Les mesures sanitaires prises par Emmanuel Macron le 12 juillet dernier pour relancer la campagne de vaccination, ont amplifié la fracture entre deux blocs, d’un côté les vacciné·es et de l’autre, les non-vacciné·es. Jusqu’au point de non-retour ?
Rémi n’en peut plus. « J’ai tout essayé avec ma mère, confie le jeune homme de 24 ans à Causette. Je lui ai montré des articles sérieux et des études médicales mais rien n’y fait, elle ne veut pas se faire vacciner. » Ce refus a gravement entaché leur relation, eux qui étaient très proches avant la crise. « On ne parle plus de Covid ou de vaccin à la maison, sinon ça part tout de suite en conflit, ajoute Rémi. J’espère qu’elle changera d’avis mais j’en doute et j’ai peur qu’elle se coupe définitivement de la société en refusant le pass sanitaire. »
Le vaccin contre le Covid-19 deviendra-t-il le sujet-dont-il-ne-faut-surtout-pas-parler lors de nos prochains repas de famille sous peine de déclencher d’interminables disputes ? C’est une des craintes depuis qu’Emmanuel Macron a annoncé, le 12 juillet dernier, l’obligation vaccinale pour les soignant·es ainsi que l’extension du pass sanitaire à tous les lieux de loisirs, de culture ainsi que les bars, restaurants et trains. Depuis, chacun·e y va de son commentaire sur le bien-fondé – ou non – de ces mesures, avec la désagréable sensation d’assister, après la guerre des masques, des tests PCR et des confinements, à celle des vaccins. Alors que s’engage une course contre la montre pour tenter d’enrayer la quatrième vague, une fracture se dessine bel et bien entre les pro-vaccins, ceux qu’on appelle désormais « les antivax » et ceux de la « troisième voix », des attentistes qu’il a fallu convaincre au forceps nommé pass sanitaire.
Jouer sur les réflexes individualistes
Pour l’effort collectif que le président Macron ne cesse d’appeler de ses vœux, il faudra repasser. D’un côté, 37 millions de Français·es ont reçu au moins une première injection de vaccin depuis le début de la campagne, le 27 décembre 2020. De l’autre, 30 millions n’ont pas relevé la manche de leur chemise. D’un point de vue sanitaire, les mesures annoncées par le chef de l’État ont eu un succès indéniable avec plus de deux millions de rendez-vous pris depuis le 12 juillet. Poussés par la menace d’interrompre leur vie sociale alors qu’elle vient seulement de reprendre, des personnes « attentistes » ont cédé à la vaccination. « On veut évidemment se faire vacciner pour pouvoir continuer à vivre et le gouvernement appuie sur les réflexes individualistes liés au plaisir comme aller au bar, au restaurant, au cinéma mais ça ne veut pas dire que les gens sont de plus en plus individualistes, indique le philosophe de la médecine, Thomas Bonnin. On a eu de très bons exemples d’initiatives de solidarité collective pendant la pandémie. »
Mais cette contrainte a également exacerbé les tensions. Car pour les dernier·ères réfractaires à la piqûre, il ne s’agit plus aujourd’hui de pénuries de doses ou de créneaux indisponibles, mais bien d’un parti pris : elles et ils ne se feront pas vacciner et ce au nom de leur liberté individuelle et de leur libre arbitre.
« Il existe plusieurs profils de non-vaccinés, indique à Causette le philosophe Thomas Bonnin. Il y a les hésitants et les personnes attentistes, qui sont à mon sens les plus nombreux. Puis les réfractaires convaincus, qui refusent catégoriquement la vaccination. » Les premières études sur cette population ont montré certaines corrélations avec des inégalités sociales. « Les jeunes femmes issues de milieux populaires sont parmi les plus méfiantes, notamment en raison de la crainte de prendre un risque lors d’une éventuelle grossesse », précise le sociologue et chercheur au CNRS, Alexis Spire, co-auteur d’une étude publié en juin sur MedRxiv sur l’hostilité envers la vaccination contre le Covid-19.
« Le discours anti-vaccin favorise évidemment la montée du complotisme mais faire l’amalgame entre anti-vaccins et complotistes serait simpliste et reviendrait à nier une légitime inquiétude sur des vaccins nouveaux »
Thomas Bonnin, philosophe de la médecine
S’il est important de différencier les hésitant·es des plus contestataires c’est qu'il est stérile, selon Thomas Bonnin, de rattacher l’hésitation vaccinale au complotisme. « Le discours anti-vaccin favorise évidemment la montée du complotisme mais faire l’amalgame entre anti-vaccins et complotistes serait simpliste et reviendrait à nier une légitime inquiétude sur des vaccins nouveaux », affirme le philosophe, auteur d’un article sur les enjeux éthiques et épistémologiques début juillet.
Au pays de Louis Pasteur, le désamour des Français·es pour le vaccin ne date pas de la crise sanitaire actuelle. Une étude menée en 2019 par l’ONG médicale Wellcome révélait ainsi qu’un·e Français·e sur trois estimait à l’époque les vaccins dangereux, ce qui en faisait l’un des pays les plus sceptiques d’Europe. Un scepticisme et un refus envers une solution préventive qui s’explique selon le philosophe Guillaume Le Blanc par une rupture de confiance envers les institutions visible depuis des années. « Faire confiance à la vaccination, c’est croire en la science, en l’industrie pharmaceutique mais aussi dans le gouvernement qui nous exhorte à nous faire vacciner, souligne le professeur de philosophie politique et sociale à l’université Paris-Diderot. Ça ne me paraît pas surprenant que certains hésitent ou refusent la vaccination lorsque cette confiance est fragilisée. Et elle est actuellement fragilisée par la ligne autoritaire du gouvernement. »
Exploiter la défiance
Il n’a pas fallu longtemps pour que certaines personnalités politiques ou publiques s’engouffrent à leurs tours dans le sillage du discours antivaccin. Florian Phillipot (candidat à la présidentielle comme chef de file de son mouvement politique « Les Patriotes »), Frigide Barjot (membre de « L’Avenir pour tous », collectif anti-PMA pour toutes), le chanteur Francis Lalanne, le député de l’Essonne et président de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, ainsi que la députée Martine Wonner – qui vient d’être exclue de son groupe parlementaire, Liberté et territoire – étaient notamment présent·es lors de la manifestation parisienne du 17 juillet. Un événement qui a réuni 18 000 personnes à Paris (114 000 sur tout le territoire) pour « défendre les libertés fondamentales », menacées selon elles et eux par les mesures sanitaires. « La gestion de la crise sanitaire et de la campagne vaccinale est devenue un élément politique, constate Guillaume Le Blanc. Ces gens exploitent la défiance des non-vaccinés, ils essaient d’une manière populiste de s’approprier leurs inquiétudes et, en ce sens, sont également responsables de cette fracture. »
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Symbole de cette crise de confiance, la fracture vaccinale s’était d’abord creusée sur les réseaux sociaux, où se sentant incompris·es par le gouvernement, isolé·es parfois par leurs proches et méprisé·es par toute une partie de la population, les réfractaires s’étaient retrouvés en masse. Les hashtags contestataires #NonAuPassDeLaHonte, #NousSavons et #DictatureSanitaire fleurissaient d’ailleurs sur Twitter à peine l’allocution d’Emmanuel Macron terminée. Les plus acerbes allant même jusqu’à comparer l’obligation vaccinale à des mesures dictatoriales dignes de l’apartheid sud-africain ou du IIIème Reich, en osant arborer sur les réseaux sociaux ou dans les manifestations, une étoile jaune avec la mention pass-sanitaire, suscitant évidemment l’indignation. La rupture semble désormais consommée.
Marqueur identitaire
Lorsque les deux blocs pro et anti vaccination se croisent sur les réseaux, les discussions sont souvent teintées de mépris et, sans cesse, virulentes. D’un côté, des « moutons » qui acceptent la vaccination, du moins vus comme tels par leurs adversaires, eux-mêmes considérés comme des « égoïstes » par les premier·ères. Dans les nombreux groupes Facebook « contre le vaccin » que nous avons consultés – et qui rassemblent chacun des centaines de membres – beaucoup épanchent sans réserve leurs opinions. « J’en suis à un stade où j’ai mon rappel vaccin DT polio mais je n’ose même plus le faire, de peur qu’il m’injecte ce vaccin sans me le dire. Je n’ai plus confiance », écrit un internaute. « Dans ma famille, on me traite de complotiste parce que je refuse le vaccin mais ce sont eux qui n’ont rien compris », écrit un autre.
Le vaccin semble même être devenu un marqueur identitaire par le biais de la croyance. « Je respecte les vaccinés, chacun son choix comme les gens qui ont des religions, des partis politiques différents mais qu’on me foute la paix », affirme ainsi une internaute sur un groupe Facebook « anti-vaccin ». Un internaute vacciné lui rétorque : « Les non vaccinés ne me dérangent pas. Tant qu’ils ne s’affichent pas. »
« Dans un moment de grande précarité sociale où l’incertitude du lendemain fait pour beaucoup partie du quotidien, le corps devient un élément politique, il devient notre dernier bastion, notre refuge »
Guillaume Le Blanc, professeur de philosophie politique et sociale à l’université Paris-Diderot.
L’extension du pass sanitaire risque en effet de diviser encore plus la population française entre les vaccinés qui pourront grâce au précieux sésame accéder aux restaurants, bars, cinémas… et les non-vaccinés qui devront présenter un test antigénique/PCR de moins de 48 heures, ou la preuve qu’ils et elles ont eu le coronavirus il y a moins de six mois. « Cela ne fera qu'accroître la fracture entre deux mondes et je ne pense pas que cela persuadera les récalcitrants », estime Guillaume Le Blanc. À l’image de Régine qui ne compte pas céder à l’appel de la vaccination. « J’ai rendez-vous demain soir pour ma première dose mais je vais annuler, ça me fait trop peur et tant pis si je ne peux plus rien faire avec mes enfants, j’ai une maison avec un grand jardin c’est suffisant. Les courses, je les ferai sur drive, voilà », écrit-elle sur Facebook. Une autre déclare avoir « annulé [son] séjour à Disney Land avec les gosses, pourtant [ils auraient] pu y aller mais question de principe, [elle] refuse et [refusera] tous les lieux imposant le pass sanitaire. » Mécontente de la nouvelle mesure exigeant des établissements accueillant du public qu’ils veillent à ce que leurs client·es aient un pass à jour, une restauratrice affirme, elle, qu’elle ne demandera aucun pass sanitaire, « que ça plaise ou non ».
Fracture sociale
La fracture vaccinale qui se dessine aujourd'hui cache en réalité une fracture sociale. « Dans un moment de grande précarité sociale où l’incertitude du lendemain fait pour beaucoup partie du quotidien, le corps devient un élément politique, il devient notre dernier bastion, notre refuge, soutient le philosophe Guillaume Le Blanc. La politique de vaccination peut alors être vécue comme l’ultime offense à ce droit de disposer de notre corps et certains peuvent se sentir alors dépossédé de cette propriété. » À cela s’ajoute une fracture numérique et une inégalité dans l’accès aux soins médicaux sur le territoire. « De nombreuses personnes n’ont pas pu être atteintes par la stratégie vaccinale, parce qu’elles résident par exemple dans des foyers [de jeunes travailleurs ou de réfugiés, ndlr] ou en milieu rural, observe Alexis Spire. D’autres encore, âgées notamment, ne sont pas à l’aise avec Internet et ne savent donc pas prendre un rendez-vous sur Doctolib. »
« Une de mes collègues m’a dit que si son mari gagnait bien sa vie, elle ne se ferait pas vacciner au risque de perdre son travail. »
Laurence, infirmière de nuit à l’hôpital public.
Une fracture sociale présente jusque dans le monde médical où les professionnel·les non vaccinés au 15 septembre ne pourront plus travailler et ne seront plus payés. « On a vu apparaître une sorte de guerre des classes entre les médecins favorables à la vaccination et le personnel, plus sceptique », constate Guillaume Le Blanc. Une observation partagée par Karine Lacombe, cheffe de service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine de Paris. « À l'hôpital, ceux qui ne veulent toujours pas se faire vacciner, ce sont plutôt le personnel de nuit ou le personnel technique, mais ils sont en minorité, assure-t- elle à Causette. On a d’ailleurs dépassé le seuil de 80 % de soignants vaccinés, grâce notamment à beaucoup de pédagogie. Ils ont compris qu’il en était de l’effort collectif pour en finir avec l’épidémie. »
Laurence, 59 ans, infirmière de nuit à l’hôpital public, s’est fait vacciner dès qu’elle a pu. Aujourd’hui, dans son équipe de nuit, quatre de ses huit collègues ne sont pas encore vacciné·es et ne le feront que si elles en sont vraiment obligé·es. « Une de mes collègues m’a dit que si son mari gagnait bien sa vie, elle ne se ferait pas vacciner au risque de perdre son travail mais comme ce n’est pas le cas, elle finira par le faire, explique Laurence à Causette. Je n’aborde pas le sujet de la vaccination avec elles car nous ne sommes pas du tout d’accord. Moi, je suis pour la vaccination obligatoire des soignants, c’est nécessaire. »
Justification morale
L’obligation vaccinale des soignant·es, des ambulancier·es et des pompier·es est en effet un point de crispation dans le débat vaccinal. Pour le philosophe Thomas Bonnin, « il y a une justification morale pour l'obligation vaccinale des soignants, celle de ne pas contaminer les gens qui viennent se soigner à l'hôpital. Mais cette obligation vaccinale au nom de la morale touche à la liberté individuelle et à l’autonomie des soignants. » Le sociologue Alexis Spire déplore quant à lui une politique vaccinale menée avec force « culpabilisation » : « De plus en plus d’infirmières se posent des questions sur le sacrifice que demande leur métier, par ailleurs mal rémunéré. »
Dans un contexte de polarisation exacerbée, sera-t-il possible de ramener à la majorité la minorité la plus récalcitrante ? « Pour les plus complotistes qui sont complètement inaccessibles, ce sera je pense quasiment impossible de les convaincre et de les sortir de cette méfiance car on ne peut pas lutter contre leurs discours délirants, indique le philosophe Guillaume Le Blanc. Pour ceux qui hésitent encore, il est indispensable d’écouter leurs inquiétudes et de les accompagner pour leur expliquer ce qu’est la vaccination. On a besoin de lieux de paroles, d’assemblées citoyennes pour co-construire des débats avec des personnalités médicales et ainsi permettre de retrouver un discours apaisé. » Somme toute, de trouver des moyens de colmater nos fractures.