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Extrait de Toypurina: Our Lady of Sorrows, de Weshoyot Alvitre. © Weshoyot Alvitre

Toypurina, fron­deuse décoloniale

Femme-​médecine répu­tée, Toypurina avait 25 ans lorsqu’elle gui­da les guer­riers de plu­sieurs vil­lages amé­rin­diens, en 1785, dans une attaque contre les colons espa­gnols de la Mission San Gabriel, en Californie. 

« Je suis en colère contre les Padres, mais aus­si contre tous ceux de cette mis­sion parce que vous vivez ici sur mes terres. » Voici les mots tran­chants que l’Amérindienne Toypurina pro­non­ça lors de son pro­cès pour rébel­lion contre les colons espa­gnols en jan­vier 1786 à San Gabriel, en Californie. D’après la trans­crip­tion de ce pro­cès à l’encontre des meneurs de l’attaque coor­don­née d’octobre 1785, Toypurina fut, du haut de ses 25 ans, la seule par­mi les accu­sés à assu­mer son rôle. Elle était aus­si la seule femme. 

Née en 1760 dans le vil­lage Japchivit, situé à quelques kilo­mètres au nord-​ouest de la mis­sion espa­gnole, fille d’un chef de tri­bu tong­va, Toypurina a 9 ans lorsque débarquent sol­dats et mis­sion­naires fran­cis­cains espa­gnols pour colo­ni­ser cette par­tie de la Californie. Elle devient ensuite une femme-​­médecine répu­tée. « Quand on pense aux Amérindiens, on parle d’hommes-­médecine en oubliant qu’il y avait aus­si des femmes », note la doc­teure en civi­li­sa­tion amé­ri­caine et maî­tresse de confé­rences à Paris-​III, Marie-​Claude Strigler. La socié­té des chasseurs-​­pêcheurs-​cueilleurs tong­vas divise certes les rôles entre les genres (chasse et pêche pour les hommes, cueillette pour les femmes), mais « les femmes étaient trai­tées avec éga­li­té, car cette civi­li­sa­tion accor­dait beau­coup de res­pect à celles qui donnent nais­sance », appuie Weshoyot Alvitre, bédéiste qui a publié l’album Toypurina, our Lady of Sorrows*. 

Un appren­tis­sage verbal

Marie-​Claude Strigler détaille : « La pré­sence de femmes-​médecines n’était pas du tout excep­tion­nelle, mais il y en avait moins que des hommes puisqu’une fois par mois, elles ne pou­vaient exer­cer durant la paren­thèse des règles. Une personne-​médecine est à la fois gué­ris­seur et guide spi­ri­tuel. Tout un cha­cun peut accé­der au long appren­tis­sage de la méde­cine – vu que l’écrit n’existe pas, il faut pas­ser par une très grande mémo­ri­sa­tion qui demande du temps –, si des pré­dis­po­si­tions lui ont été repé­rées par l’entourage. » 

“Quoique non bap­ti­sée, Toypurina fai­sait par­tie des ‘Indiens des mis­sions’, c’est-à-dire de ces Amérindiens asser­vis par les colons, fran­cis­cains en l’occurrence”

Marie-​Claude Strigler, doc­teure en civi­li­sa­tion américaine 

Ce savoir maî­tri­sé par Toypurina est, aujourd’hui encore, nap­pé de mys­tères. Dans l’album qu’elle lui a consa­cré, Weshoyot Alvitre la montre recueillant du venin de ser­pent pour le mélan­ger à la « fire water » – l’alcool – des Padres et les empoi­son­ner. « Mes ancêtres tong­vas savaient uti­li­ser le venin de cer­tains ani­maux, soit comme remède, soit comme poi­son, explique la jeune femme, qui pos­sède des ori­gines tong­va et écos­saise. Mais je n’ai pas vou­lu dévoi­ler dans mon livre d’autres connais­sances médi­ci­nales dont nous avons héri­té, car elles ne se par­tagent pas comme ça, comme du folk­lore, avec le grand public. » Weshoyot Alvitre a effec­tué de nom­breuses recherches pour don­ner à sa bande des­si­née une dimen­sion his­to­rique : « J’ai enten­du par­ler de Toypurina pour la pre­mière fois tardi­vement et vague­ment, à l’université, lors d’un cours d’histoire amé­ri­caine. » Depuis, grâce à la recherche et à l’art, la rebelle est deve­nue une des égé­ries his­to­riques du com­bat des American natives contre l’oppression colo­niale des Européens. 

« Quoique non bap­ti­sée, Toypurina fai­sait par­tie des “Indiens des mis­sions”, c’est-à-dire de ces Amérindiens asser­vis par les colons, fran­cis­cains en l’occurrence, raconte Marie-​Claude Strigler. Beaucoup ont dû quit­ter leurs vil­lages tra­di­tion­nels pour s’installer autour des mis­sions et culti­ver la terre pour nour­rir les colons. Le long de la côte cali­for­nienne se sont éta­blies, au fil du temps, vingt et une mis­sions, qui avaient cha­cune leur église construite par la main d’œuvre indienne. » À ce tra­vail for­cé s’ajoutent, dans les pra­tiques des fran­cis­cains, une chris­tia­ni­sa­tion et une accul­tu­ra­tion « bru­tales », selon les mots de l’historienne : une fois baptisé·es, les Tongvas, nommé·es Gabrielinos, doivent renon­cer à leur langue et à leurs rites. En 1785, lorsque sur­vient la révolte à laquelle par­ti­cipe Toypurina, les mis­sion­naires de San Gabriel avaient bap­ti­sé « plus de 1 200 Indiens, dont 843 vivent dans la mis­sion » sur les cinq mille à dix mille exis­tants, d’après l’historien Steven Hackel, qui a ana­ly­sé les archives espa­gnoles. Et bien sûr, comme dans d’autres endroits du conti­nent amé­ri­cain, la popu­la­tion tong­va est déci­mée par les mala­dies appor­tées par les Européens contre les­quelles elle n’a pas de défenses immu­ni­taires. Les recherches de Steven Hackel montrent que dans le vil­lage Sibapet, en 1785, un tiers des adultes et la moi­tié des enfants bap­ti­sés à San Gabriel sont morts. C’est d’ailleurs un homme issu de Sibapet, le bap­ti­sé Nicolas José, qui, après s’être vu inter­dire de pra­ti­quer une céré­mo­nie tra­di­tion­nelle, va deman­der à Toypurina de l’aider à fomen­ter la rébel­lion. Son sta­tut de fille de chef, ain­si que sa renom­mée de femme-​médecine en font une meneuse de guer­riers cruciale. 

Elle réus­sit à unir contre l’oppresseur six vil­lages sur la hui­taine pré­sente autour de la Mission, « ce qui est tout à fait rare », observe Marie-​Claude Strigler, qui indique que le der­nier cas notable d’unification de vil­lages indiens contre les colons s’était tenu… un siècle avant, au Nouveau-​Mexique. Une nuit d’octobre 1785, à San Gabriel, quelques dizaines de guer­riers tong­vas encerclent la cité, gui­dés et sti­mu­lés par les incan­ta­tions de Toypurina pré­sente à leurs côtés. Mais les mis­sion­naires avaient été pré­ve­nus de l’attaque et par­viennent à arrê­ter vingt et un rebelles, dont Toypurina.

Exil et conversion

Trois mois après, lors du pro­cès orga­ni­sé à la Mission à l’encontre des quatre lea­ders empri­son­nés, les hommes se défaus­se­ront. L’un d’eux, Temejasaquichi, va même char­ger Toypurina, l’accusant de l’avoir entraî­né dans un com­plot qu’il regrette. Les Espagnols, qui sont par ailleurs inquiets de voir l’influence qu’a pu avoir une femme sur des guer­riers, exilent notre valeu­reuse dans une autre mis­sion, pour évi­ter qu’elle ne réci­dive. Baptisée, elle se marie­ra avec un sol­dat et aura trois enfants, por­tant évi­dem­ment des pré­noms espa­gnols. Marie-​Claude Strigler observe : « On ne sau­ra jamais avec quel degré de contrainte s’est pour­sui­vie l’existence de Toypurina, mais cette conver­sion à l’issue de son pro­cès était peu ou prou la seule manière de sau­ver sa vie. » 

* Toypurina, notre Dame des douleurs.

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