La Turquie a annoncé dans un décret présidentiel publié en pleine nuit le 19 mars que le pays se retirait de la Convention d’Istanbul, un traité international, imposant aux Etats signataires de légiférer sur les violences faites aux femmes.
« La Convention d’Istanbul est à nous .» Avec la pluie, les inscriptions écrites sont trempées et leurs supports cartonnés qui servent de pancarte commencent à gondoler. Même les drapeaux, sur lesquels sont cousus des symboles féminins arc-en-ciel, sont tellement alourdis par les gouttes qu'ils ne volent plus. Mais les militantes les tiennent à bout de bras. Sous la pluie battante, Rojda Aksoy, du collectif Mor Dayanisma (Solidarité violette) s'époumone et enchaîne les slogans. « Mon préféré, c’est quand on crie : On ne se taira pas, on n’a pas peur, on n’obéira pas », sourit-elle.
Elles sont une trentaine, parapluie violet à la main, à avoir tenu à être présentes ce lundi soir à la sortie du métro Osmanbey, au-dessus de la place Taksim. Les manifestantes sont entourées par bien plus de policiers. Un camion avec canon à eau stationne à quelques mètres. Quelques heures plus tôt, des militantes de la plateforme Nous en finirons avec les féminicides avaient été encerclées par sept bus de la police et embarquées sans ménagement alors qu’elles tentaient de se réunir sur la place Taksim, interdite aux rassemblements. « Qu’il pleuve ou qu’il neige, rien ne peut nous arrêter, parce qu’on est en colère, furieuses… on parle de nos vies, là ! », martèle Rojda Aksoy. La femme de 33 ans situe son premier combat féministe lorsqu’elle avait 17 ans. Sa famille veut la marier à son cousin, qui a 30 ans. Elle refuse. « La résistance des femmes est la plus grosse opposition au gouvernement en Turquie. Il a peur de s’en prendre à nous trop frontalement. Alors il nous enlève des droits, petit à petit. »
Prise dans la nuit de vendredi à samedi, la décision a surpris tout le monde. La forme – un décret présidentiel – ne colle pas. « Erdogan a décidé tout seul de l’annuler, contrairement aux procédures, analyse Zeynep Gambetti, politologue à l’Université du Bosphore (Bogaziçi), à Istanbul. Il faut que le texte soit ratifié par le Parlement : c’est un traité international. Le combat n’est pas terminé ! »
L’universitaire ne désespère pas : c’est une habituée des luttes. En 2016, elle signe une pétition pour réclamer la paix dans le sud-est de la Turquie, où les combats font rage. Pour avoir simplement signé, des centaines de ses collègues perdent leur emploi. Et en janvier dernier, la majorité des professeurs de son université n’acceptent pas la nomination de leur nouveau recteur, un proche de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan. Ils décident que, chaque jour, ils feront face à son bureau, en silence, pendant quelques minutes. La décision du retrait de son pays de la Convention d’Istanbul la désole. « Elle représentait pour les femmes, pour les militantes, un énorme soutien. Il y avait un volet préventif, mais elle imposait également à l’Etat de prendre des mesures légales, des mesures juridiques ou de mettre en place des dispositifs comme des foyers de refuge. La Convention veillait aussi à ce que certains préjugés sexistes soient combattus au sein de l’opinion publique », détaille-t-elle. Un texte si important que plusieurs de ses articles avaient même été placardés sur les panneaux d’affichage de Besiktas, une mairie d’arrondissement d’Istanbul. D’autres mairies distribuaient le texte aux jeunes mariés.
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Ironie de la situation, c’est, comme son nom l’indique, à Istanbul, première ville du pays en termes de population, que la Convention avait été signée en 2011. Erdogan lui-même l’avait alors paraphée. Le texte émane du Conseil de l’Europe, dont la Turquie est membre. Mais les temps ont changé et, dix ans plus tard, la présidence estime « qu’un groupe de militants s’est emparé de la Convention d’Istanbul, tentant de normaliser l’homosexualité, ce qui est contraire aux valeurs familiales et traditionelles turques ». Rojda Aksoy esquisse un sourire. “Même le nom de la Convention les rend mal à l'aise." A la suite du tollé provoqué jusque dans la communauté internationale, leur communiqué a même été traduit en anglais, une démarche exceptionnelle. Dans la foulée, l’agence de presse officielle, Anadolu Agency, a souligné que la Turquie continuerait à se préoccuper des violences faites aux femmes. Mais dans son coin, sans chapeautage international. Le parti du président a même évoqué une future convention, « la Convention d’Ankara », pour la remplacer.
Tout au long de la semaine, des micro-rassemblements ont eu lieu dans des quartiers d’Istanbul, avant une nouvelle grande manifestation prévue pour le samedi 27 mars. Et chaque soir, les citoyen·nes sont invité·es à faire du bruit avec des casseroles à leurs fenêtres, une forme de protestation devenue rituelle.
En attendant, les violences sexistes et sexuelles se poursuivent en Turquie. Si les statistiques officielles ne dénombrent pas les féminicides, l'association Kadın Cinayetlerini Durduracağız (Nous stopperons les féminicides) se charge de faire le travail. L’année dernière, la plateforme a recensé 300 victimes. 171 autres étaient mortes dans « des conditions suspectes ». Et depuis samedi, et la décision de se retirer de la Convention, au moins six femmes ont été tuées. Meral Sivrikaya, par exemple, avait 50 ans et vivait près de Pamukkale, au sud-ouest du pays. Cela faisait deux semaines qu’elle vivait chez sa fille. Ce lundi, son mari, avec qui elle était en instance de divorce, l’a poignardée. Elle avait refusé de « faire la paix ».