La famille. Celle qu'on subit, celle qu'on chérit, celle qui se brise ou celle qu'on rafistole. Tout au long de l'été, chaque vendredi, Causette plonge au cœur de vos récits de lignées et d'hérédités. Dans notre quatrième épisode, Garance, 33 ans, raconte comment elle a rompu avec son père après avoir appris l’histoire du couple de ses parents, faite de mensonges, d’infidélité et de souffrances. Jusqu’au suicide de sa mère.
"Je me souviendrais toujours de cette journée de septembre 2012 où mon père a fait voler ma famille en éclat. Jusqu’ici tout allait pourtant relativement bien. Nous étions une famille somme toute banale. À 24 ans, j’avais quitté l’ennui de ma Creuse natale pour l’effervescence de la capitale où j'enseignais dans un collège, laissant derrière moi mon petit frère de 16 ans, Samuel, adopté en Colombie à l’âge de 3 mois et mes parents, Didier et Nathalie. L’adoption de mon frère n’a d’ailleurs jamais été un tabou chez nous. On en a toujours discuté avec le mot d’ordre de ne pas jamais mentir ni n’avoir honte de ses origines… ironique quand je connais aujourd’hui l’intégralité de mon histoire.
Retour en septembre 2012 donc. Mon père annonce brusquement à ma mère qu’il la quitte. Il justifie son départ soudain de la maison familiale par un mal-être profond. Noyé dans sa fierté d’homme élevé dans une famille italienne, il finit par cracher le morceau quelques jours plus tard sous les supplications de ma mère : il part pour une autre femme. Pire, il s’avère qu’il trompe ma mère sans scrupule depuis maintenant trente-cinq ans. À l’image du personnage d’Alex dans le film Le cœur des hommes, il s’envoie en l’air à toutes ses pauses déjeuner. S’il lui était déjà arrivé d’avoir des doutes, ma mère tombe de haut et est anéantie par la nouvelle, comme Samuel et moi. À cela s’ajoute que nous vivons dans un petit village creusois où les rumeurs vont bon train. Bientôt tout le monde est au courant des infidélités de mon père et de son départ.
La descente aux enfers
Effondrée, ma mère tombe alors dans une grave dépression. Il faut dire qu’elle avait sacrifié sa vie pour son mari. Elle qui rêvait d’être médecin avait fini par devenir infirmière pour laisser mon père s’épanouir dans sa carrière d’ingénieur et avoir ainsi le temps de s’occuper de nous. C’est aussi pour lui qu’elle avait quitté sa famille pour venir s’enterrer à des centaines de kilomètres dans la Creuse. À 56 ans, voilà donc qu’elle se retrouve seule avec son fils de 16 ans, abandonnée par un homme qui lui a menti pendant trente-cinq ans. Lui s’en fichait totalement d’avoir détruit notre famille. J’ai pris la décision de ne plus lui parler, seul mon petit frère, sûrement trop jeune pour comprendre les répercussions de cet acte, a gardé contact avec lui.
Quelques semaines après le départ de mon père, je profite des vacances de la Toussaint pour descendre m’occuper de ma mère. Elle est au plus mal mais essaye de gérer comme elle peut et voit d’ailleurs un psychologue pour s’en sortir. Malgré cela, je comprends pendant cette courte période qu’un jour ou l’autre, elle tentera de se suicider. Je le sais car ma mère a toujours eu un rapport particulier au suicide depuis que son meilleur ami s’était suicidé, vingt ans auparavant. Elle disait souvent avoir compris son geste et que mourir pouvait être une solution envisageable lorsqu’on est trop malheureux. En plus, le fait qu’elle soit infirmière ne me rassurait pas : elle plaisantait souvent en nous disant qu’elle connaissait les bons produits "pour ne pas se rater".
Un père insensible face à la souffrance
Pendant ces vacances, mon père, grand seigneur, vient à la maison pour s’occuper du jardin. Je me souviens encore de l’horrible façon détachée, presque étrangère, avec laquelle il regardait ma mère. Il n’a jamais ressenti aucune culpabilité. Pire, il profite même de ses pauses pour aller se mater, tranquille, un porno sur l’ordinateur familial. Je suis de nouveau écœurée de son comportement. À la fin des vacances, c’est donc avec la boule au ventre que je dois rentrer à Paris pour retrouver mes élèves et laisser ma mère malheureuse. Les semaines passent et j’ai l’impression que le moral de ma mère se stabilise, du moins, à des centaines de kilomètres, je n’ai pas vraiment conscience qu’il s’aggrave.
“A 24 ans, nous nous retrouvons avec mon petit frère, orphelins de mère. Et pour moi, c’est mon père le responsable de tout cela.”
Noël 2012, je suis en vacances à La Réunion pour prendre un peu d’air lorsque mon père m’appelle quelques jours avant le nouvel an pour me prévenir que ma mère a disparu. Selon mon petit frère, elle devait aller chez le fleuriste mais n’est jamais rentrée. Je commence à prévoir mon retour précipité quand, deux jours plus tard, nouveau coup de téléphone. Mon père m’annonce que les pompiers ont retrouvé ma mère, inanimée dans sa voiture, garée entre deux maisons abandonnées. Je saute dans le premier avion pour la métropole. Au moment d’embarquer, mon père m’avertit que malgré l’injection qu’elle s’est faite et le froid glacial de cette fin d’année, les pompiers sont parvenus à faire repartir son cœur. Ce vol fut les onze heures les plus insupportables de ma vie. À l’atterrissage, la sœur de mon père est là pour m’accueillir. Sans un mot je comprends tout de suite que ma mère est décédée. Son cœur n’a pas tenu et mon père a donné son accord pour la débrancher quand j’étais encore dans l’avion. Quand je l’ai appris, j’ai senti à ce moment le sol se dérober sous mes pieds. A 24 ans, nous nous retrouvons avec mon petit frère, orphelins de mère. Et pour moi, c’est mon père le responsable de tout cela.
Faire face à l’insurmontable
Je suis obligée de lui reparler pour préparer les obsèques car mes parents sont toujours mariés. Il donne son avis sur tout et cela m’est insupportable. Comment peut-il avoir le culot de faire des choix pour ma mère alors qu’il est à l’origine de sa souffrance et de son suicide ? Bien sûr, il ne l’entend pas de cette oreille et ne se sent à aucun moment responsable de sa mort.
Par la suite, j’essaye malgré ma colère et ma peine de rester en contact avec mon père pour le bien de mon petit frère qui, encore mineur, s’est installé chez lui. Mais c’est très rapidement impossible pour moi : ça me rend malade de faire semblant d’être encore une famille. Je décide de couper de nouveau les ponts avec mon père au début de l’année et je commence à voir une psychologue pour m’aider à faire mon deuil. Bien sûr, il essaye de me joindre par tous les moyens possibles : les appels, les sms, les mails, les lettres, les réseaux sociaux, tout y passe mais je garde le silence face aux assauts paternels. Même mes tantes (les sœurs de mon père) tentent de me convaincre en me disant que je ne comprends rien à la situation et qu’il n’y est pour rien. En vain. Je suis décidée à ne plus le laisser entrer dans ma vie.
La découverte du secret
C’est en mars 2013 qu’intervient la révélation d’un secret que je ne soupçonnais pas. Je découvre à la fois les circonstances de ma naissance et je réalise le profond mal-être dans lequel se trouvait ma mère depuis si longtemps. Je reçois un énième mail de mon père, qui n’a pourtant rien à voir avec les précédents dans lesquels il me supplie de reprendre contact. Cette fois, son ton est acerbe. Il me reproche d’avoir publié sur Facebook que mon frère a de la chance car, adopté, ce n’est pas vraiment son père. Je n’ai bien sûr jamais posté cela, je ne sais encore pas aujourd’hui d’où sort cette histoire. II poursuit en m’annonçant sans crier gare que je ne suis pas sa fille non plus. C’est de cette façon abrupte que j’apprends, à 25 ans, être issue d’une PMA.
“Ça faisait des semaines que je rêvais d’être la fille du facteur et non pas celle d’un sociopathe.”
Il développe ensuite que ma mère et lui ont pendant très longtemps essayé d’avoir un bébé naturellement mais que mon père étant stérile, ils ont donc eu recours à la PMA pour m’avoir, en 1988. Jamais personne ne l’a su. Ni la famille ni les amis ni même les idiots de notre village qui se vantaient pourtant de savoir tout sur tout le monde. Il n’a pas expliqué dans son mail la raison de ce mensonge mais je suis persuadée que c’était pour ménager sa susceptibilité. Cela aurait été très mal vu pour un homme originaire d’une famille catholique italienne de ne pouvoir avoir d’enfant naturellement.
Étrangement, j’accueille cette nouvelle avec joie. Et pour cause, ça faisait des semaines que je rêvais d’être la fille du facteur et non pas celle d’un sociopathe. J’ai par contre ressenti de la colère face au mensonge. On m’a laissée pendant vingt-cinq ans raconter à tout va combien je ressemble physiquement à mon père, que j’ai les mêmes cheveux que ma grand-mère, alors que je sais aujourd’hui que c’est biologiquement impossible. Je me suis souvenue toutes les fois où mes parents nous répétaient à mon frère et moi qu’il fallait être fier de nos origines. Tu parles. Je n’ai jamais répondu à son mail. Il m’écrit encore pour mon anniversaire mais je ne réponds plus. Je le considère toujours comme mon père mais comment pourrais-je avoir encore confiance en lui alors qu’il m’a menti toute ma vie ?
Je ne veux pas d’enfant
Juste après cette révélation, j’ai quand même demandé confirmation de la PMA à mon gynécologue qui était également celui de ma mère. Il me confirme et j’apprends à cette occasion, qu’un an après ma naissance, mes parents ont eu un enfant naturellement, mort-né. Personne n'accompagna alors ma mère, ni mon père ni sa famille. Quand elle est rentrée de la maternité, on a seulement fait comme si de rien n’était. Je réalise à quel point cela a dû être violent pour elle. Mais plus encore, je réalise aujourd’hui que son mal-être était en réalité bien plus profond et ancré. Je crois qu’elle n’a jamais vraiment désiré d’enfants, que ce n’était en tout cas pas une raison suffisante pour vivre, même si elle nous aimait plus que tout évidemment. J’imagine qu’elle en a eu pour « faire plaisir à mon père », parce qu’il le fallait à l’époque pour rentrer dans les codes sociaux. Elle a construit toute sa vie pour coller à l’image d’une épouse et d’une mère parfaite et tout a fini par imploser.
Aujourd’hui, je ne ressens plus de colère, j’ai définitivement tourné la page. Je ressens par contre de la peine envers ma maman car elle a dû vivre dans une profonde solitude. C’est pourquoi cela m’a questionnée sur mon désir d’être maman. Je ne voulais déjà pas d’enfant avant tout cela mais la révélation sur ma PMA m’a confortée dans ce choix. Je suis en couple et heureuse, mais je ne veux pas faire d’enfants pour faire plaisir à l’autre ou rentrer dans le moule que la société patriarcale fabrique pour les femmes. Et puis au final, des enfants, c’est comme si j’en avais plein à travers mes élèves."
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