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Amanda Gorman lors de sa lecture le jour de l'investiture de Joe Biden © Flickr - Photo by Navy Petty Officer 1st Class Carlos M. Vazquez II

Polémique « Amanda Gorman » : ce que tra­duire veut dire

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Nous vous pro­po­sons ci-​après un article d’Ahmed Mahdi, cher­cheur en ter­mi­no­lo­gie et tra­duc­to­lo­gie, au sujet de la contro­verse liée à la tra­duc­tion dans plu­sieurs langues du poème The Hill We Climb, que son autrice Amanda Gorman avait lu lors de l'investiture de Joe Biden.

Par Ahmed Mahdi, Université Lumière Lyon 2

Les tra­duc­tions, notam­ment de l’anglais, inondent chaque année le mar­ché du livre en Europe. Il n’est ain­si pas éton­nant que les mai­sons d’édition, à l’instar de la pres­ti­gieuse édi­tion Fayard en France, s’arrachent les droits de publi­ca­tions du poème « The Hill We Climb », lu lors de la céré­mo­nie d’investiture du nou­veau pré­sident amé­ri­cain élu Joe Biden en jan­vier 2021 et com­po­sé par Amanda Gorman, plu­sieurs fois pri­mée pour ses écrits.

Face au défi de sa tra­duc­tion dans les langues ver­na­cu­laires euro­péennes, un débat, pour ne pas dire une contro­verse, s’est ouvert quant aux choix des tra­duc­teurs et tra­duc­trices sélec­tion­nés par les édi­teurs pour faire connaître ce poème. Ainsi, après l’épisode qui a vu Marieke Lucas Rijneveld se reti­rer de cet exer­cice, sous la pres­sion, après avoir été recru­tée par l’éditeur Meulenhoff pour en pro­po­ser une ver­sion néer­lan­daise, l’éditeur en charge de la publi­ca­tion cata­lane du poème a remer­cié son tra­duc­teur expé­ri­men­té, Víctor Obiol, pour répondre aux volon­tés de Viking Books, l’éditeur amé­ri­cain en charge de l’œuvre de la poé­tesse afro-​américaine Amanda Gorman, d’après la BBC.

À chaque fois, l’argument de la contro­verse est le même : pour­quoi ne pas avoir choi­si une tra­duc­trice noire, de pré­fé­rence jeune et acti­viste ? C’est alors à juste titre que France Culture pose la ques­tion : « Faut-​il être noire pour tra­duire le poème d’Amanda Gorman ? » Ce sujet d’actualité sert ici d’exemple pour s’interroger plus lar­ge­ment sur le sens et l’objectif de la tra­duc­tion, tout par­ti­cu­liè­re­ment lorsque le texte concer­né est d’ordre poé­tique, ce qui amène à s’interroger sur la légi­ti­mi­té qu’une per­sonne peut avoir à s’engager dans un tel travail.

L’objectif de la traduction

Si le débat sur les théo­ries de la tra­duc­tion ne cesse de faire varier la posi­tion du cur­seur entre les deux extrêmes que sont le lit­té­ra­lisme, où le mot trône au-​dessus de toute autre consi­dé­ra­tion, et la tra­duc­tion libre, pour laquelle l’essence du texte est le seul ingré­dient néces­saire, la ques­tion de la tra­duc­tion d’un texte lit­té­raire, poé­tique qui plus est, doit s’attarder sur la rai­son d’être de la poésie.

En effet, le tra­duc­teur cher­chant à cap­tu­rer les aspects pri­mor­diaux d’un poème pour pou­voir les retrans­crire, doit en com­prendre les fonc­tions pri­mor­diales : s’il cherche à véhi­cu­ler un mes­sage, notam­ment dans un temps poli­tique comme celui de l’inauguration pré­si­den­tielle où « l’unité » sem­blait être le maître-​mot, les éloges qui ont fusé à la suite de cette lec­ture n’ont ces­sé de mettre en exergue « la force du verbe » du poème en ques­tion, comme on peut le voir dans un article du Monde ou dans un court mes­sage de Michelle Obama sur Twitter. C’est que la poé­sie, au risque de tom­ber dans une bana­li­té des plus clas­siques, est le lieu des sen­ti­ments, de l’émotion. Cette émo­tion, cette charge, ce bouillon­ne­ment inté­rieur doit pou­voir s’unir avec les mots pour que ceux-​ci atteignent toute leur vigueur. Comme dirait feu Yves Bonnefoy, lui-​même poète, tra­duc­teur et cri­tique lit­té­raire, dans La poé­sie et la gnose : la poé­sie, « c’est la déci­sion de faire corps avec le langage ».

Une fois que l’être fait corps avec la langue, il peut entrer dans un acte de pro­duc­tion, de com­po­si­tion, d’écriture, et fina­le­ment, de tra­duc­tion. Car comme dirait Jean‑René Ladmiral, phi­lo­sophe, tra­duc­teur et ensei­gnant de tra­duc­to­lo­gie, repre­nant à son compte une idée de Proust :

« Écrire, c’est tra­duire ce qu’on a dans la tête – sauf que ce que j’ai dans la tête, c’est dans la tête que je l’ai, et c’est dans la mienne (de tête) que je l’ai ! c’est-à-dire que ce n’est pas pro­pre­ment tangible. »

Le tra­duc­teur d’un poème exis­tant se retrouve alors dans la posi­tion du deuxième tra­duc­teur, à la dif­fé­rence que le pre­mier a tra­duit une pen­sée ou une expé­rience interne. Ce nou­veau tra­duc­teur doit alors faire sienne l’ébullition poé­tique du pre­mier pour per­mettre à la nou­velle pro­duc­tion d’avoir la même force, la même inten­si­té que le pre­mier. Le même impact.

La légi­ti­mi­té du traducteur

Si le souffle poé­tique est la ren­contre entre un esprit et les mots, ou plu­tôt leur fusion, l’acte de tra­duire ne relève-​t-​il donc pas de l’impossible ? Le tra­duc­teur et cher­cheur René Agostini s’est notam­ment inté­res­sé à cette ques­tion dans le contexte de la poé­sie, dans son petit ouvrage au titre évo­ca­teur La tra­duc­tion n’existe pas, l’intraduisible non plus, sou­li­gnant :

« L’intraduisible relève du mys­tère de l’être, de l’esprit, du souffle et de la voix, car il y a des voix où le lan­gage n’est plus le lan­gage et où les mots sont méta­mor­pho­sés en for­mules magiques, en man­tras, sono­ri­tés et rythmes qui ont un effet au-​delà de toute sai­sie par la rai­son. »

Le tra­duc­teur se doit alors de gar­der une humi­li­té résis­tante à toute épreuve, à « l’épreuve de l’étranger », pour reprendre l’expression du lin­guiste Antoine Berman, car si l’intraduisible n’existe pas, il n’en demeure pas moins que le texte étran­ger don­ne­ra imman­qua­ble­ment du fil à retordre.

Cette dif­fi­cul­té du tra­duc­teur vient de sa nature même d’individu, qui a vécu ses propres expé­riences et qui pos­sède sa propre plume. C’est là que la ques­tion se pose dans notre cas d’étude : deman­der un pro­fil per­son­nel par­ti­cu­lier est-​il légi­time, à savoir que le tra­duc­teur doive être une tra­duc­trice, et plus pré­ci­sé­ment : « une femme, jeune, acti­viste, et de pré­fé­rence noire » ? La ques­tion n’est pas ici posée sur le plan mili­tant, même si c’est le point de cer­tains comme la jour­na­liste néer­lan­daise Janice Deul, « qui se débat pour la diver­si­té dans le monde de la mode et de la culture ». Sur ce point, un article du New York Times sou­ligne que ce débat « a mon­tré le manque de diver­si­té dans le monde de la tra­duc­tion lit­té­raire » en Europe.

Il est évident que la polé­mique en cours est en réa­li­té plus d’ordre poli­tique (ou social, dirait-​on) que lit­té­raire, cette actua­li­té ayant per­mis à cer­taines voix de s’élever pour récla­mer une jus­tice sociale qui se fait attendre. Ce qui pour­rait s’apparenter à de la dis­cri­mi­na­tion au niveau pro­fes­sion­nel est donc un débat bien plus com­plexe, qui dépasse d’ailleurs lar­ge­ment le monde lit­té­raire, la sous-​représentation des mino­ri­tés pou­vant en soi être consi­dé­rée comme de la dis­cri­mi­na­tion. On ne peut en effet occul­ter le manque de visi­bi­li­té de cer­taines mino­ri­tés, qui se fait res­sen­tir à pré­sent dans des domaines aus­si cen­sé­ment objec­tifs que l’intelligence arti­fi­cielle où des algo­rithmes peuvent « repro­duire et ampli­fier un racisme sys­té­mique » d’après cer­tains experts.

Cependant, la ques­tion qui nous inté­resse ici concerne peut-​être, au final, un monde idéal où l’égalité des chances serait déjà une réa­li­té éta­blie, et nous nous deman­dons alors qui est le plus à même d’apporter la meilleure tra­duc­tion pos­sible du texte en question.

L’identité du traducteur

Cette ques­tion se heurte à un pro­blème de taille : si seule une per­sonne de cou­leur noire, jeune et mili­tante peut tra­duire les pro­pos d’Amanda Gorman, cela impliquerait-​il que seule une telle per­sonne pour­rait en com­prendre et en assi­mi­ler les nuances et diverses sub­ti­li­tés ? Une fois la ques­tion ain­si posée, le pro­blème paraît évident : com­ment un texte lu lors d’une inau­gu­ra­tion pré­si­den­tielle pourrait-​il pré­tendre vou­loir tou­cher tout le monde, si seule une « com­mu­nau­té » de sem­blables pou­vait accé­der au sens ? Cette vision com­mu­nau­ta­riste du métier de tra­duc­teur ren­voie à nou­veau à la notion d’identité : la nou­velle plume doit-​elle s’identifier au texte qu’elle tra­duit au point d’avoir la même cou­leur de peau pour pou­voir entre­prendre l’acte de traduire ?

Finalement, une fois que la notion d’identité est lan­cée dans le débat, l’équation se retrouve sans solu­tion, car la com­mu­nau­té humaine com­prend autant d’identités que d’individus. Pour reprendre les pro­pos de Platon dans Le Parménide, qui insiste sur le fait que l’identité implique la dif­fé­rence : « L’identité ren­dra donc dis­sem­blable, ou elle ne sera pas contraire à la différence. »

L’humanité au cœur de l’acte de traduire

Toutefois, cette com­mu­nau­té a l’humanité en com­mun, qui relie les indi­vi­dus entre eux et qui leur per­met de s’écouter, de se com­prendre et de par­ta­ger des émotions.

Une autre ques­tion ferme alors le bal : peut-​on juger le tra­vail d’une per­sonne sur ce qu’elle est plu­tôt que sur ce qu’elle fait ? En effet, le tra­duc­teur cata­lan Víctor Obiol avait ter­mi­né sa tra­duc­tion, et il a même été rému­né­ré pour celle-​ci, mais d’après lui, c’est fina­le­ment son pro­fil qui a fait défaut comme le rap­porte Le Figaro. Et si les iden­ti­tés sont aus­si nom­breuses que le nombre d’individus, qui pour­rait alors pré­tendre tra­duire un texte si ce n’est l’auteur pre­mier ? Le risque serait au final de juger en amont l’éthique pro­fes­sion­nelle du tra­duc­teur ou de la tra­duc­trice, cette « éthique du lan­gage », pour reprendre les pro­pos du lin­guiste Henri Meschonnic dans son Éthique et poli­tique du tra­duire, éthique qui « concerne tous les êtres de lan­gage, citoyens de l’humanité ».


L’auteur effec­tue sa thèse sous la direc­tion de Jim Walker.

Ahmed Mahdi, Chercheur en ter­mi­no­lo­gie et tra­duc­to­lo­gie, CeRLA, Université Lumière Lyon 2

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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