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Tohu Bahut, Ep 4 – « Certains élèves ont l’impression d’être lais­sés sur le bas-​côté de la société »

Tout au long de cette année sco­laire, Causette vous pro­pose de voguer sur la galère de celles et ceux qui ont choi­si le répu­té « plus beau métier du monde » avec sa série « Tohu Bahut » : un rendez-​vous régu­lier avec Diane, jeune prof d'anglais qui débute dans un lycée de la région pari­sienne, la fleur au fusil.

Tohu Bahut, épi­sode 4

Sonne enfin l’heure des vacances de Noël. Ce ven­dre­di 16 décembre marque l’ultime jour­née de cours pour la pro­fes­seure d’anglais et ses lycéen·es d’un lycée public du Val d’Oise (95). Pour Diane1, 24 ans, dont on suit les aven­tures de jeune pro­fes­seure titu­laire depuis le mois de sep­tembre, il était temps que le pre­mier tri­mestre se ter­mine. « Il a fal­lu main­te­nir le moral des troupes jusqu’ici, ça a été assez com­pli­qué », nous confiait-​elle il y a quelques jours. En cause selon elle, la moro­si­té ambiante cou­tu­mière d'une fin d’année cou­plée à la fatigue accu­mu­lée depuis trois mois. « L’inflation, l’urgence éco­lo­gique, la guerre en Ukraine, ça n’aide pas non plus à main­te­nir le moral ni pour les élèves ni pour les pro­fes­seurs », ajoute Diane.

Voici donc l'heure du bilan. Car qui dit fin du pre­mier tri­mestre, dit aus­si conseil de classe et pre­miers bul­le­tins de note. Diane y a consa­cré ses deux der­nières semaines. « J’ai pas­sé un nombre incal­cu­lable de temps à pré­pa­rer celui de la classe de pre­mière dont je suis pro­fes­seure prin­ci­pale », indique-​t-​elle. Il y a eu aus­si des pro­blèmes d’électricité et de réseau inter­net au lycée, ce qui a lar­ge­ment com­pli­qué l’enregistrement des appré­cia­tions des professeur·es sur le logi­ciel Pronote. « On n’a pas eu accès à Pronote pen­dant trois jours puis il a fal­lu se dépê­cher de tout ren­trer des­sus, c’était un peu la course entre tous les pro­fes­seurs. Je pense que j’ai dû y pas­ser quatre heures par classe », estime-​t-​elle. En plus de la pré­pa­ra­tion des cours et des cours eux-mêmes.

"Les élèves ont peur de l’avenir. Le contexte actuel avec la crise éco­no­mique et la crise éco­lo­gique ne les ras­sure pas."

Les conseils de classe ont été l’occasion de confir­mer des craintes for­mu­lées par Diane dans les épi­sodes 2 et 3 de notre série : cer­taines de ses classes, notam­ment celle de seconde, sont par­ti­cu­liè­re­ment com­pli­quées. « Ce conseil, je ne l’aurais raté pour rien au monde, avoue-​t-​elle en riant. J’ai don­né dix-​sept aver­tis­se­ments sur trente-​cinq élèves. » Comme elle, tous·toutes les professeur·es étaient una­nimes sur cette classe : il n'y a pas de tra­vail, pas d’apprentissage et des pro­blèmes de com­por­te­ment récur­rents, qui per­turbent le dérou­le­ment des cours. « Ça m’embête pour les bons élèves car on n’avance pas », déplore tou­jours la jeune professeure.

Période char­nière

Surtout qu'au lycée, le pre­mier tri­mestre est une période char­nière de l’année sco­laire. Les élèves de seconde doivent réus­sir à se mettre dans le bain rapi­de­ment et à s’habituer au chan­ge­ment d’enseignement entre le col­lège et le lycée. Ceux·celles de pre­mière doivent choi­sir trois spé­cia­li­tés selon leurs affi­ni­tés, mais sur­tout selon leurs orien­ta­tions futures. Des orien­ta­tions qui se concré­tisent ensuite en ter­mi­nale. Sans oublier évi­dem­ment le bac pour les élèves de pre­mière et de ter­mi­nale. Pour ces dernier·ères, le contrôle conti­nu repré­sente d’ailleurs 40 % de la note totale. « C’est frus­trant, j’ai l’impression que beau­coup d’entre eux ne com­prennent pas les enjeux de ce pre­mier tri­mestre », note Diane tout en consi­dé­rant que ce contrôle conti­nu est une « aber­ra­tion » : « il y a une pres­sion toute l’année ! »

La jeune pro­fes­seure d’anglais doit d'ailleurs accom­pa­gner les élèves de pre­mière dans leur orien­ta­tion. Un exer­cice qui, là-​aussi, s’avère par­fois com­pli­qué. « Beaucoup ne savent pas du tout ce qu’ils veulent faire, dit-​elle. Les élèves ont sur­tout peur de l’avenir. Le contexte actuel avec la crise éco­no­mique et la crise éco­lo­gique ne les ras­sure pas. » Diane doit faire face à leurs inquié­tudes. À la ques­tion qui revient sou­vent : « Est-​ce que ça va être com­pli­qué pour notre géné­ra­tion ? », elle a choi­si de répondre sans langue de bois. « C’est un équi­libre dif­fi­cile, je veux que l’école soit pour eux un endroit sécu­ri­sant, mais je ne veux pas leur men­tir. Je leur dis que moi aus­si j’ai peur, mais que je crois aus­si en notre pos­si­bi­li­té de chan­ger les choses. » Elle doit aus­si, par­fois, faire face à leur colère. « Je la com­prend, ils ont l’impression que tout cela repose sur eux », pointe-​t-​elle.

"J’essaye tant bien que mal de les aider et de les accom­pa­gner dans leur orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle mais j’ai par­fois l’impression que je pèse peu contre le déter­mi­nisme social."

Un sen­ti­ment d’autant plus par­ta­gé, dit-​elle, dans un lycée de ban­lieue où certain·es élèves ont l’impression d’être « lais­sés sur le bas-​côté de la socié­té ». Difficile, pour Diane, de leur don­ner tort. « J’essaye tant bien que mal de les aider et de les accom­pa­gner dans leur orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle mais j’ai par­fois l’impression que je pèse peu contre le déter­mi­nisme social. J’ai des élèves qui bossent comme baby-​sitter après les cours pour aider leur famille, je peux vous dire qu’ils bossent beau­coup plus que des lycéens du 16e arron­dis­se­ment de Paris et pour­tant, je sais que pour eux, ça sera plus dif­fi­cile d’intégrer une grande école. »

Égocentrisme

Dans l’épisode 2, Diane nous confiait être chan­ceuse de la soli­da­ri­té qui sem­blait s’être nouée dès la ren­trée entre les professeur·es de son lycée. Deux mois plus tard, les dés­illu­sions com­mencent à poin­ter le bout de leur nez, en même temps que le froid de l’hiver. « Il n’y a pas autant de soli­da­ri­té que je le pen­sais, soupire-​t-​elle, déçue. En fait, on a l’impression qu’il y a une sorte d’échelle sociale entre les profs, cer­tains, sur­tout les plus anciens et les agré­gés, pensent valoir mieux que nous les titu­laires du Capes ou pire, les contrac­tuels qu’ils jugent ne pas être de “vrais profs”. C'est dom­mage, il faut res­ter sou­dés. » 

"À l'arrivée de l'infirmière sco­laire – qui par­tage son temps entre dif­fé­rents éta­blis­se­ments – en décembre, on l’a applau­die en salle des pro­fes­seurs"

Dans la salle des profs, il faut donc com­po­ser avec « les vieux égos déme­su­rés » mais aus­si avec un direc­teur adjoint pas tou­jours impar­tial. « J’ai raté une heure de cours en rai­son d’une grève des trans­ports en décembre, il m’a deman­dé de la rat­tra­per alors qu’il ne le demande pas aux pro­fes­seurs plus anciens dans le bahut », pointe amè­re­ment Diane. Une ambiance « pénible » pour elle, qui avait beau­coup souf­fert lors de son année de stage l’année der­nière. « Je vis un peu une période de remise en ques­tion actuel­le­ment, j’ai le sen­ti­ment de devoir me battre pour me faire une place légi­time. »

Recharger les batteries

Petite vic­toire à noter tout de même : le lycée compte enfin une infir­mière sco­laire plu­sieurs jours par semaine depuis le début du mois. Une pré­sence indis­pen­sable, puisqu’elle est char­gée de faire le relais entre le corps pro­fes­so­ral et les élèves en état de souf­france phy­sique mais aus­si psy­cho­lo­gique. « À son arri­vée, on l’a applau­die en salle des pro­fes­seurs », raconte Diane qui se reprend tout de suite : « Ce qui est dingue quand même, on ne devrait pas avoir à applau­dir l’arrivée d’une infir­mière trois mois après la ren­trée dans un lycée qui accueille 2 600 élèves. » 

Malgré tout, entre temps, il y a eu de la joie. Et même beau­coup d’amour. Diane s’est en effet mariée à son com­pa­gnon bri­tan­nique au début du mois de décembre. Mais en dépit de cette bulle de bon­heur, la jeune prof confie être épui­sée de ces trois pre­miers mois de bahut en région pari­sienne. Elle a même per­du pas mal de poids. D’ici la ren­trée, le 2 jan­vier pro­chain, il s’agira donc de rechar­ger les bat­te­ries en famille… tout en cor­ri­geant quand même un petit paquet de copies.

Retrouvez les autres épi­sodes de la série Tohu Bahut :

Tohu Bahut, Ep 3 – « J’ai un élève mal­en­ten­dant qui ne béné­fi­cie pas d’AESH, c'est un miracle qu’il n’ait pas encore décroché »

Tohu Bahut, Ep 2 – « J’adore mon métier mais je sais déjà que je ne ferai pas prof toute ma vie »

Tohu Bahut, épi­sode 1 : « Quand le pro­vi­seur a énu­mé­ré la liste des profs qui man­quaient encore, je me suis dit, punaise, on n’est pas rendu ! »

  1. le pré­nom a été modi­fié[]
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