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La verrière de La Samaritaine. DFS Group

Comment la créa­tion des grands maga­sins a contri­bué à éman­ci­per les femmes

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Aujourd’hui, la cher­cheuse espa­gnole en phi­lo­lo­gie fran­çaise Ana María Iglesias Botrán nous raconte com­ment les grands maga­sins sont deve­nus un espace de liber­té pour les femmes, et c'est passionnant.

Ana María Iglesias Botrán, Universidad de Valladolid

La Samaritaine vient de rou­vrir ses portes à Paris. Fondée en 1860, c’est l’une des enseignes his­to­riques de la ville, avec le Bon Marché (1838), le plus ancien des grands maga­sins de la capi­tale. Ces temples com­mer­ciaux sont deve­nus, à par­tir du milieu du XIXe siècle, des oasis de liber­té pour les femmes, qui y ont trou­vé un lieu où elles pou­vaient enfin agir de manière indépendante.

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Bon Marché (Felix Vallotton, 1898). Wikimedia Commons
Désir et sen­sua­li­té comme moteurs des ventes

Les grands maga­sins résultent direc­te­ment de la révo­lu­tion com­mer­ciale et indus­trielle, qui a pro­vo­qué de pro­fonds chan­ge­ments sociaux Avec un seul objec­tif, vendre, la cible était claire : les femmes. Surtout les plus riches et les plus oisives d’entre elles. Toutes les stra­té­gies com­mer­ciales visaient à pro­lon­ger la pré­sence des femmes sur les lieux d’achat. Pour y par­ve­nir, il fal­lait trans­gres­ser, tou­jours dans les limites de la décence, les usages bour­geois – ou vic­to­riens, au Royaume-Uni.

Avoir tou­ché, sen­ti et même goû­té un objet en ren­dait l’attrait irré­sis­tible, sur­tout lorsque son prix était abordable.

Les concep­teurs des grands maga­sins avaient déjà com­pris la néces­si­té de ce qu’on appelle aujourd’hui le « sto­ry­tel­ling », en pré­sen­tant le grand maga­sin comme un lieu sûr, élé­gant et poli­cé. Comme une seconde mai­son où tous les rêves des femmes pour­raient se réa­li­ser – même s’il s’agissait avant tout de créer des modes de toutes pièces et de créer de nou­veaux besoins.

Un lieu de promiscuité

Au XIXe siècle, les femmes bour­geoises ne sor­taient pas seules de la mai­son. Si elles le fai­saient, ce n’était que pour des visites de cour­toi­sie, de petits achats, pour aller à la messe, mener des œuvres de cha­ri­té – toutes acti­vi­tés sou­mises à une morale rigide.

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Publicité de la Samaritaine de 1882. Wikimedia

Cependant, le shop­ping étant deve­nu un loi­sir de la socié­té indus­trielle, aller seule dans un grand maga­sin était auto­ri­sé. Les prix fixes et abor­dables, les cata­logues, les bonnes affaires et la pos­si­bi­li­té de retour­ner les articles atti­raient ces femmes aisées.

Les ouvrières, les pros­ti­tuées, les artistes, etc. s’y ren­daient éga­le­ment en grand nombre. Toutes les femmes avaient donc accès au même choix de pro­duits, ce qui créait une forme d’ambivalence. La pros­ti­tuée, et la demi-​mondaine pou­vaient par­fai­te­ment ache­ter la même robe, le même para­pluie et les mêmes gants que la femme res­pec­table d’un homme d’affaires ou d’un poli­ti­cien. C’est le début de la démo­cra­ti­sa­tion de la mode : il n’est plus aus­si facile de savoir qui est qui, juste par les vêtements.

C’est désor­mais le grand maga­sin qui dicte une cer­taine forme de pres­tige social.

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Première bou­tique de la Samaritaine (vers 1870). Wikimedia
Pouvoir tou­cher, sen­tir, goûter

Émile Zola, dans son roman Au bon­heur des dames (1883), raconte avec pré­ci­sion com­ment l’univers visuel du grand maga­sin a été conçu au mil­li­mètre près. C’était un palais des sens, plein de tis­sus colo­rés, de rubans de toutes sortes, de par­fums, de robes, de cha­peaux, de sacs à main, de gants, de cha­peaux… Et sur­tout, les femmes pou­vaient enfin tou­cher la marchandise.

Jusqu’alors, l’expérience d’acheter des vête­ments était plu­tôt froide. Une cou­tu­rière venait à la mai­son, ou bien cela se fai­sait dans une petite bou­tique mais tou­jours avec le filtre de ce que le ven­deur ou la cou­tu­rière déci­dait de mon­trer. Il y avait peu de place pour le choix.

Dans un grand maga­sin, au contraire, la clien­tèle se pro­mène à l’aise, touche tout, essaye, et est tou­jours accom­pa­gnée d’une ven­deuse qui l’aidera à se débar­ras­ser de ses éven­tuelles inhi­bi­tions… et la convaincre d’acheter.

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Le bon marche (Félix Valloton, 1873). Wikimedia
La ven­deuse, de l’ouvrière à la femme d’affaires

Les ven­deuses repré­sen­taient cette image de décence et de pro­pre­té. Vêtues d’un uni­forme, elles devaient être bien soi­gnées, dis­crètes et polies. Elles avaient appris les manières des bour­geoises pour pou­voir les fréquenter,et mon­trer une sou­mis­sion polie à leurs dési­rs. Il ne fal­lait pas être trop coquette non plus, car la pro­ta­go­niste devait tou­jours res­ter la cliente, qui devait se sen­tir belle, spé­ciale et pro­prié­taire de son expé­rience d’achat.

Pour les ven­deuses, c’était un tra­vail dif­fi­cile ; elles ne pou­vaient jamais s’asseoir pen­dant des jour­nées de tra­vail inter­mi­nables et devaient être constam­ment en mou­ve­ment. En contre­par­tie, outre leur salaire, elles étaient logées et nour­ries dans le grand maga­sin même.

Il leur offrait donc la sécu­ri­té et un reve­nu régu­lier. Dans cer­tains cas, leurs éco­no­mies leur per­met­taient de quit­ter ce tra­vail, de ren­trer chez elles et d’ouvrir leurs propres maga­sins, car la pro­vince était friande de cette élé­gance moderne à la parisienne.

« Où sont les toi­lettes, s’il vous plaît ? »

Les grands maga­sins étaient immenses, lumi­neux, avec de larges allées, des pla­fonds en verre pour pro­fi­ter de la lumière du jour, et des ascen­seurs qui faci­li­taient les dépla­ce­ments entre les étages. Mais il y avait un obs­tacle qui limi­tait le temps consa­cré aux achats.

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Bon Marché (Felix Vallotton, 1898). Wikimedia

Les femmes ont tou­jours eu du mal à res­ter hors de la mai­son pen­dant de longues heures parce qu’elles ne pou­vaient pas aller aux toi­lettes. À l’époque, les archi­tectes ne prê­taient aucune atten­tion aux toi­lettes dans les mai­sons, et il était dif­fi­cile de se désha­biller seule avec tant de jupons, cor­sets, den­telles, nœuds, etc. Le Bon Marché était conscient de cet obs­tacle et a fait construire d’élégantes toi­lettes de style art déco.

Autre fac­teur qui rédui­sait le temps consa­cré aux achats : les maris, quand ils les accom­pa­gnaient. On a décou­vert que les femmes fai­saient davan­tage leurs emplettes avec des amies qu’avec leur époux. C’est pour­quoi Le Bon Marché a amé­na­gé une salle de lec­ture, avec des livres et des jour­naux, où les hommes pou­vaient attendre tran­quille­ment en lisant et en fumant.

Tourments exis­ten­tiels

La vie quo­ti­dienne des femmes bour­geoises du milieu du XIXᵉ siècle pou­vait être étouf­fante. Elles n’étaient pas consi­dé­rées comme des adultes et dépen­daient des hommes pour tout.

Le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary (1856), raconte jus­te­ment l’agonie exis­ten­tielle d’une femme qui vit tour­men­tée entre un monde exté­rieur vide et un monde inté­rieur plein d’aspirations frus­trées, et sans aucune vie sexuelle. Une exis­tence sou­mise à l’angoisse de vivre dans une cage sociale, sans pos­si­bi­li­té d’évasion.

Beaucoup de ces femmes étaient taxées d’hystérie : une mala­die ner­veuse qui pro­vo­quait des sautes d’humeur, des bouf­fées de cha­leur, de la colère et de la tristesse.

Cette vie émo­tion­nelle et sexuelle des femmes était théo­ri­sée par des méde­cins : Paul Briquet publie ain­si Le Traité cli­nique et thé­ra­peu­tique de l’hystérie (1859) où il inter­prète la mala­die comme une « névrose de la por­tion de l’encéphale des­ti­née à rece­voir les impres­sions affec­tives et les émo­tions ». Le neu­ro­logue Jean‑Martin Charcot, lui, essaye de les gué­rir grâce à l’hypnose. Il orga­nise des démons­tra­tions de crises d’hystérie dans ses leçons du mar­di à l’Hôpital de la Salpêtrière devant un public choi­si, comme s’il s’agissait d’une repré­sen­ta­tion théâ­trale. Pendant ce temps, les femmes conti­nuaient à souf­frir et à déprimer.

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Une leçon cli­nique à la Salpêtrière (André Brouillet, 1887). Wikimedia

C’est pour­quoi les grands maga­sins étaient rem­plis de femmes avides de se dépla­cer seules pour voir, tou­cher, dési­rer et ache­ter. Leurs rêves sem­blaient se maté­ria­li­ser, elles pou­vaient avoir l’impression de s’évader, et les stra­té­gies de vente apai­saient leur désir de liber­té. Dans le grand maga­sin, tout tour­nait autour de la satis­fac­tion de leurs caprices. Elles étaient écou­tées, choyées et dési­rées : enfin, elles se sen­taient exister.

La clep­to­ma­nie, un mal féminin ?

Cette libé­ra­tion des émo­tions a fait naître la clep­to­ma­nie, consi­dé­rée à l’époque comme une patho­lo­gie féminine.

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Bon Marché (Felix Vallotton, 1898). Wikimedia

L’étude de Nacho Moreno Segarra Ladronas Victorianas. Cleptomanía y géne­ro en el ori­gen de los grandes alma­cenes, Les voleuses de l’époque vic­to­rienne. Cleptomanie et genre aux débuts des grands maga­sins (2017) explique com­ment les grands maga­sins comp­taient sur le fait que chaque jour, il y aurait un nombre spé­ci­fique de vols. On comp­tait alors des cen­taines de voleuses à l’étalage à Paris. Certains méde­cins ont vou­lu attri­buer ce phé­no­mène à la méno­pause ou aux mens­trua­tions – patho­lo­gi­sant un peu plus le corps et les com­por­te­ments fémi­nins. Ce qui semble cer­tain, c’est que pour beau­coup d’entre elles, le plai­sir de voler – et donc de trans­gres­ser les règles – était plus fort que celui de payer.

Les clep­to­manes – le plus sou­vent bour­geoises – étaient trai­tées avec beau­coup de cour­toi­sie et de dis­cré­tion. Si les maris l’apprenaient, ils étaient éton­nés de décou­vrir que leur femme sem­blait inca­pable de contrô­ler ses pul­sions et de résis­ter à la ten­ta­tion. Cette trans­gres­sion des règles de la mora­li­té et de la décence, asso­ciée à la peur du qu’en-dira-t-on, les effrayait au plus haut point.

Ils ne se dou­taient pas que cet espace, encom­bré par le va-​et-​vient des robes issues de toutes les classes sociales, contri­bue­rait à éveiller en elles un désir de liber­té de plus en plus grand.

Ana María Iglesias Botrán, Profesora del Departamento de Filología Francesa en la Facultad de Filosofía y Letras. Doctora espe­cia­lis­ta en estu­dios cultu­rales fran­ceses y Análisis del Discurso, Universidad de Valladolid

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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