#MeTooInceste : « L'inceste est un sujet de san­té publique, il lui faut un ins­ti­tut dédié »

Depuis la publi­ca­tion le 7 jan­vier de La Familia grande, le livre de Camille Kouchner révé­lant l'inceste com­mis sur son frère par son beau-​père Olivier Duhamel, la parole des vic­times d'inceste se libère. Derrière les témoi­gnages véhi­cu­lés par le mot-​dièse #MeTooInceste se cachent un·e Français·e sur dix, d'après les ver­ti­gi­neux chiffres d'un récent son­dage Ipsos. Soit 6,7 mil­lions de vic­times dans le pays. Causette a ren­con­tré le vice-​président de l'association Face à l'inceste, Patrick Loiseleur, qui porte le com­bat des sur­vi­vantes et sur­vi­vants d'inceste, et sou­haite vive­ment que les voix qui se sou­lèvent aujourd'hui soient enten­dues par les institutions.

patrick loiseleur cpommeron 07112015
© Cécile Pommeron

Quel regard portez-​vous sur la libé­ra­tion de la parole de vic­times d'inceste, dans le sillage des révé­la­tions de La Familia grande, par ailleurs véri­table suc­cès de librai­rie ?
Patrick Loiseleur :
On se réjouit évi­dem­ment aujourd'hui de la vague #MeTooInceste et que le sujet fasse enfin irrup­tion dans le débat public. Amener les bonnes ques­tions est une chose mais il faut ensuite y appor­ter les bonnes réponses. En 2018, lors de la loi Schiappa pour la lutte contre les vio­lences sexistes et sexuelles, notre asso­cia­tion a essayé de mettre la ques­tion de l’inceste sur la table mais nous n'avons pas été enten­dus. Il y a un déni ins­ti­tu­tion­nel, une réti­cence à abor­der le sujet, et à employer les mots justes, et non des péri­phrases en par­lant d’abus ou de vio­lences sexuels. Si aujourd'hui on veut s’informer sur le tabac, il existe Tabac info ser­vices, mis en place par le gou­ver­ne­ment. Idem pour l’institut contre le can­cer par exemple. Mais où est l’institut de l’inceste en France ? C’est aus­si une ques­tion de san­té publique. Il faut se rendre compte que notre site est qua­si­ment la seule réponse pos­sible aux vic­times qui font une recherche sur inter­net. Alors que nous sommes une toute petite struc­ture. Il faut que le gou­ver­ne­ment s’en empare avec des moyens à la hau­teur de son ampleur et de ses consé­quences : la moi­tié des vic­times d’inceste font des ten­ta­tives de sui­cide. Certains y parviennent.

Le gou­ver­ne­ment avait pour­tant mis sur pieds en décembre une com­mis­sion sur les vio­lences sexuelles com­mise contre les enfants, et pré­si­dée par l'ancienne ministre Elisabeth Guigou. Suite à l'affaire Duhamel, qu'Elisabeth Guigou connais­sait per­son­nel­le­ment, elle a pré­fé­ré en démis­sion­ner le 13 jan­vier. Avez-​vous for­mu­lé des demandes concer­nant la per­sonne qui repren­dra la tête de la com­mis­sion ?
P. L. : Nous ne savons pas encore qui sera cette per­sonne mais nous avons sug­gé­ré des noms car nous sou­hai­te­rions quelqu'un plus scien­ti­fique que poli­tique, qui apporte une rigueur au pro­pos, et une visée de san­té publique. Elisabeth Guigou avait une pré­si­dence très ver­ti­cale et pater­na­liste qui confi­nait les vic­times aux rôles de témoins sans leur don­ner une place à leur table de dis­cus­sion. Nous vou­lons avoir un siège et une voix, être acteur de notre com­bat et le por­ter auprès des ins­ti­tu­tions. Dans le cadre de la Mission sur le délai de pres­crip­tion appli­cable aux crimes sexuels com­mis sur les mineurs en 2017, les vic­times étaient enten­dues en tant que patients experts, et avaient confron­té leurs points de vue avec des experts en droit, ce qui a abou­ti à l'allongement de pres­crip­tion, pas­sé de 20 à 30 ans à par­tir de la date de la majo­ri­té de la vic­time. Nous aime­rions fonc­tion­ner de la même manière et donc, pour­quoi pas, avoir une pré­si­dence bicéphale.

Causette : Pouvez-​vous nous racon­ter la genèse de votre asso­cia­tion Face à l'inceste et ce que vous y faites aujourd'hui ?
Patrick Loiseleur : Initialement, Isabelle Aubry, qui est à l'origine de ce pro­jet et aujourd'hui à la tête de notre asso­cia­tion, avait créé en 2000 un site inter­net d'informations pour un groupe de per­sonnes qui échan­geaient sur l'inceste, et notam­ment se bat­taient sur la ques­tion du délai de pres­crip­tion pénale. Une jeune femme du groupe, que nous appe­lons Mademoiselle Marie, s'est sui­ci­dée, confron­tée à la pres­crip­tion de son cas. Cela a été un choc. Il faut bien com­prendre que ce délai est un véri­table visa d'impunité pour les agres­seurs et nous por­tons haut et fort cette ques­tion. Notre asso­cia­tion aujourd'hui offre une visi­bi­li­té aux vic­times, que nous appe­lons plu­tôt des sur­vi­vantes et des sur­vi­vants, qui peuvent témoi­gner sur le site. C'est un outil d'entraide, à tra­vers éga­le­ment des ani­ma­tions de groupes de paroles, qui ont un véri­table inté­rêt thé­ra­peu­tique, à Paris comme dans des antennes locales en pro­vince. C'est éga­le­ment un lieu de recherche, car des étu­diants en psy­cho­lo­gie assistent à nos réunions et rendent un tra­vail ana­ly­tique de grande qualité.

Lire aus­si : Un·e Français·e sur dix déclare avoir été vic­time d’inceste

En par­lant d'analyse, les chiffres du récent son­dage mené par l'Ipsos sont ver­ti­gi­neux. Un·e Français·e sur dix, soit 6,7 mil­lions de per­sonnes se déclarent vic­times d'inceste. Est-​il pos­sible cepen­dant que ce son­dage décla­ra­tif sous-​évalue le phé­no­mène ?
P. L. : En effet, ce son­dage est décla­ra­tif et chez les vic­times hommes en par­ti­cu­lier, on peut craindre une sous décla­ra­tion. On ne peut pas faire l'économie de la ques­tion du genre, car le son­dage montre de façon très repré­sen­ta­tive que 22% d'hommes sont concer­nés. Ces chiffres montrent donc que les filles ont donc trois fois plus de risque d'être vio­len­tée, sachant de sur­croit que envi­ron 98% des agres­seurs sont des hommes, qui pour cer­tains ont eux-​mêmes été vic­times dans leur enfance. On constate que les femmes sur­vi­vantes ne deviennent pas agres­seuses à leur tour, il ne faut donc pas y voir de sys­té­mique. Pour autant, un sché­ma répé­ti­tif peut se mettre en place au sein d'une famille, ce que démontre Sophie Chauveau dans son livre La Fabrique des per­vers où un fonc­tion­ne­ment intra fami­lial met en place insi­dieu­se­ment l'inceste sur plu­sieurs générations.

Quels sché­mas inces­tueux reviennent dans les témoi­gnages que vous recueillez ?
P. L. : Avant tout, il y a une stra­té­gie du silence de la part de l'agresseur ; qui exerce sur sa vic­time du chan­tage et de la culpa­bi­li­sa­tion ou, en fonc­tion de son âge, lui intime l'idée que ce qu'il se passe est « nor­mal ». Ensuite il y a très sou­vent une répé­ti­tion dans le temps. Des études médi­cales ont éga­le­ment démon­tré que les sur­vi­vantes et sur­vi­vants d'inceste sont vic­times d'un trau­ma­tisme de type deux, c'est à dire au long cours. Les consé­quences à l'âge adulte sont de l’ordre de l’addiction, de la dépres­sion, l'anorexie, de com­por­te­ments à risque et auto-​destructeurs, l’obsession de la pro­pre­té (sou­vent, les vic­times se sentent sales à vie), ou encore la recherche incons­ciente d'un conjoint violent. L'inceste implique aus­si un bous­cu­le­ment pro­fond du sen­ti­ment d'appartenance à sa propre fra­trie. Il y a un conflit de loyau­té envers son parent, en créant une confu­sion des rap­ports de filia­tion. La vic­time devient d'une cer­taine façon orphe­line, et, en par­lant, se coupe d'une grande par­tie de sa famille, qui sou­vent ne la croit pas ou entre­tient le déni. 

Vous avez lan­cé sur votre site une péti­tion visant à chan­ger la loi, quelles en sont les reven­di­ca­tions ?
P. L. : Nous avons consti­tué trois requêtes. La pre­mière consiste à ce que l'inceste soit recon­nu comme un crime spé­ci­fique et dis­tinct des viols, car le lien fami­lial y est bri­sé et donc cela va au-​delà des consé­quences des vio­lences sexuelles pro­pre­ment dites [pour autant, la qua­li­té d'ascendant du vio­leur consti­tue déjà une cir­cons­tance aggra­vante, ndlr]. Comme nous en par­lions plus haut, la vic­time perd une grande par­tie de sa famille, qui par­fois veut échap­per à la honte de la dénon­cia­tion et dis­suade même l'enfant de par­ler.
La deuxième demande à ce que les cri­tères de contrainte, menace, sur­prise ou vio­lence ne soient pas pris en compte dans le texte de loi car cela n'a aucune per­ti­nence dans le cas de l'inceste. Aucun enfant ne devrait être consi­dé­ré comme consen­tant à l'inceste. Il reste pour autant le cas déli­cat de l'inceste entre mineurs (fra­trie ou cou­sin), qui en repré­sente 1/​4 et dont cer­tains agres­seurs ont été déjà agres­sé eux mêmes.
Enfin, nous deman­dons à ce que les crimes d'inceste deviennent impres­crip­tibles, cela est cru­cial. Beaucoup de sur­vi­vantes et sur­vi­vants sont témoins aux pro­cès de leur agres­seur et non pas consi­dé­rés comme vic­times car le délai de pres­crip­tion est pas­sé. C'est insup­por­table. Il y a un pro­blème d'équité des mêmes vic­times d'un agres­seur en série. Cela réduit aus­si les peines encou­rues et aug­mente l'impunité, évi­dem­ment ! L'extinction des preuves avec le temps existe, bien sûr, mais elle n'est pas insur­mon­table. Dans de nom­breux cas, les preuves se mul­ti­plient avec le temps car il y a de nom­breuses vic­times, et par ailleurs, nous avons fait des pro­grès consi­dé­rables en matière scientifique.

En France, nous sommes donc très peu avan­cés sur le sujet de l'inceste, contrai­re­ment aux ins­ti­tu­tions outre-​Atlantique qui ont sai­si la pro­blé­ma­tique de façon sérieuse dès les années 80…
P. L. : En effet, il fau­drait mettre en place un sui­vi dans les hôpi­taux, à l'instar des États-​Unis ou du Canada qui, avec avec le comi­té d’étude Badgley avait consti­tué une équipe de scien­ti­fiques char­gée de tra­vailler sur les infrac­tions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes. Ils ont réfor­mé leur code cri­mi­nel, et mis en place de façon qua­si sys­té­ma­tique de la pré­ven­tion dans les écoles. Au niveau thé­ra­peu­tique, il y a des par­cours de soins effi­caces. En France, on peut mettre des années à trou­ver un bon thérapeute. 

Le 29 jan­vier pro­chain, un col­loque est orga­ni­sé autour de la loi Schiappa sur la lutte contre les atteintes sexuelles et sexiste, très cri­ti­quée en ce qu'elle a dépé­na­li­sé de nom­breuses affaires de viols sur mineur·es, avec l'introduction du délit d'atteinte sexuelle. Cette fois-​ci, votre asso­cia­tion a‑t-​elle été conviée aux dis­cus­sions ?
P. L. : Oui, nous par­ti­ci­pe­rons à la table-​ronde qui réuni­ra à la fois des poli­tiques, des pro­fes­sion­nels de san­té, des spé­cia­listes du droit et des anthro­po­logues. Cela sera très com­plet et c'est cette approche mul­ti­dis­ci­pli­naire qui fait une juste place aux sur­vi­vantes et sur­vi­vants, per­met­tant de faire avan­cer concrè­te­ment les droits des vic­times mais aus­si une pré­ven­tion de l'inceste.

Lire aus­si l Inceste : l’association Les Papillons essaime des boîtes aux lettres pour col­lec­ter la parole des victimes

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