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Julie Hainaut © DR

Julie Hainaut, jour­na­liste har­ce­lée en ligne : « Les rédac­tions ne peuvent plus fer­mer les yeux »

Le 12 août, l'inspection du tra­vail a ren­du un rap­port acca­blant pour Le Petit Bulletin : il sou­ligne la res­pon­sa­bi­li­té de l'hebdomadaire cultu­rel lyon­nais dans le déluge de menaces néo-​nazis et d'insultes sexistes qui s’est déver­sé sur son ex-​salariée, la jour­na­liste Julie Hainaut.

En sep­tembre 2017, un bref article rédi­gé par Julie Hainaut et publié dans Le Petit Bulletin – maga­zine cultu­rel lyon­nais – cri­tique La Première plan­ta­tion, un bar dont les tenan­ciers chantent les louanges de la période colo­niale. S'ensuit alors un déluge de menaces de mort et d'insultes sexistes opé­ré en ligne par des sphères de l'extrême droite. Dans un rap­port ren­du le 12 août de cette année, l'inspection du tra­vail sou­ligne la res­pon­sa­bi­li­té de l'hebdomadaire qui aurait « man­qué à toutes ses obli­ga­tions légales » envers sa jour­na­liste pigiste (en France, un·e pigiste a le sta­tut d'un·e salarié·e). Julie Hainaut revient pour nous sur cette dou­lou­reuse his­toire qui aura empié­té pen­dant cinq ans sur sa vie. 

Causette : Pouvez-​vous réex­pli­quer briè­ve­ment le contexte de la rédac­tion de votre article du 12 sep­tembre 2017 ? 
Julie Hainaut : Je tenais une rubrique cultu­relle dans un média local, Le Petit Bulletin. Mon rédac­teur en chef me com­mande un papier sur l’ouverture d’un bar à cock­tail [La Première plan­ta­tion, ndlr]. Sur place, les patrons ont des pro­pos plus que cho­quants sur la colo­ni­sa­tion. Ils recherchent à « retrans­crire l’esprit colo­nial, un esprit cool, une époque où l’on savait rece­voir, une période sym­pa­thique où il y avait du tra­vail. » Je suis cho­quée et je ne le cache pas. Je pense à une blague (pas drôle), ou un manque de connais­sance, je creuse, ils confirment le sérieux de leur pro­pos. L’article est relu, vali­dé par la rédac­tion en chef, comme dans toute rédac­tion, et vali­dé éga­le­ment par l’avocat du Petit Bulletin

Quelles ont été les pre­mières réac­tions à la suite de la publi­ca­tion de cet article ? 
J.H. : L’article a été par­ta­gé des cen­taines de fois sur les réseaux sociaux, et lar­ge­ment com­men­té. Des inter­nautes s’indignent, prennent la défense des bar­men, d’autres la mienne, des trolls s’y mettent, beau­coup de JeanMiJeSaisTout : rien de bien sur­pre­nant fina­le­ment dans le quo­ti­dien d’un ou une jour­na­liste, on sait qu’il y a beau­coup de spé­cia­listes de rien qui ont un avis sur tout. Les bar­men demandent un droit de réponse, qu’ils obtiennent, bien logi­que­ment. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais mon rédac­teur en chef décide d’écrire un droit de réponse du droit de réponse. Absurde. Il en pro­fite pour pla­cer une cita­tion d’Albert Londres et me désa­vouer par­tiel­le­ment. Pour la petite his­toire, lorsque je demande aux patrons du bar ce qu’ils font de la par­tie « esclaves » de la colo­ni­sa­tion, ils me répondent : « nous avons mis des pho­tos dans les toi­lettes ». Je retrans­cris juste cette phrase. Elle sera reprise, défor­mée par des médias locaux, expli­quant qu’il n’y avait pas de pho­tos dans les toi­lettes. Mon rédac­teur en chef l’écrit aus­si. Sous-​entendu : j’ai men­ti. D’une part, les pho­tos y étaient le jour de ma venue, puis ont été enle­vées. D’autre part, le sujet n'était pas là. Leur réponse était l’information prin­ci­pale. Quelques jours après l’article de mon rédac­teur en chef, un site néo­na­zi publie 3 articles sur moi. Le cybe­rhar­cè­le­ment commence.

Seulement 8 jours après la publi­ca­tion de votre article, vous faites une tri­bune dans Libération pour dénon­cer la vague de cybe­rhar­cè­le­ment dont vous êtes l’objet. Outre l’article du 16 sep­tembre sur le site néo­na­zi démo­cra­tie participative.biz, com­ment s’est mani­fes­té le har­cè­le­ment en ligne ?
J.H. : Au départ, j’ai deman­dé au Petit Bulletin à pou­voir écrire un droit de réponse du droit de réponse du droit de réponse. Tant qu’on était dans l’absurde, autant conti­nuer. Ils ont refu­sé. Libération m’a pro­po­sé d’écrire cette tri­bune. C’était au tout début du cybe­rhar­cè­le­ment : des mil­liers de noti­fi­ca­tions s’affichaient sur mon télé­phone. Des menaces de viol, de mort via les réseaux sociaux, et par mail, aus­si. C’était un flux inin­ter­rom­pu. Impossible de cou­per, on a besoin de tout suivre, ne rien louper.

Est-​ce que ça a débor­dé dans « la vie réelle » ?
J.H. : Internet, c’est la vraie vie. C’est le reflet de la socié­té. Que ce soit sur Twitter (leur réseau pré­fé­ré j’ai l’impression), JeuxVideo.com, Instagram, ou dans la rue etc., peu importe : ce que veulent les har­ce­leurs, c’est faire peur et réduire la vic­time au silence. Et ça marche bien. Mon adresse a cir­cu­lé, des per­sonnes m’ont atten­due en bas de chez moi, quand d’autres ont son­né la nuit à ma porte. Comme je n’ai jamais été tou­chée phy­si­que­ment, la police n’a pas pris mes plaintes à ce sujet. « On fait de la répres­sion, pas de la pré­ven­tion » m’a expli­qué un policier. 

"Le cybe­rhar­cè­le­ment ne cesse jamais vrai­ment. Ce sont des vagues. Quand on se tait, on empêche la menace d’être visible, c’est repo­sant. Mais ça peut repar­tir demain, ou dans 5 ans. On vit avec, on ne s’en défait pas."

Quand est-​ce que vous esti­mez que le cybe­rhar­cè­le­ment a réel­le­ment ces­sé (ou pas) ?
J.H. : Le cybe­rhar­cè­le­ment ne cesse jamais vrai­ment. Ce sont des vagues. Quand on se tait, on empêche la menace d’être visible, c’est repo­sant. Mais ça peut repar­tir demain, ou dans 5 ans. On vit avec, on ne s’en défait pas. Et l’accepter, c’est déjà mieux vivre. Mais si le cybe­rhar­cè­le­ment est d’une vio­lence inouïe et ter­rible à vivre, ce qu’il y a autour l’est tout autant, voire d’autant plus : le stress-​post-​traumatique qu’on peut déve­lop­per, la chaîne pénale défaillante, le silence de l’employeur, le victim-​blaming inces­sant. Je ne compte pas le nombre de fois où on m’a deman­dé d’éteindre mon ordi­na­teur, où on m’a dit que ce n’était que vir­tuel (spoi­ler : c’est numé­rique)… Ces dis­cours m’inquiètent pour trois rai­sons. D’une part, ça bana­lise la haine, il fau­drait donc s’habituer à être mena­cée, et je m’y refuse. D’autre part, c’est mécon­naître le cybe­rhar­cè­le­ment, ses consé­quences, c’est ne pas se mettre à la place de l’Autre. Et enfin, c’est jugeant. Parce qu’en plus d’avoir un avis sur la façon dont j’aurais dû écrire l’article, beau­coup de gens ont un avis sur la façon dont je devrais vivre le cybe­rhar­cè­le­ment. C’est épuisant.

Lire aus­si I « Je ne vois pas mon ave­nir ». Récit de deux jours au pro­cès du cyber-​harcèlement de Mila

Pouvez-​vous spé­ci­fier l’évolution sur votre bien-​être de ce har­cè­le­ment ?J.H. : Les consé­quences sur la san­té, phy­sique et men­tale, sont désas­treuses. Le cybe­rhar­cè­le­ment, c’est une perte de confiance en soi, une perte de légè­re­té, une perte de repère, une perte d’identité et d’intégrité. Ça fis­sure, clai­re­ment. Ça se mani­feste par des insom­nies, une peur constante, un état d’hypervigilance per­ma­nent, une charge émo­tion­nelle et men­tale au max, de l’épuisement, de l’évitement, de l’isolement… Je me suis sen­tie en mor­ceaux. Depuis, j’essaie de les recoller.

À quel moment avez-​vous choi­si de por­ter plainte ? Contre X ou contre des uti­li­sa­teurs spé­ci­fiques ? Tous ont été jugés ?
J.H. : J’ai dépo­sé plainte contre X dans les minutes qui ont sui­vi le pre­mier article du site néo­na­zi me mena­çant. Le mot « cybe­rhar­cè­le­ment » n’était pas connu des poli­ciers à l’époque, la plainte a été dépo­sée pour injure publique et dif­fa­ma­tion. J’ai com­plé­té une quin­zaine de fois cette plainte. J’ai effec­tué des recherches et trou­vé rapi­de­ment qui se cache der­rière ce site : il s’agit de Boris Le Lay, un mili­tant d’extrême-droite exi­lé au Japon, per­sua­dé que la race blanche se doit de sau­ver le monde. J’ai tout com­mu­ni­qué à la police et au Procureur. Le juge d’instruction, dans une lettre, m’indique qu’il s’agit bien de lui, mais qu’il est trop loin pour aller le cher­cher. Pourtant, il aurait pu le juger par contu­mace, comme il l’a été dans d’autres affaires. 
En paral­lèle, un har­ce­leur par­mi des mil­liers a été « retrou­vé ». Un qui n’avait pas de pseu­do. Il a été condam­né à 6 mois de pri­son avec sur­sis en pre­mière ins­tance, en décembre 2019. Il a inter­je­té appel et a pris l’avocat de Soral et Dieudonné. Il a été relaxé, pour un pro­blème de pro­cé­dure, en rai­son d’une erreur du juge d’instruction, en décembre 2020.

Comment s’est posi­tion­né votre employeur, le groupe lyon­nais Unagi ? 
J.H. : Mal. Au départ, ils m’ont assu­ré qu’ils por­te­raient plainte au nom du jour­nal. Ils m’ont indi­qué aus­si faire un point avec leur avo­cat sur les suites à don­ner. Près de 5 ans après, je n’ai tou­jours pas de nou­velles. Il n’y a eu aucune suite. Et depuis, le direc­teur de publi­ca­tion et le rédac­teur en chef se murent dans le silence. Le silence, quand il ne fait pas mal, rend complice.

Quelle atti­tude a eu votre rédac­teur en chef avec vous ?
J.H. : Lorsque mon rédac­teur en chef me désa­voue par­tiel­le­ment dans son droit de réponse, je lui fais part de mon sen­ti­ment : je me sens désa­vouée, tra­hie. Il me répond que je « perds mon dis­cer­ne­ment », et que c’est jus­te­ment pour ça qu’il a vou­lu gérer ça seul. Qu’il m’a « défen­due en per­sonne, face aux gars ». Je suis per­sua­dée que si j’avais été un homme, sa réac­tion aurait été dif­fé­rente. Cette affaire a eu lieu tout juste avant #metoo, la parole n'était pas si libé­rée en la matière. J’ai beau lui expli­quer que je suis indé­pen­dante, et qu’avoir un rédac­teur en chef qui désa­voue publi­que­ment sa jour­na­liste peut avoir de grosses réper­cus­sions sur mon tra­vail, il n'a rien vou­lu entendre. Il me rap­pe­lait que « la terre conti­nue de tour­ner ». A l’époque, des jour­na­listes, outrés par la réac­tion de mon rédac­teur en chef, sou­haitent m’interviewer pour com­prendre pour­quoi il se déso­li­da­rise. Je suis effon­drée, j’ai peur de répondre, je ne dis rien. Le musè­le­ment com­mence insidieusement. 

"Grâce au tra­vail avec un psy, j’ai com­pris que quand on vit du stress post trau­ma­tique, on peut déve­lop­per un phé­no­mène de dis­so­cia­tion. C’est un méca­nisme de défense très clas­sique. On a juste envie de reve­nir à sa vie d’avant, d’avoir des rela­tions cor­diales avec son employeur, de mettre de côté cette histoire."

Vous avez pour­tant fait le choix de conti­nuer à col­la­bo­rer avec Le Petit Bulletin, pouvez-​vous nous expli­quer ?
J.H. : Au bout d'un temps, nos rap­ports sont rede­ve­nus cor­diaux. J’ai conti­nué à tra­vailler en piges pour ce média, tout en me deman­dant pour­quoi. Je n’étais pas sou­te­nue, je gérais seule les dépôts de plainte, les rendez-​vous avec les psys et avo­cats, les har­ce­leurs… Mais je conti­nuais à piger pour eux. Je ne me recon­nais­sais pas, ce n’était pas mon genre. Je suis plu­tôt du genre à me lever et à me cas­ser. Ce n’est que des années plus tard, grâce au tra­vail avec un psy, que j’ai com­pris que quand on vit du stress post trau­ma­tique, on peut déve­lop­per un phé­no­mène de dis­so­cia­tion, de déper­son­na­li­sa­tion. C’est un méca­nisme de défense très clas­sique. On a juste envie de reve­nir à sa vie d’avant, d’avoir des rela­tions cor­diales avec son employeur, de mettre de côté cette his­toire. J’ai été licen­ciée en août 2022, suite à une demande de l’inspection du tra­vail auprès de mon employeur, afin que je sois reçue en urgence par un méde­cin du tra­vail. Celui-​ci a décla­ré mon inap­ti­tude, le licen­cie­ment était la suite logique. Mais depuis un an, Le Petit Bulletin ne me payait plus. Sachant qu’avant, ils m’avaient mis au chô­mage par­tiel, non pas pour me faire plai­sir, mais pro­ba­ble­ment pour détour­ner les aides de l’Etat, sou­ligne le rap­port de l’Inspection du travail.

Lire aus­si I Marion Séclin, Cyber Sister

À quel moment l’inspection du tra­vail est-​elle inter­ve­nue ? Et com­ment ?
J.H. : Je l’ai sai­sie en jan­vier 2022. Elle a com­men­cé son enquête en mai. En décembre 2020, à la suite du ver­dict, je suis tom­bée malade. Du jour au len­de­main, je n’ai plus pu ni mar­cher, ni man­ger. Il m’a fal­lu un an pour me soi­gner, aller mieux. Mais j’avais tou­jours en tête le fait que j’avais été lâchée par mon employeur. J’avais besoin qu’un orga­nisme indé­pen­dant prouve que je n’étais pas folle, que ce que j’avais vécu n’était pas juste. L’inspectrice a répa­ré en peu de mois ce qu’aucune ins­ti­tu­tion judi­ciaire n’a pu faire en 3 ans. 

"J’aimerais que le cybe­rhar­cè­le­ment soit recon­nu comme une mala­die pro­fes­sion­nelle. Ce serait une avan­cée pour les journalistes."

Envisagez-​vous, à l'appui de ce rap­port, de por­ter votre cas devant les Prud'hommes ?
J.H. : Le rap­port est sans appel : mon employeur a man­qué à toutes ses obli­ga­tions. Il n’a pas éva­lué les risques pro­fes­sion­nels, n’a pas mis en œuvre les mesures de pré­ven­tion appro­priées, n’a pas décla­ré mon acci­dent du tra­vail, ne m’a jamais orien­tée vers un méde­cin du tra­vail, a man­qué à son obli­ga­tion d’assurer ma sécu­ri­té et ma san­té phy­sique et men­tale, m’a mise à l’écart etc. Le rap­port insiste bien sur la « res­pon­sa­bi­li­té impor­tante dans la dégra­da­tion de [mon] état de san­té ». Il pré­cise aus­si que l’article de mon rédac­teur en chef me désa­vouant en par­tie était « com­plai­sant » avec les gérants du bar et qu’il a pu entraî­ner des attaques à mon encontre. J’ai plu­sieurs pos­si­bi­li­tés pour la suite. Je n’ai pas encore pris de déci­sion défi­ni­tive. La seule cer­ti­tude, c’est que j’aimerais que les consé­quences du cybe­rhar­cè­le­ment soit recon­nues comme une mala­die pro­fes­sion­nelle. Ce serait une avan­cée pour les journalistes.

À votre avis, le rap­port de l’inspection du tra­vail peut il mar­quer un pré­cé­dent pour les pro­chaines femmes jour­na­listes vic­times de cyber har­cè­le­ment ?
J.H. : Sans aucun doute. A ma connais­sance, c’est la pre­mière fois qu’un tel rap­port est réa­li­sé sur une entre­prise de presse qui a man­qué à toutes ses obli­ga­tions. Il liste tout ce qu’un employeur ne peut pas faire, c’est très ins­truc­tif. Une enquête de la jour­na­liste Laurène Daycard pour Reporter Sans Frontière* pré­cise que dans 61% des cas, la révé­la­tion des vio­lences subies n’a pas don­né lieu à des mesures au sein d’une rédac­tion. Ce chiffre est dingue. Les rédac­tions ne peuvent plus fer­mer les yeux sur de telles vio­lences. Quant à la dimen­sion miso­gyne du cybe­rhar­cè­le­ment, elle n’est plus à démon­trer : cela a été ultra documenté.

* « Le jour­na­lisme face au sexisme », 2021

Lire aus­si I Pourquoi l'affaire de cybe­rhar­cè­le­ment à l'encontre de Léna Mahfouf nous concerne toutes et tous

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