Marie Trintignant : 20 ans après, com­ment son meurtre a mar­qué « un tour­nant dans la prise de conscience des vio­lences intrafamiliales »

Laurène Daycard, jour­na­liste indé­pen­dante et autrice du livre Nos Absentes (Seuil), consa­cré aux fémi­ni­cides, revient pour Causette sur les avan­cées qui ont sui­vi le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat, concer­nant la prise de conscience socié­tale et média­tique de ces crimes.

Jean Louis Trintignant et Marie Trintignant 1979
Jean-​Louis Trintignant et sa fille Marie Trintignant (©Wikimedia Commons)

Le 1er août 2003, Marie Trintignant, 41 ans, meurt des suites d'un œdème céré­bral. L'actrice, en tour­nage à Vilnius, en Lituanie, a été rouée de coups, dans la nuit du 26 au 27 juillet, par son com­pa­gnon, le chan­teur Bertrand Cantat. À l'époque, l'affaire fait grand bruit : les deux pro­ta­go­nistes sont des célé­bri­tés. Mais autant le public que les médias traitent l'événement comme une simple his­toire « people », un fait divers qui ne mérite aucun recul, ni aucune ana­lyse. Seules quelques voix fémi­nistes s'élèvent, dis­cor­dantes, qui viennent cas­ser le nar­ra­tif du « crime pas­sion­nel ». Celles de mili­tantes, mais aus­si celle de la chan­teuse Lio, amie de la défunte. La jour­na­liste indé­pen­dante Laurène Daycard, autrice du livre Nos Absentes (Seuil) consa­cré aux fémi­ni­cides, ana­lyse pour Causette les chan­ge­ments inter­ve­nus vingt ans après le drame dans le dis­cours socié­tal et poli­tique sur ces crimes.

Causette : Deux décen­nies après la mort de Marie Trintignant, en quoi est-​ce que son décès pour­rait être une étape dans la prise de conscience des vio­lences conju­gales en France ?
Laurène Daycard : Le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat marque véri­ta­ble­ment un tour­nant dans la prise de conscience socié­tale du pro­blème des vio­lences intra­fa­mi­liales. Il sert, en quelque sorte, de « mètre éta­lon » de ce qui a chan­gé ou pas, ces vingt der­nières années.
À l'époque, il faut rap­pe­ler qu'on ne par­lait pas encore de fémi­ni­cide en France. Le terme exis­tait évi­dem­ment, puisqu'il trouve notam­ment ses racines dans la pen­sée fémi­niste des années 70, mais pas dans le débat public fran­çais. Il était plu­tôt can­ton­né à l'Amérique latine et à l'Espagne. Il y avait un vide béant de sta­tis­tiques per­met­tant de comp­ta­bi­li­ser les vio­lences. Le décompte public minis­té­riel des morts vio­lentes au sein du couple n'est appa­ru qu'en 2006. Et, hasard du calen­drier, quelques jours après la mort de Marie Trintignant, l'enquête de l’Institut natio­nal d’études démo­gra­phiques (Ined) sur les vio­lences faites par les hommes aux femmes a été publiée pour la pre­mière fois en 2003.
S'il n'y avait pas de sta­tis­tiques, des tra­vailleurs sociaux et des mili­tantes tra­vaillaient évi­dem­ment sur ce sujet, mais leur parole n'était pas prise en compte dans les médias. 

Justement, com­ment les médias ont-​ils trai­té cette affaire ?
L.D. : À l'époque, le dis­cours média­tique était hau­te­ment pro­blé­ma­tique. Quand on regarde 20 ans en arrière, on res­sent une forme de ver­tige face à la presse natio­nale qui don­naient des tri­bunes à des intel­lec­tuels pour roman­ti­ci­ser tota­le­ment ce meurtre. On par­lait encore de "crime pas­sion­nel". L'affaire était trai­tée comme un sujet « people » ou comme un fait divers, mais n'était pas ana­ly­sée, à ma connais­sance, comme un véri­table sujet de socié­té. Il n'y a pas eu, par exemple, d'articles sur les anté­cé­dents de vio­lences de Bertrand Cantat. Mais une lec­ture tota­le­ment dépo­li­ti­sée des évé­ne­ments.
Au niveau du conte­nu, il y a aus­si quelque chose de très mar­quant, avec une forme d'inversion de la culpa­bi­li­té. C'est-à-dire que la vic­time va se culpa­bi­li­ser pour ce qu'elle subit, ce qui explique en par­tie le fait qu'il y ait par­fois une dif­fi­cul­té à por­ter plainte, et à l'inverse l'auteur va se vic­ti­mi­ser et s'enfermer dans une pos­ture de déni : il va dire que ce n'est pas sa faute, qu'elle l'a cher­ché, qu'il a été pous­sé à bout… Cela fait écho au trai­te­ment média­tique de 2003, qui fera preuve d'empathie pour Bertrand Cantat, notam­ment avec un lec­ture un peu roman­tique de l'histoire, et au contraire va remettre en cause Marie Trintignant. On va rame­ner dans le débat des élé­ments de sa vie pri­vée qui n'ont pas for­cé­ment à voir avec le contexte du meurtre, pour la déni­grer.
Aujourd'hui, des jour­na­listes ont déve­lop­pé des tech­niques d'enquête et uti­lisent des outils jour­na­lis­tiques pour écrire sur les vio­lences sexuelles. C'est une thé­ma­tique consi­dé­rée par de nom­breux jour­naux comme un véri­table sujet d'enquête journalistique.

À lire aus­si I Avec "Nos Absentes", la jour­na­liste Laurène Daycard pro­pose une plon­gée sai­sis­sante et néces­saire dans l'envers des féminicides

L'empathie dont a béné­fi­cié Bertrand Cantat à cette époque a‑t-​elle per­du­ré dans le temps, au sein des médias et de la socié­té ? On se sou­vient des cou­ver­tures des Inrocks le met­tant en scène, presque de manière triom­phale…
L.D. : Cette affaire est inté­res­sante parce qu'elle pose la ques­tion, autant au niveau de la socié­té que des familles, de savoir com­ment réin­sé­rer ces hommes une fois qu'ils ont « payé leur dette ». Pour Bertrand Cantat, la ques­tion se pose évi­dem­ment aus­si de savoir s'il a « assez payé ». Comme il s'agit d'une per­son­na­li­té publique, tout est exa­cer­bé autour de lui. Il y a à la fois son entou­rage qui se demande com­ment se posi­tion­ner par rap­port à lui mais aus­si le public. Est-​ce qu'on peut conti­nuer à écou­ter la musique d'un meur­trier ? Est-​ce qu'on peut conti­nuer à l'afficher en une des jour­naux ? Est-​ce qu'il n'a pas aus­si une dette à payer vis-​à-​vis de la socié­té en tant que per­son­na­li­té publique ? Ces inter­ro­ga­tions, je ne suis pas sûre que les Inrocks se les soient posées. Leur der­nière une avec lui, en 2017, a fait un tol­lé pour ces rai­sons, je pense. Il y avait un côté un peu héros roman­tique, dans le choix de la pho­to­gra­phie, et dans le texte. Il me semble qu'on ne lui posait pas de ques­tions sur l'affaire. Plus géné­ra­le­ment, il ne s'est jamais vrai­ment expri­mé des­sus. Peut-​il conti­nuer à avoir un écho média­tique s'il reste silen­cieux ? Est-​il dans une forme de déni vis-​à-​vis de ce qu'il a com­mis ? Toutes ces ques­tions, celles de sa réin­ser­tion, de sa dette ou non en tant que per­son­na­li­té publique, doivent être posées.

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