Près de cinq mois après l’explosion du port de Beyrouth, les chantiers tournent à plein régime dans les zones les plus touchées. Dans le quartier de Mar Mikhaël, l’architecte Mona El Hallak a décidé de sauver un immeuble datant de l’empire ottoman – et ses habitants.
« Nous avons davantage perdu de patrimoine architectural à Beyrouth en quelques secondes qu’en 25 ans de guerre », s’attriste Mona El Hallak, les pieds posés sur la bâche de son chantier. La quinquagénaire aux cheveux bouclés se tient près de trois fenêtres en arche typiques de l’architecture ottomane. Leurs vitres ont volé en éclat avec la déflagration du port de Beyrouth 4 août, qui a fait 204 morts et plus de 6 500 blessés. Elles n’ont pas encore été remplacées.
![Mona El Hallak, l’architecte au chevet des vieilles pierres de Beyrouth 2 white concrete building during daytime](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/12/fmxujxbkxto-682x1024.jpg)
© Marten Bjork
Le visage de Mona El Hallak s’illumine complètement lorsqu’à grands gestes elle retrace l’histoire de cette bâtisse de 1870, au crépis vert clair abîmé, qui laisse voir les pierres ocres de ses murs. « Au rez-de-chaussée, c’était le premier supermarché de Beyrouth sous l’empire ottoman. » C’est le genre d'anecdotes qu’elle aime partager.
Sous le souffle de l’explosion, plusieurs bâtiments datant de l’empire ottoman ou du mandat français (1920−1943) se sont effondrés. Cet immeuble de trois étages dont la construction s’étend sur cinquante ans est resté debout mais est fragilisé, comme environ 80 bâtiments de la capitale libanaise. Et surtout, il est devenu inhabitable.
Réinstaller les habitants chez eux
![Mona El Hallak, l’architecte au chevet des vieilles pierres de Beyrouth 3 1516970315153](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/12/1516970315153.jpg)
Comme 300 000 Beyrouthins, les propriétaires de cet immeuble ont perdu leur toit dans l’explosion. Dans ce quartier chrétien, les habitants des maisons historiques « sont pour la plupart âgés et l’Etat ne leur fournit aucune protection », rappelle Mona El Hallak. La passionnée de bâtiments est avant tout motivée par l’humain, et surtout par « l’histoire d’amour » qu’elle vit avec les propriétaires, Jacqueline et Michel Gholam, 75 et 82 ans. Comme elle, le couple aime les vieilles pierres et les objets qui ont une histoire.
La rencontre a lieu rapidement après l’explosion. L’architecte organise une collecte de fonds en association avec le collectif Nous tous pour Beyrouth afin de financer la reconstruction d'écoles et de logements affectés par l'explosion du 4 août. et passe à la télévision. Jacqueline Gholam la contacte alors pour lui exposer sa situation : sa maison est détruite.
Réparer ces vieilles pierres est bien plus long et coûteux que réparer les logements plus récents, eu égard au savoir-faire ancien qui doit être maîtrisé et à la recherche de matériaux collant avec la qualité de ceux de l'époque – la maison de Jacqueline et Michel est faite en pierres de grès. 150 000 dollars sont nécessaires. Plusieurs organisations mettent la main à la poche comme l'ONG Nusaned, qui verse 110 000 dollars. Une campagne de financement participatif menée par la diaspora libanaise aux Etats-Unis et un apport de l’université américaine de Beyrouth permettent d’obtenir les 40 000 dollars restants. La gouvernance du projet est aussi affinée : Mona El Hallak participe à cette reconstruction car elle est directrice de « l’initiative de quartier » de l’université américaine de Beyrouth. Elle et Nusaned sont chargées de gérer le projet et de superviser le chantier. Cette initiative, avalisée par le ministère de la Culture, n’a reçu aucun fond du gouvernement, ruiné.
Lire aussi l Liban : « Notre tristesse collective s’est transformée en un immense amour »
« Ce projet, c’est l’illustration de la sérendipité », s’émerveille Mona El Hallak, soulignant à quel point les intentions des uns et les financements des autres se sont bien combinés. En réalité, sa renommée et son énorme réseau n’y sont certainement pas pour rien. Son caractère non plus. « Mona est une dynamo. Elle est pleine d’énergie et de positivité », rit l’une de ses collègues de l’université américaine de Beyrouth, Carmen Geha.
Le combat pour les vieilles pierres
L’histoire de la famille Gholam réveille aussi les convictions militantes de l’architecte. Immédiatement après l’explosion, le couple se voit proposer un appartement s’il accepte de vendre sa maison. Une solution apparemment alléchante mais qui enrage la Beyrouthine : les promoteurs immobiliers voient dans cette catastrophe l’occasion de raser ces habitations historiques pour y construire de hauts immeubles modernes.
La famille Gholam refuse. « Ils aiment tellement leur pays ! » s’écrie Mona El Hallak, qui se présente aussi comme une « militante de la protection du patrimoine ». Mais d’autres habitants, dans l’impasse financière, pourraient accepter ces offres.
« Au Liban, nous n’avons toujours pas de loi qui protège le patrimoine », rappelle-t-elle. Un projet de texte « a été mis au fond d’un tiroir » en 2007, puis ressorti et remisé de nombreuses fois. En attendant une éventuelle loi, la Beyrouthine a vu le nombre de bâtisses historiques se réduire comme peau de chagrin. « Ce qu’il restait, c’était dans les quartiers de Mar Mikhaël et de Gemmayzé, très touchés par l’explosion. C’est pour ça que les conséquences de cette catastrophe sont si tristes. Nous reconstruirons mais nous ne retrouverons jamais cette authenticité. »
L’expérience de la bataille
Un cauchemar qui donne un sentiment de déjà-vu à celle qui est née en 1968. En 1994, la jeune Mona El Hallak revient d’Italie, où elle a obtenu un master en architecture. Beyrouth est alors dévastée par quinze ans de guerre mais la reconstruction du centre-ville s’avèrera tout aussi défigurante. « Seuls 10% des bâtiments ont été conservés, souvent des édifices religieux », confirme-t-elle aujourd’hui.
« A mon retour au pays, j’ai marché le long de l’ancienne ligne de démarcation, le long de la rue de Damas, qui séparait Beyrouth en deux camps hostiles [chrétiens et musulmans, ndlr]. Tous les bâtiments étaient tristes », se remémore-t-elle. L’architecte jette alors son dévolu sur un grand bâtiment de pierre jaune, criblé d’impacts de balles, qui fait l’angle d’un carrefour passager : il faut empêcher sa démolition. Au terme de 25 ans de combats, de reculs, de déceptions, il est aujourd’hui censé être un musée d'histoire de la ville ainsi qu'un centre culturel. Moribond, certes, mais Beit Beyrouth (Beit signifie maison), comme il s’appelle désormais, est sauvé.
Une grande pragmatique
L’immeuble des Gholam est donc le deuxième sauvetage de sa vie. « Depuis Beit Beyrouth, c’est la première fois que j’éprouve de tels sentiments pour un bâtiment », sourit-elle entre les murs qui sentent la peinture fraîche.
Certes, Jacqueline et Michel Gholam n’étaient pas de retour chez eux pour Noël comme promis : le chantier, débuté en novembre, a pris du retard à cause du confinement. Mais l’expérience qu’a Mona El Hallak de faire avancer ses projets, et surtout son pragmatisme, laissent croire au succès de la reconstruction. L’architecte travaille avec tout le monde. Candidate en 2016 sur une liste municipale constituée de bénévoles (Beirut Madinati), sans affiliation politique ni religieuse, elle perd l’élection mais collabore aujourd’hui avec l’équipe en place. « Ce qui compte, c’est la ville et ses habitants », insiste-t-elle.