tôt du côté des petits agri­cul­teurs fran­çais qui consi­dèrent qu’ils ne se battent pas à armes égales face à des pays qui ont des légis­la­tions envi­ron­ne­men­tales et du tra­vail beau­coup plus souples. Le pro­jet d’accord entre le Mercosur [Marché com­mun du Sud] et l’Union euro­péenne favo­rise majo­ri­tai­re­ment les grands pro­duc­teurs de bétail, de céréales, de jus d’orange ou de café. Et en face, les grandes marques euro­péennes. Là où c’est iro­nique, c’est que le refus poli­tique de cet accord ne vient pas d’une soli­da­ri­té entre les petits agri­cul­teurs du Nord et du Sud. Il vient d’une volon­té de conten­ter de gros agro-​industriels français.

Finalement, il pour­rait exis­ter une conver­gence des luttes des petit·es agriculteur·rices européen·nes et brésilien·nes contre le modèle de l’agro-industrie bré­si­lienne ?
L.M.B. :
Oui, cer­tai­ne­ment, puisque ces deux mondes cherchent tous les deux à pro­duire indé­pen­dam­ment de ce sys­tème, s’extraire de cette sou­mis­sion à l’industrie chi­mique. Les petits agri­cul­teurs, qu’ils soient fran­çais ou bré­si­liens, veulent garan­tir la per­ma­nence de leurs terres, tout comme un accès au mar­ché avec des prix justes. Ce serait très beau d’assister à l’émergence d’une soli­da­ri­té entre ces mou­ve­ments agroé­co­lo­giques du Sud et du Nord.

Vous avez dû vous exi­ler en Europe parce que vous étiez mena­cée à cause de vos recherches sur l’agro-industrie. Qui vous en veut de la sorte ?
L.M.B. :
Je ne peux pas affir­mer avec exac­ti­tude qui, mais je suis qua­si sûre que c’est l’agro-industrie. Quand j’ai sor­ti mes pre­mières publi­ca­tions sur le sujet, j’ai été atta­quée par des scien­ti­fiques bré­si­liens rat­ta­chés à l’agro-industrie, qui m’ont repro­ché de salir l’image du Brésil et m’ont accu­sée de mani­pu­ler les don­nées, de men­tir.
Mon livre est paru en décembre au Brésil, mais je n’ai pas pu m’y rendre pour le lan­ce­ment, car je n’ai pas obte­nu de la part du gou­ver­ne­ment suf­fi­sam­ment de garan­ties sur ma sécu­ri­té. Le Brésil est le pays où sont assas­si­nés le plus grand nombre de défen­seurs de l’environnement.

Couv DEF Pesticides

Pesticides, un colo­nia­lisme chi­mique, de Larissa Mies Bombardi. Sortie le 15 février aux édi­tions Anacaona. Plusieurs ren­contres avec l’autrice sont déjà pré­vues à Paris, Bruxelles et Toulouse.

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