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Salam Kabboul, jeune volontaire, dans les rues de Beyrouth, le 8 août 2020. © Zeina Ziadeh

Liban : « Notre tris­tesse col­lec­tive s’est trans­for­mée en un immense amour »

D’abord il y eut le choc. Indescriptible. Puis la sidé­ra­tion et l’effroi. En quelques secondes, la capi­tale liba­naise était éven­trée ; des mil­liers de hur­le­ments s’échappaient de ses entrailles. Sans avoir pris le temps de pan­ser leurs propres plaies, de nom­breux sinistré·es sor­taient dans les rues afin d’aider les blessé·es. Une dyna­mique qui, depuis, n’a ces­sé de s’amplifier : net­toyages des rues, ins­pec­tions des bâti­ments endom­ma­gés, aide à la per­sonne, col­lectes et dis­tri­bu­tions de vivres… Les Libanais et les Libanaises, qui ne semblent plus rien attendre de leur État, prennent les choses en main. Reportage à Beyrouth, une ville mille fois morte, mais mille fois revécue.

Ce mar­di 4 août 2020 devait être une jour­née ordi­naire dans un Liban en crise, entre cou­pures de cou­rant et tra­cas d’un quo­ti­dien ren­du impos­sible. Le moral est au plus bas : pen­dant que la livre liba­naise conti­nue sa dégrin­go­lade, les espoirs fré­né­tiques de chan­ge­ment, nour­ris lors du sou­lè­ve­ment liba­nais – la Thawra –, semblent déjà loin. Il n’y a per­sonne, ou presque, sur la place des Martyrs, épi­centre de la contes­ta­tion. Dans les quar­tiers situés près de la cor­niche, beau­coup de Beyrouthin·es ont ouvert leurs fenêtres : une légère brise souffle en cet après-​midi brû­lant. La suite, tous et toutes peinent encore à la racon­ter, une semaine après. Les plaies sont à vifs, les larmes abondantes.

Quand à 18 h 6 l’inimaginable s’est pro­duit, les fan­tômes du pas­sé sont venus han­ter les esprits, réveillant de vieux trau­ma­tismes. La guerre, Salam Kabboul, un réa­li­sa­teur de 30 ans, l’a connue en 2006. Au moment de l’explosion, le jeune homme se trouve dans un centre com­mer­cial dans la proche ban­lieue de Beyrouth. Encore sai­si par l’effroi, il raconte : « Tout a volé autour de nous. J’étais convain­cu que l’explosion était toute proche. C’était la panique. Il m’a été dif­fi­cile de croire que cette explo­sion a en réa­li­té eu lieu à cinq kilo­mètres de là. »

« Le sou­ve­nir de ce moment me hante, jour et nuit : ce que j’ai vécu, tout d’abord, mais éga­le­ment toute la détresse que j’ai pu ren­con­trer quand je suis sor­tie de chez moi »

Zeina Karam

Dans les rues de la capi­tale, le ciel s’est cou­vert d’une pous­sière oran­geâtre. Une des nom­breuses acti­vistes du sou­lè­ve­ment liba­nais, Zeina Karam, pour­suit : « Le sou­ve­nir de ce moment me hante, jour et nuit : ce que j’ai vécu, tout d’abord, mais éga­le­ment toute la détresse que j’ai pu ren­con­trer quand je suis sor­tie de chez moi. » Les quar­tiers de Gemmayzeh, de Mar Mikhael, et de la Quarantaine – les plus proches du port de Beyrouth – sont défi­gu­rés, leurs rues jon­chées de bris de glace, de tôles, de car­casses de véhi­cules éven­trés. Çà et là, des per­sonnes errent, ensan­glan­tées et sans but. La perte d’orientation dans des rues pour­tant mille fois par­cou­rues est un sen­ti­ment qui ne s’explique pas. C’est une réa­li­té : si les infor­ma­tions manquent, et qu’il est impos­sible de com­prendre ce qu’il s’est pas­sé, cha­cun sait déjà que les dégâts sont irré­ver­sibles. Et que le temps presse : des dizaines de per­sonnes sont pri­son­nières des décombres.

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Des volon­taires se répar­tissent des outils pour net­toyer les rues de Beyrouth, le 8 août 2020. © Zeina Ziadeh
Aider, vite !

La nuit du 4 au 5 août n’en est pas une. Au petit matin, Sana Labelle, membre de l’ONG Ahla Fawda (Joyeux Désordre, en fran­çais), par­court les quar­tiers dévas­tés : « Je mar­chais en larmes dans ma ville en ruine. Des gens erraient encore et tou­jours, hagards, les yeux dans le vague. J’avais des nau­sées », rapporte-​t-​elle. Immédiatement, un réseau d’aide et de soli­da­ri­té se met en place. Les cen­taines de groupes, créés sur les mes­sa­ge­ries ins­tan­ta­nées à l’occasion de la Thawra, tournent à plein régime. Salam Kabboul, comme beau­coup d’autres, lance des appels sur les réseaux sociaux, afin d’intervenir dans les zones les plus touchées.

Tous et toutes sont una­nimes. Aucune trace de l’État liba­nais. À vrai dire, ils sont nom­breux comme Médéa Azouri, jour­na­liste, à ne rien attendre de lui. Mais elle ne déco­lère pas pour autant : « Ni la police, ni les sol­dats, ni per­sonne ne s’occupe des 300 000 sans-​abri que la catas­trophe a laissé·es, et des gens qui sont en train de mou­rir de faim. Dans ce genre de cir­cons­tance, le pre­mier réflexe est d’ouvrir les espaces publics, en pre­mier lieu les écoles et les gym­nases, afin de loger ceux qui ont tout per­du. À Beyrouth, rien. Il y a des gens qui dorment dans des mai­sons com­plè­te­ment éven­trées, des espèces de sque­lettes en béton, d’autres qui sont dans les rues… C’est abject. »

« J’ai vu des cen­taines de jeunes armés de balais, de gants, de pelles et de sacs dans les rues »

Médéa Azouri, journaliste

En cette mati­née du 5 août, Médéa, comme tant d’autres, frappe aux portes des bâti­ments encore debout. Quand elle repasse sur les lieux à peine quelques heures plus tard, elle est stu­pé­faite : « J’ai vu des cen­taines de jeunes armés de balais, de gants, de pelles et de sacs dans les rues. C’étaient eux qui mon­taient dans les appar­te­ments. À 18 heures, les rues étaient déblayées. Je n’en croyais pas mes yeux », rapporte-​t-​elle. Différentes orga­ni­sa­tions se mettent en contact, mutua­lisent leurs forces. Toutes se connaissent depuis des mois : la crise liba­naise a fait émer­ger un grand nombre de pla­te­formes d’entraide et d’initiatives en tout genre, qui se sub­sti­tuent déjà depuis des années à un État aux abon­nés absents. Et leur rayon d’activité semble sans fin. L’organisation Notre mai­son est ta mai­son, qui s’occupait de trou­ver des héber­ge­ments aux soignant·es près des hôpi­taux pen­dant le confi­ne­ment, réac­tive ses réseaux afin de loger ceux qui n’ont plus rien. D’autres volon­taires se mettent en lien avec des ingé­nieurs et des archi­tectes afin de tes­ter la résis­tance des bâti­ments : « Ils ont bali­sé les édi­fices qui n’étaient pas sécu­ri­sés. Et pour ceux qui ne pré­sen­taient pas de dan­ger, mais où tout était détruit à l’intérieur, des volon­taires mon­taient et venaient répa­rer », explique Sana Labelle.

Beyrouth balais
Balais à la main, des volon­taires par­courent les rues de Beyrouth, le 8 août 2020. © Zeina Ziadeh

Médéa et ses cama­rades de l’organisation socio­po­li­tique Minteshleen se coor­donnent avec trois autres ONG. Ensemble, ils dressent un camp de for­tune, au cœur de Beyrouth sinis­tré, et com­mencent à récol­ter de la nour­ri­ture, des vête­ments. Une sec­tion est créée afin d’entreposer des balais et des pelles pour les volon­taires ; à quelques mètres de là, un poste de pre­miers secours est éri­gé. Les ques­tions ali­men­taires sont brû­lantes : « Nous rece­vons beau­coup de plats cui­si­nés, par­fois par car­tons, des res­tau­rants nous envoient des sand­wichs… Il y a des gens qui viennent man­ger direc­te­ment sur place. Pour les coffrets-​repas que nous dis­tri­buons, nous nous orga­ni­sons d’un côté pour ceux qui ont encore une cui­sine, et de l’autre pour ceux qui n’en ont plus », explique Médéa Azouri. La ques­tion du recen­se­ment est pri­mor­diale : des équipes partent en repé­rage dans les quar­tiers tou­chés afin de signa­ler les besoins.

Au fil des jours, les ini­tia­tives per­son­nelles ou col­lec­tives sont innom­brables. Nada Abou Farhat, une actrice liba­naise, s’est, elle aus­si, enga­gée afin d’apporter du récon­fort à ceux qui n’ont plus rien : « Notre tris­tesse col­lec­tive s’est trans­for­mée en un immense amour. Nous sommes chaque heure plus orga­ni­sés, et main­te­nant notre pro­chaine mis­sion est de recons­truire, nous avons déjà com­men­cé la recons­truc­tion des toits et des murs, cou­vrant même les vieilles fenêtres cas­sées. C’est une prio­ri­té, l’automne est à deux pas et nous devons avan­cer vite ».

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Samer Najjar, ori­gi­naire de la ville de Zahlé, est venu jusqu'à la capi­tale afin d'aider ses com­pa­triotes. © Zeina Ziadeh 
La rage au cœur

Le bilan offi­ciel de cette explo­sion ne cesse de grim­per : on parle désor­mais de 160 morts et de 6 000 bles­sés. « Nous sommes des mira­cu­lés », confesse Zeina Karam. Elle le sait : la vio­lence de l’impact aurait pu être bien plus meur­trière dans une zone aus­si den­sé­ment peu­plée. « Je suis de Zahlé, je fais 50 kilo­mètres chaque jour pour être aux côtés des vic­times, c’était impen­sable pour moi de res­ter spec­ta­teur », explique Samer, 28 ans, ingé­nieur télé­coms. Avec ses amis, il aide à enle­ver les débris dans les rues de Beyrouth et n’hésite pas à mon­ter appor­ter du récon­fort aux per­sonnes âgées qui refusent de quit­ter leur mai­son. Noor, Rana, Ali et des mil­liers d’autres ano­nymes sont éga­le­ment sur le ter­rain. Épuisé·es, avec si peu de moyens, mais tel­le­ment d’envie. « Les gens ont tout per­du, et il n’y a aucune pré­sence des auto­ri­tés liba­naises dans ces quar­tiers. S’il n’y avait pas de volon­taires, ces gens-​là n’auraient vu per­sonne depuis le drame » rap­porte Salam Kabboul. Le jeune homme fait men­tion de quelques agents muni­ci­paux en « pro­me­nade » ces der­niers jours dans les quar­tiers dévas­tés, plus occu­pés à faire des pho­tos qu’à balayer. Une atti­tude jugée insul­tante par de nom­breux volon­taires à bout, qui ont fini par les chas­ser, comme en attestent des vidéos par­ta­gées sur les réseaux sociaux.

Tous et toutes le savent. Il fau­dra des mois, si ce n’est des années, pour apai­ser les stig­mates de cette tra­gé­die. Mais « cette soli­da­ri­té, elle est ins­crite dans notre ADN, reprend Médéa Azouri. Nous sommes habi­tués depuis long­temps à un État qui ne fait rien. Nous n’avons pas d’électricité, nous n’avons pas d’eau, pas d’infrastructures… Nous n’avons rien. »

« Je vous hais du plus pro­fond de mon âme, et ma haine est incom­men­su­rable. Je vous hais parce que vous avez tout détruit. Nos vies, nos rêves, nos relations »

Médéa Azouri, lettre ouverte dans L’Orient-Le Jour

La colère des Libanais·es envers leurs diri­geants sem­blait, avant cette explo­sion, à son paroxysme. Aujourd’hui, au gré des dis­cus­sions, les super­la­tifs viennent à man­quer pour décrire ce que res­sent la popu­la­tion. Et ce n’est pas la démis­sion du gou­ver­ne­ment liba­nais, annon­cée le lun­di 10 août, qui va cal­mer les esprits : une mani­fes­ta­tion est pré­vue dès le len­de­main, après de nou­velles longues heures pas­sées auprès des sinistré·es. Une hyper­ac­ti­vi­té col­lec­tive, afin de ne pas som­brer. « Il n’y a plus rien. Ils nous ont tout pris : notre argent, notre digni­té, ils nous ont pris en otage puisque nous ne pou­vons même plus sor­tir du pays, et là ils viennent de nous prendre nos sou­ve­nirs avec ces quar­tiers », conclut Médéa Azouri. Dans une lettre ouverte adres­sée aux diri­geants du pays et publiée dans le quo­ti­dien fran­co­phone liba­nais L’Orient-Le Jour, elle écri­vait : « Je vous hais du plus pro­fond de mon âme, et ma haine est incom­men­su­rable. Je vous hais parce que vous avez tout détruit. Nos vies, nos rêves, nos rela­tions […] »

« On ne va pas lais­ser tom­ber notre peuple, beau­coup trop ont déjà sacri­fié leur jeu­nesse, leur beau­té, leur temps, et leur argent. Nous ne nous arrê­te­rons pas, notre pays a besoin que nous nous sacri­fions pour lui, et nous n’avons plus rien à perdre », reprend Hoda Kerbage, réa­li­sa­trice libanaise.

Après une semaine, tous et toutes sont déjà sur les rotules. Mais ils et elles se sont pro­mis de conti­nuer. Ils le savent : ils sont la seule lueur d’espoir qui reste dans un Liban endeuillé. « Le pays du Cèdre est en deuil, mais la rési­lience de son peuple sera sa résur­rec­tion », conclut une mani­fes­tante, déter­mi­née, comme ses cama­rades, à ne pas aban­don­ner un pays meurtri.

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