Laurène Daycard, journaliste indépendante et autrice du livre Nos Absentes (Seuil), consacré aux féminicides, revient pour Causette sur les avancées qui ont suivi le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat, concernant la prise de conscience sociétale et médiatique de ces crimes.
Le 1er août 2003, Marie Trintignant, 41 ans, meurt des suites d'un œdème cérébral. L'actrice, en tournage à Vilnius, en Lituanie, a été rouée de coups, dans la nuit du 26 au 27 juillet, par son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat. À l'époque, l'affaire fait grand bruit : les deux protagonistes sont des célébrités. Mais autant le public que les médias traitent l'événement comme une simple histoire « people », un fait divers qui ne mérite aucun recul, ni aucune analyse. Seules quelques voix féministes s'élèvent, discordantes, qui viennent casser le narratif du « crime passionnel ». Celles de militantes, mais aussi celle de la chanteuse Lio, amie de la défunte. La journaliste indépendante Laurène Daycard, autrice du livre Nos Absentes (Seuil) consacré aux féminicides, analyse pour Causette les changements intervenus vingt ans après le drame dans le discours sociétal et politique sur ces crimes.
Causette : Deux décennies après la mort de Marie Trintignant, en quoi est-ce que son décès pourrait être une étape dans la prise de conscience des violences conjugales en France ?
Laurène Daycard : Le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat marque véritablement un tournant dans la prise de conscience sociétale du problème des violences intrafamiliales. Il sert, en quelque sorte, de « mètre étalon » de ce qui a changé ou pas, ces vingt dernières années.
À l'époque, il faut rappeler qu'on ne parlait pas encore de féminicide en France. Le terme existait évidemment, puisqu'il trouve notamment ses racines dans la pensée féministe des années 70, mais pas dans le débat public français. Il était plutôt cantonné à l'Amérique latine et à l'Espagne. Il y avait un vide béant de statistiques permettant de comptabiliser les violences. Le décompte public ministériel des morts violentes au sein du couple n'est apparu qu'en 2006. Et, hasard du calendrier, quelques jours après la mort de Marie Trintignant, l'enquête de l’Institut national d’études démographiques (Ined) sur les violences faites par les hommes aux femmes a été publiée pour la première fois en 2003.
S'il n'y avait pas de statistiques, des travailleurs sociaux et des militantes travaillaient évidemment sur ce sujet, mais leur parole n'était pas prise en compte dans les médias.
Justement, comment les médias ont-ils traité cette affaire ?
L.D. : À l'époque, le discours médiatique était hautement problématique. Quand on regarde 20 ans en arrière, on ressent une forme de vertige face à la presse nationale qui donnaient des tribunes à des intellectuels pour romanticiser totalement ce meurtre. On parlait encore de "crime passionnel". L'affaire était traitée comme un sujet « people » ou comme un fait divers, mais n'était pas analysée, à ma connaissance, comme un véritable sujet de société. Il n'y a pas eu, par exemple, d'articles sur les antécédents de violences de Bertrand Cantat. Mais une lecture totalement dépolitisée des événements.
Au niveau du contenu, il y a aussi quelque chose de très marquant, avec une forme d'inversion de la culpabilité. C'est-à-dire que la victime va se culpabiliser pour ce qu'elle subit, ce qui explique en partie le fait qu'il y ait parfois une difficulté à porter plainte, et à l'inverse l'auteur va se victimiser et s'enfermer dans une posture de déni : il va dire que ce n'est pas sa faute, qu'elle l'a cherché, qu'il a été poussé à bout… Cela fait écho au traitement médiatique de 2003, qui fera preuve d'empathie pour Bertrand Cantat, notamment avec un lecture un peu romantique de l'histoire, et au contraire va remettre en cause Marie Trintignant. On va ramener dans le débat des éléments de sa vie privée qui n'ont pas forcément à voir avec le contexte du meurtre, pour la dénigrer.
Aujourd'hui, des journalistes ont développé des techniques d'enquête et utilisent des outils journalistiques pour écrire sur les violences sexuelles. C'est une thématique considérée par de nombreux journaux comme un véritable sujet d'enquête journalistique.
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L'empathie dont a bénéficié Bertrand Cantat à cette époque a‑t-elle perduré dans le temps, au sein des médias et de la société ? On se souvient des couvertures des Inrocks le mettant en scène, presque de manière triomphale…
L.D. : Cette affaire est intéressante parce qu'elle pose la question, autant au niveau de la société que des familles, de savoir comment réinsérer ces hommes une fois qu'ils ont « payé leur dette ». Pour Bertrand Cantat, la question se pose évidemment aussi de savoir s'il a « assez payé ». Comme il s'agit d'une personnalité publique, tout est exacerbé autour de lui. Il y a à la fois son entourage qui se demande comment se positionner par rapport à lui mais aussi le public. Est-ce qu'on peut continuer à écouter la musique d'un meurtrier ? Est-ce qu'on peut continuer à l'afficher en une des journaux ? Est-ce qu'il n'a pas aussi une dette à payer vis-à-vis de la société en tant que personnalité publique ? Ces interrogations, je ne suis pas sûre que les Inrocks se les soient posées. Leur dernière une avec lui, en 2017, a fait un tollé pour ces raisons, je pense. Il y avait un côté un peu héros romantique, dans le choix de la photographie, et dans le texte. Il me semble qu'on ne lui posait pas de questions sur l'affaire. Plus généralement, il ne s'est jamais vraiment exprimé dessus. Peut-il continuer à avoir un écho médiatique s'il reste silencieux ? Est-il dans une forme de déni vis-à-vis de ce qu'il a commis ? Toutes ces questions, celles de sa réinsertion, de sa dette ou non en tant que personnalité publique, doivent être posées.