Remettre en lumière les femmes invisibilisées par l’Histoire – écrite par les hommes pour les hommes –, c’est parler du matrimoine. Un mot qui a lui-même été effacé au XVIe siècle par les grammairiens, suivant leur règle : « Le masculin l’emporte sur le féminin. » Quatre siècles plus tard, on en reparle avec Marie Guérini, coordinatrice générale des Journées du matrimoine pour HF Île-de-France1.
Illustres de leur vivant, aujourd’hui oubliées car invisibilisées, ce sont autant de créatrices que l’association HF Île-de-France s’attache à sortir des limbes de notre mémoire. Cette association milite pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture par le biais des Journées du matrimoine. Organisées depuis 2015, symboliquement le même troisième week-end de septembre que leur équivalent masculin, elles mettent en lumière des femmes qui ont joué un rôle clé mais dont on entend peu – et parfois pas du tout – parler. Pour en parler, justement, Causette a rencontré Marie Guérini, coordinatrice générale des Journées pour HF Île-de-France.
Causette : Les dernières Journées du matrimoine se sont tenues en septembre. Êtes-vous satisfaite de cette 8e édition ?
Marie Guérini : Absolument, on accueille un public plus nombreux chaque année, particulièrement intergénérationnel et mixte. On remarque que les gens s’intéressent davantage à cette notion de matrimoine : il y a une prise de conscience, une volonté de réparation de l’histoire des femmes. On a organisé des événements en France avec les neuf collectifs du mouvement HF, mais on s’est aussi aperçu qu’il y a de plus en plus d’initiatives institutionnelles en dehors de notre mouvement. Le concept de matrimoine nous échappe et c’est une bonne chose.
Qu’est-ce que le matrimoine ?
M. G. : Il faut tout d’abord rappeler que ce n’est pas un néologisme mais un mot effacé par l’Histoire. Le matrimoine existait déjà au Moyen Âge, il désignait dans les testaments les biens hérités de la mère. Le mot est ensuite passé à la trappe au XVIIe siècle, comme beaucoup de vocabulaire féminin, par les académiciens souhaitant affirmer que le masculin l’emporte sur le féminin. Le matrimoine désigne aujourd’hui le patrimoine féminin, celui construit par les créatrices pendant des siècles. C’est en additionnant le matrimoine et le patrimoine qu’on obtient notre héritage commun universel.
Les Journées du patrimoine ont été lancées en 1984. Pourquoi, selon vous, a‑t-il fallu attendre plus de trente ans pour celles du matrimoine ?M. G. : Pendant longtemps, l’absence des créatrices dans nos livres d’Histoire ne dérangeait pas grand monde. Il a fallu que deux rapports commandés en 2006 et 2009 par le ministère de la Culture jettent un pavé dans la mare, mettant en lumière la très faible représentation des femmes dans les domaines de l’art et de la culture. Une absence d’autant plus forte aux postes de gouvernance… Cet état des lieux a fait l’effet d’une bombe dans le monde culturel, car on n’imaginait pas que ces discriminations et ces inégalités puissent toucher un secteur que l’on pense moderne et avant-gardiste.
Le mouvement HF est né en 2009 d’une volonté : réduire ces inégalités. On s’est donc demandé comment c’était avant, et l’on s’est rapidement rendu compte qu’il y avait de nombreuses créatrices inconnues dans tous les domaines de l’art. C’est cette absence injuste qui a provoqué l’envie, en 2015, d’organiser les premières Journées du matrimoine en écho à celles du patrimoine. Choisir la même date, c’est une façon d’alerter : il y a le patrimoine, tout le monde sait à peu près ce que c’est, mais il y a aussi le matrimoine, dont on ne sait presque rien.
Quel est le programme de ces Journées ?
M. G. : Ces Journées ont pour objectif de faire connaître les créatrices du passé et de mettre en valeur leur héritage culturel à travers une programmation variée : parcours urbains, visites, expositions, installations, spectacles, performances, concerts, conférences, lectures, projections… Pour chaque édition, on met en avant une « figure Matrimoine » avec pour seule condition qu’elle soit issue d’un art qui n’a pas encore figuré à l’affiche du programme. Pour l’instant, on a redécouvert 400 créatrices du passé mais on n’aura jamais fini d’en redécouvrir. C’est une source inépuisable. Cette année, on avait d’ailleurs tellement de figures qu’on a ouvert les Journées quelques jours plus tôt à Paris.
Pour cette 8e édition, la peintre Roberta Gonzalez était à l’honneur. Pouvez-vous nous parler d’elle ?
M. G. : C’est une peintre franco-espagnole du XXe siècle qui a eu beaucoup de mal à faire sa place entre les influences extrêmement fortes de son père, le grand sculpteur Julio Gonzalez, et de son premier mari, le peintre allemand Hans Hartung. Elle a un répertoire très étendu et a été très active sur la scène artistique parisienne. Pourtant, jusqu’ici, c’était une quasi-inconnue. Et c’est ce qui nous interpelle toujours : quand on se penche sur l’histoire de ces femmes, on s’aperçoit que beaucoup ont eu du succès de leur vivant. Par exemple, la poétesse Marceline Desbordes-Valmore était saluée par Hugo et Zola, mais plus personne ne la connaît. Beaucoup d’entre elles ont d’ailleurs embrassé des causes féministes, comme la compositrice Louise Farrenc qui a exigé l’égalité salariale au XIX siècle. D’autres ont été retenues mais seulement pour leur rôle de muse ou d’assistante. Charlotte Delbo, la figure Matrimoine 2021, n’était par exemple pas seulement la secrétaire du comédien et metteur en scène Louis Jouvet, elle était aussi une autrice et une résistante pendant la Seconde Guerre mondiale.
Et d’autres ont carrément vu leur art spolié par des confrères. C’est le cas de la fabuliste Marie de France qui a vécu quatre siècles avant La Fontaine. Quand on lit quelques-unes de ses fables, on se dit que La Fontaine a dû être très sensible à son écriture mais aujourd’hui, c’est lui que l’on fait apprendre par cœur aux enfants. Même chose avec l’extraordinaire compositrice et pianiste polonaise Maria Szymanowska. Elle a composé avant Chopin, lequel l’a écoutée, je pense, avec des oreilles bien attentives lorsqu’il avait 17 ans. Des histoires comme celles-là, il y en a beaucoup malheureusement. Les hommes n’ont pas seulement effacé les femmes créatrices, ils se sont inspirés d’elles pour leurs propres œuvres.
Certaines créatrices ont-elles gagné en reconnaissance grâce aux Journées du matrimoine ?
M. G. : Bien sûr, par exemple la première cinéaste de l’Histoire, Alice Guy, qu’on a mise en avant en 2017, n’était pas tellement connue. Ça a fait son chemin, on commence à reconnaître son immense travail. Actuellement, on essaye de faire apposer une plaque au nom de l’architecte Édith Girard sur un immeuble du 20e arrondissement de Paris qui témoigne de son art. C’est assez long : les hommes apposent leur nom sur les rues et les bâtiments sans autant de difficultés.
Les villes de Rouen, Rennes et Nantes ont fusionné les Journées du patrimoine et du matrimoine. Qu’en pensez-vous ?
M. G. : C’est une très bonne chose. Notre slogan, c’est « Matrimoine + Patrimoine = héritage culturel commun », on ne veut pas être l’un contre l’autre. Notre ambition c’est d’ailleurs qu’un jour, on n’ait plus à porter les Journées du matrimoine, que cela soit un concept aussi naturel que celles du patrimoine.
Ces journées sont fondamentales sur le plan pédagogique : le mécanisme d’invisibilisation des femmes s’immisce dans tous les domaines de notre vie dès l’enfance. Il faut réapprendre dès l’école l’histoire des créatrices du passé. Si les institutions s’emparent du matrimoine, on a beaucoup plus de chances que les créatrices d’aujourd’hui ne soient pas les oubliées de demain.
- L’association HF Île-de-France, née en 2009, milite pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les milieux de l’art et de la culture[↩]