Avec Christelle Gérand en Éthiopie
![« Les Enfants de Reine de Miséricorde » : un scandale de l’adoption en Éthiopie - Épisode 3 1 ALIVIgnettes enquete3](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/05/ALIVIgnettes-enquete3-1024x673.jpg)
L’organisme autorisé pour l’adoption Les Enfants de Reine de Miséricorde est accusé par une dizaine de personnes adoptées en France depuis l’Éthiopie de tromperies sur les conditions de leur adoption et d’escroquerie au parrainage (voir les épisodes 1 et 2 de notre enquête). Ce 26 mai 2021, deux adoptées et un père adoptif portent plainte pour abus de confiance et escroquerie.
Si Julie Foulon n’avait pas pris la plume pour raconter son histoire dans un livre1 en 2020, il n’aurait pas été possible pour les nombreux·ses adopté·es et leurs familles qui incriminent Les Enfants de Reine de Miséricorde (ERM) de se connecter entre eux. Ni d’apprendre que leurs histoires sont parcourues des mêmes trous dans la raquette, des mêmes mensonges qui ont pesé sur la construction de leur identité et de leurs liens. Forts de ces convergences, Julie Foulon et deux autres personnes parmi la dizaine que Causette a interviewées pour cette enquête, conseillées par le cabinet d’avocats parisien Vey & Associés, viennent de déposer plainte contre ERM le 26 mai 2021. « Avec cette plainte, je souhaite que la justice française reconnaisse que je n’aurais jamais dû être adoptée », souffle Julie Foulon.
L’avocate chargée du dossier a prévenu : l’affaire n’est pas simple, les plaignants et leurs familles se heurtent au flou juridique qui entoure les adoptions transnationales. En droit français, explique-t-elle à Causette, il n’existe pas d’infraction concernant une procédure réalisée dans le pays de provenance et validée par un jugement dans les cours des affaires familiales légalisant l’affiliation des enfants avec leurs parents adoptifs. C’est donc pour abus de confiance et escroquerie (dans le sens où il y aurait eu « tromperie »sur le statut de l’enfant présenté comme orphelin) que les trois plaignants – Julie, donc, mais aussi un père adoptif et une jeune femme adoptée préférant rester anonyme – demandent des comptes à ERM. Avec leur avocate, ils souhaitent déclencher une enquête judiciaire qui devrait, espèrent-ils, faire le jour sur les dysfonctionnements, voire sur les malversations, dans les adoptions réalisées et établir des responsabilités.
Fausses lettres
Car les éléments à charge sont nombreux. Ainsi de cet étrange courrier censé avoir été envoyé en 2011 via ERM par Askale Mekonnen à sa fille biologique, Julie Foulon, et que la femme éthiopienne assure aujourd’hui ne jamais avoir écrit.
« Bonjour Maman, c’est bon ils savent que tu es notre mère maintenant, tu vas pouvoir m’expliquer pourquoi tu as décidé de nous faire adopter sans nous en parler ? »
Lettre de Julie à sa mère biologique.
Retour en 2007. Depuis quatre ans qu’elle vit avec les Foulon en Normandie, la petite Julie est une enfant difficile, surtout avec sa mère adoptive, qui ne veut pas croire que, comme le dit cette gamine perturbée, sa mère éthiopienne est toujours en vie. Désemparé, le couple Foulon se tourne vers ERM à plusieurs reprises pour demander de l’aide. Passé les « c’est normal que votre fille soit perturbée, c’est l’adoption qui fait ça » usuels du couple Bayon, Gilbert Bayon [le cofondateur d’ERM, ndlr] revient, à force d’insistance, vers la famille Foulon au bout de plusieurs années pour dire que ses équipes en Éthiopie ont enfin retrouvé… la mère biologique de Julie et de sa sœur, adoptées en même temps. Sachant que l’enfant avait été adoptée en tant qu’orpheline, ERM justifie cette erreur en expliquant qu’« il est courant que des mères confient des enfants à des orphelinats en se faisant passer pour une tante ». S’ensuit alors un échange épistolaire dans lequel les lettres écrites en français d’un côté et en amharique de l’autre sont traduites par ERM avant d’être envoyées à Julie et à sa mère biologique.
« Bonjour Maman, c’est bon ils savent que tu es notre mère maintenant, tu vas pouvoir m’expliquer pourquoi tu as décidé de nous faire adopter sans nous en parler ? » commence, déchirante, la lettre de Julie. La réponse d’Askale est d’une cruelle déception pour la fillette de 13 ans. Certes, sa mère y avoue n’avoir pas confié ses filles « par gaieté de cœur », mais, sans que cela ait été demandé par Julie, elle indique : « La raison pour laquelle je vous frappais c’est parce que je travaillais très dur, et le soir en rentrant du travail, j’étais très fatiguée et très énervée, alors je vous frappais. » Julie est interloquée. Adoptée à 6 ans, elle a suffisamment de souvenirs d’Éthiopie pour être certaine que jamais sa mère n’avait porté la main sur ses enfants. Bouleversée, elle se met à douter de la réalité de ce qui lui est présenté, sa mère, Askale, écrivant ces lettres, et coupe court à l’échange, autant qu’elle rompt la communication avec ERM. Et lorsque Julie reprendra contact avec sa mère par l’entremise de la diaspora éthiopienne (voir épisode 1), elle comprendra qu’elle avait eu le bon pressentiment : Askale Mekonnen lui a assuré tout comme à Causette n’avoir… jamais écrit ces courriers.
« L'adoption, c’est le dernier recours de la protection de l’enfance : elle ne doit intervenir que dans ce cadre et ne doit être offerte à l’enfant que si nécessaire »
Nathalie Parent, ex-présidente d'EFA.
Comment ERM explique-t-elle cette incroyable usurpation ? Et qui s’est fait passer pour Askale Mekonnen ? Aujourd’hui, Gilbert Bayon affirme ne plus se souvenir avec précision du cas de Julie, mais assure que c’est une lettre qui lui a été remise à l’époque par son correspondant local comme étant celle d’Askale Mekonnen. La question se pose donc : ERM peut-elle vraiment dire aujourd’hui avoir été persuadée que les parents biologiques étaient décédés quand l’association elle-même parvient à reprendre contact avec eux lorsque cela s’avère indispensable cédant aux instances des enfants adoptés ?« Vérifier que l’enfant déclaré orphelin l’était réellement relevait uniquement des autorités éthiopiennes, défend François Vivier, l’actuel président d’ERM. Nous n’avions aucun droit de regard sur les enfants. Par contre, nous avons pu être trahis par les personnes qui ont pris la décision de rendre l’enfant adoptable. » Le manque de vigilance semble pourtant avéré, dans un contexte où toujours plus de familles françaises prétendaient à l’adoption. Pour Nathalie Parent, de l’association Enfance & familles d’adoption (EFA), beaucoup d’organismes autorisés pour l’adoption (OAA) semblent avoir oublié que « l’adoption, c’est le dernier recours de la protection de l’enfance : elle ne doit intervenir que dans ce cadre et ne doit être offerte à l’enfant que si nécessaire ».
L’Éthiopie dénonce un « business »
Interdite depuis 2018 en Éthiopie, l’adoption transnationale était également la dernière option pour les autorités du pays. Elles préféraient d’abord aider financièrement les familles en difficulté ou placer les enfants dans des familles d’accueil locales. Selon Belete Dagne, directeur de la Protection de l’enfance au ministère éthiopien des Femmes, des Enfants et des Jeunes, interrogé par Causette, les OAA tels que Les Enfants de Reine de Miséricorde ont une grande part de responsabilité dans les dysfonctionnements constatés. « Les agences d’adoption étrangères faisaient de fausses promesses aux familles biologiques. Celles-ci s’attendaient à ce que leurs enfants reviennent à leur majorité. » Et Belete Dagne n’hésite pas à dénoncer les effets délétères de l’appât du gain dans un contexte d’absence de contrôle serré de l’État, par manque de moyens. « De nombreux acteurs, étrangers comme éthiopiens, se sont engagés dans le secteur pour gagner de l’argent. C’était un business. »
![« Les Enfants de Reine de Miséricorde » : un scandale de l’adoption en Éthiopie - Épisode 3 2 ALIAdopt 5](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/05/ALIAdopt-5-1024x820.jpg)
Difficile de mesurer les bénéfices potentiels d’ERM sur une adoption. Ce qui est sûr, c’est que les tarifs demandés aux parents adoptifs étaient particulièrement concurrentiels et attractifs en comparaison avec ceux des autres OAA basés en Éthiopie : l’EFA a ainsi indiqué que, lors de sa mission en 2011, une adoption via ERM coûtait 5 889 euros, contre 7 160 euros chez l’OAA Children of the Sun. En réalité, une petite dizaine d’OAA français opéraient sur place dans les années d’activité d’ERM – qui n’est d’ailleurs pas le seul OAA sur lequel planent des doutes. Causette a pu s’entretenir avec une personne adoptée en tant qu’orpheline en 2000 par l’association Les Amis des Enfants du Monde dont la mère biologique est en réalité bien vivante. Le point commun de toutes ces structures, c’est d’avoir été convaincues de faire le bien dans un océan de conflits et de pauvreté. « Mon but, c’était de sauver les enfants éthiopiens de la misère », affirme ainsi Christine Bayon à Causette. Pourtant, de son propre aveu, la cofondatrice d’ERM n’a jamais fait le déplacement jusqu’en Éthiopie pour voir de ses propres yeux la « misère ».
« Les familles, biologiques comme adoptives, ont été trompées et manipulées »
L'avocate de Julie Foulon et des autres plaignant·es.
Quel regard pouvait bien porter la Mission de l’adoption internationale (MAI, créée en 2009) – qui dépend directement du ministère des Affaires étrangères et dont le but est de contrôler les OAA – sur les pratiques d’ERM ? En 2016, la MAI a décidé de suspendre les adoptions en Éthiopie. Bien que le Quai d’Orsay ait refusé de s’exprimer au sujet d’ERM, il précise à Causette que la décision de cette suspension a été prise parce que « la sécurité juridique et la garantie des règles éthiques n’étaient plus assurées ».
Malgré cette suspension, ERM finalise en 2017 au moins une adoption lancée en 2016. Marie2, la mère adoptive en question, a révélé à Causette que sa fille, aujourd’hui âgée de 9 ans, lui assure que sa mère biologique était vivante lors de l’adoption. Lorsqu’elle a contacté ERM quelques mois après pour leur faire part de ses difficultés, Marie s’est entendu rétorquer par la standardiste de l’association : « Quand ça ne va pas, faites un tour dehors pour vous calmer. » Elle a donc cessé de chercher de l’aide auprès de l’association et s’est débrouillée seule avec le mal-être de sa fille. Et malgré l’obligation d’accompagnement des OAA auprès des familles, ERM ne l’a pas rappelée.
ERM aux abois
Depuis quelques mois, et alors même que les adoptions en Éthiopie n’ont plus cours, la trentaine de membres composant le noyau dur d’ERM s’active en coulisses pour préparer sa défense face aux accusations de Julie Foulon. En témoignent des échanges de mails entre ses membres, que s’est procurés Causette, dans lesquels ils peaufinent leurs éléments de langage en réponse au livre de Julie « resté assez confidentiel et c’est tant mieux ». « Nous avons cherché à identifier les éléments à charge dont dispose Julie, qui sont en fait bien faibles, écrit le président d’ERM, François Vivier, le 16 avril 2021. […] Comme d'autres avant elle, Julie a pris cette cause à cœur et mène une croisade pour partager ses idées. […] Il est […] très peu probable qu’une suite lui soit donnée, qui supposerait une commission rogatoire internationale en Éthiopie bien incertaine. » Si ERM est bien conscient de la difficulté pour la justice d’enquêter, il est certain que l’association se montre particulièrement préoccupée par ce qu’elle pourrait trouver.
« J’espère revoir mes filles avant de mourir, si elles me considèrent encore comme leur mère. »
Askale Mekonnen, la mère biologique de Julie Foulon.
Elle a d’ailleurs pris les devants, alors que « l’affaire Julie Foulon » ne cesse de prendre de l’ampleur dans les conversations du milieu des adoptions, face aux éventuels questionnements des 150 membres et des sympathisants : en mars dernier, François Vivier envoyait à toutes et tous un courrier intitulé « Les adoptions en Éthiopie : les réponses aux questions qui se posent ». À l’intérieur de cette missive, qui reconnaît qu’un « vent de quête de la vérité » s’est « levé au sein de la communauté des adoptés », ERM choisit de répondre en treize points à « une demande légitime de justice ». Parmi lesquels, des perles de déresponsabilisation… faite sur le dos des Éthiopien·nes. « Faute d’accès à une quelconque aide sociale, une mère en situation de détresse, et en l’absence du père disparu ou décédé, ne sait que faire pour sauver des enfants qu’elle n’est plus capable de nourrir, lit-on ainsi. L’adoption dont elle entend parler lui offre la possibilité de confier son ou ses enfants à une famille étrangère qui lui offrira le confort matériel et la possibilité de faire des études. […] Un geste qui la contraint à mentir, en se faisant passer pour une autre personne, voisine ou tante éloignée, entraînant ses enfants dans cette fausse réalité. » Sans renier aucune de ses activités passées, ERM reconnaît donc que certaines adoptions dont la structure a été l’intermédiaire reposaient sur des mensonges.
Si l’avocate qui conseille Julie Foulon et les autres plaignant·es a décidé de les aider à formuler la plainte, c’est qu’elle croit dur comme fer, après avoir longuement étudié le dossier, que « les familles, biologiques comme adoptives, ont été trompées et manipulées ». Face aux risques juridiques, Gilbert Bayon, cofondateur d’ERM, se défile lui aussi sans aucun complexe sur les familles éthiopiennes, comme il l’indique à Causette : « Julie veut faire porter le chapeau à l’association avec agressivité, ça ne mène à rien. Les véritables responsables sont les familles biologiques qui ont menti. » Comme lui, aucun membre d’ERM interviewé n’a montré de considération ni d’empathie à l’égard des adopté·es ou des familles biologiques. Restent les mots d’Askale Mekonnen : « J’espère revoir mes filles avant de mourir, si elles me considèrent encore comme leur mère. »
1 Sara et Tsega, de Julie Foulon. Éd. Baudelaire, 2020.
2 Le prénom a été modifié.
Lire aussi : « Les Enfants de Reine de Miséricorde » : scandale de l’adoption en Éthiopie – Épisode 2
Lire aussi : « Les Enfants de Reine de Miséricorde » : scandale de l’adoption en Éthiopie – Épisode 1
À la suite de notre enquête, « "Les Enfants de Reine de Miséricorde" : un scandale de l’adoption en Éthiopie », l'association Les Enfants de Reine de Miséricorde nous a fait parvenir son droit de réponse. Il est consultable ici.