À l’occasion de la journée internationale pour l'élimination de la violence sexuelle en temps de conflit ce 19 juin, Causette a rencontré Héloïse Onumba-Bessonnet, responsable du projet artistique Re-Creation. Un projet ambitieux : utiliser la danse comme outil de thérapie pour accompagner les femmes victimes de violences.
Pour comprendre Re-Creation by Loba, il faut remonter à sa genèse. Le co-fondateur de l'association Loba, Bolewa Sabourin, est danseur franco-congolais. En 2016, il a rencontré le gynécologue congolais Denis Mukwege, qui répare les femmes victimes de mutilations génitales. Le docteur lui a fait comprendre que la psychothérapie classique ne fonctionnait pas sur ses patientes victimes de viol de guerre. Le jeune homme a réalisé que la danse pouvait servir de thérapie à ces femmes. Il a alors proposé, au Congo, des cours de danse qui étaient suivis de groupes de parole pendant des sessions de deux semaines. Selon le psychologue qui a encadré les séances, raconte Bolewa Sabourin, la parole était beaucoup plus libérée car les femmes avaient eu le temps de faire groupe, de faire cohésion, grâce à la danse. Lorsque le chorégraphe retourne à Paris convaincu par le potentiel de cette thérapie, il fonde le projet Re-Creation, porté par son association Loba.
Depuis, l'association s'est notamment spécialisée sur les violences sexuelles en temps de conflit. À l'occasion de la journée mondiale de lutte contre les viols de guerre, Loba organise le 22 juin une conférence “Femmes & santé mentale”, qui traitera de ce sujet. Rencontre avec la responsable du projet Re-Creation, Héloïse Onumba-Bessonnet.
Causette : Pouvez-vous vous présenter ? Comment en êtes-vous venue à travailler pour l’association Loba ?
Héloïse Onumba-Bessonnet : Je suis victimologue, Franco-congolaise, spécialisée sur les violences de genre en temps de conflit, surtout en République Démocratique du Congo. J’ai fait mon mémoire de victimologie sur les viols de guerre au Congo, d’où je viens. C’est comme ça que je suis tombée sur l’association Loba. J’ai interviewé son fondateur, Bolewa Sabourin, et nous avons créé le projet Re-Creation en 2019, dont je suis la responsable. À ce moment-là, j’ai vite réalisé que les violences sexuelles en temps de conflit sont des enjeux de société cruciaux, mais encore des angles morts que les associations sont les seules à traiter. C'est comme ça que j'ai voulu m'engager pour ce projet.
Que faites-vous concrètement au sein de l'association ?
H.O‑B. : Je coordonne l’équipe et ses 13 membres pour faire en sorte que nos objectifs soient toujours au centre de nos actions : accompagner au mieux ces femmes victimes de violences pour qu’elles se réapproprient leur corps, se reconstruisent et aillent vers une guérison. Il s'agit aussi d’alerter et de sensibiliser le grand public sur la question du viol comme arme de guerre. Avec ma formation et mon mémoire, j’ai appris à appréhender les codes de prise en charge de ces femmes. Je suis donc aussi co-thérapeute dans les ateliers que nous proposons.
En moyenne, nous animons entre 3 et 4 ateliers de danse de deux heures par semaine. Chaque atelier comprend une dizaine de participantes et nous sommes toujours deux à les co-animer et les préparer : ma collègue danseuse s’occupe des temps de danse et moi, des groupes de parole. Nos ateliers essaient de s’adapter au mieux aux profils des femmes qu’on accompagne. En 2021, nous sommes venus en aide à plus de 500 femmes.
Qu’est-ce qui différencie les violences sur les femmes en temps de guerre des violences sexuelles en temps de paix ?
H.O‑B. : D’abord, ces violences permettent de mieux comprendre un contexte géopolitique particulier, les rapports de pouvoir dans un conflit. Ensuite, ces crimes sont d’une extrême violence. Ils requièrent donc souvent une prise en charge médicale pour reconstruire le corps : certaines femmes se retrouvent par exemple mutilées ou brulées à cause d’huile et d’essence insérées dans le vagin puis d’un briquet lancé sur elles… En plus de l’extrême degré de violence, il y a aussi la notion d’humiliation publique. Dans un pays en conflit, le viol et la violence sexuelle sont des véritables outils de guerre. Ils détruisent la femme, et son entourage, en la soumettant, en brisant son intégrité et en portant atteinte à son être, sa culture et ses codes. Le traumatisme est tel qu’il demande ensuite une prise en charge particulière. Il faut avoir une compréhension spécifique du type de conflit concerné, et de l’expérience vécue par la femme, s’il s’agit de mutilations génitales, de viol, d’esclavage sexuel, etc. Notre but est donc de retravailler avec elles leur estime d’elles, la connexion avec leur corps pour qu’elles se le réapproprient.
Pourquoi utiliser la danse comme moyen thérapeutique ?
H.O‑B. : Utiliser la danse nous a paru comme une évidence à la création de Loba. C’est notre ADN. Pour nous, la prise en charge des personnes victimes de violences passe par des moyens corporels en plus de l’esprit. Surtout que ces violences, et encore plus les violences dans les zones de conflits, touchent directement à l’intégrité du corps, de la chair. D’où le besoin de penser la reconstruction des femmes avec à la fois l’esprit et le corps. Et quoi de plus libérateur que la danse ? Les cours n’ont rien à voir avec des cours de danse classique. On va chercher des exercices qui correspondent à l’enjeu du jour : la confiance en soi, le stress, etc. Puis sur les deux heures d’ateliers, on mêle et on fusionne la danse et le groupe de parole. On n’a eu que de très bon retour, toutes les bénéficiaires sont satisfaites.
Comment parler à ces femmes qui ont vécu des traumatismes inimaginables ?
H.O‑B. : Il faut se rappeler que ces femmes sont parties de leur pays d’origine, ont traversé des pays, des mers, et sont venues jusqu’à Paris, la plupart du temps toutes seules. Donc, elles ont les ressources en elles. On leur fait bien comprendre : elles ont toutes une force incroyable. À Loba, nous ne sommes pas là pour leur donner une leçon, on ne veut pas donner de conseils déplacés alors que nous n’avons pas vécu leur trauma et leur souffrance. L’idée est de créer un espace assez sûr pour qu’elles puissent déposer les armes, se poser, et se sentir en confiance. Pour leur parler, le groupe est important. Entre elles, elles arrivent à trouver des solutions. Le groupe apporte une complémentarité à la prise en charge individuelle, qui est toute aussi cruciale, mais différente du collectif. En groupe, elles voient qu’elles ne sont pas seules dans leur trauma. Elles peuvent facilement être assommées par trop d’informations au début, mais quand elles ont l’exemple d’autres femmes qui ont aussi vécu des crimes de guerre, elles peuvent voir qu’il est possible d’y arriver, de s’en sortir. Au final, c’est très positif comme processus.
Comment permettre à ces femmes une aide et un accompagnement adaptés à l'ampleur du traumatisme qu'elles ont vécu ?
H.O‑B. : Pour nous, cet accompagnement passe avant tout par la santé mentale. C’est pour cela qu’on utilise deux médias : le corps et la parole. Par le corps, on va chercher à se reconnecter à son être. En libérant la parole, on va travailler sur la santé mentale, et voir comment, au fur et à mesure, ces femmes vont se soulager et pouvoir avancer dans la vie. Il y a encore trop de femmes en France victimes de viols de guerre et il est indispensable de parler d’elles. D’ailleurs, nous n’avons encore reçu aucune Ukrainienne dans nos ateliers. L’Europe s’est beaucoup mobilisée pour leur accueil, et tant mieux, mais toutes les femmes que nous accompagnons – originaires de RDC, de Côte d’Ivoire, du Nigéria et de beaucoup d’autres pays d’Afrique – n’ont jamais eu droit à une aide similaire pour les violences qu’elles ont subies. On intervient avec des femmes qui sont très éloignées de la prise en charge économique et administrative proposée par l’État.
Ce n’est pas éprouvant d’être confronté à ces violences en tant que thérapeute ? Comment vous en distanciez-vous ?
H.O‑B. : Ce n’est pas toujours facile. Mais on a la chance de travailler en duo, et au sein d'une équipe. On essaye vraiment de prendre soin de nous au maximum et surtout d’en parler. On a tous des histoires qui nous touchent plus que d’autres, pour des raisons personnelles. On apprend aussi sur nous-mêmes en étant avec ces femmes. Elles nous apportent autant qu’on leur apporte. Parce qu’on les voit évoluer, on les voit se battre, elles se confient à nous, et nous aussi on se confie un peu à elles pour leur donner confiance. Moi aussi, j’évolue en tant qu’animatrice d’ateliers. Grâce à la danse, on termine très rarement avec les larmes aux yeux. Au contraire, on termine plutôt sur des moments festifs, dans la joie et le rire. C’est ça, après tout, la danse comme thérapie.
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Re-Creation by Loba organise un cycle de réflexion, « Femmes & santé mentale », le 22 juin 2022 à la Cité Audacieuse à Paris, à partir de 18h30. Lien de l'événement.