Récupération marketing, manque de transparence sur les collectes de fonds, désinformation, infantilisation des femmes… La grande campagne annuelle de sensibilisation au cancer du sein suscite toujours plus de critiques. Alors que le mois s’achève, il est temps de se demander à quoi (et à qui) profite vraiment Octobre rose.
Du rose, du rose et encore du… ah tiens, des seins ! Pas de doute, nous sommes bien en octobre. Et comme chaque année depuis bientôt trente ans, Octobre rose bat son plein dans les boutiques, les courses sportives et jusque sur la tour Eiffel. A priori pour la bonne cause, puisque cette campagne, on le sait, vise à lutter contre le cancer du sein – le plus fréquent et le plus meurtrier chez les femmes – en sensibilisant sur l’importance du dépistage et en levant des fonds pour la recherche. Sauf que cette mobilisation suscite aujourd’hui autant de questions que de critiques. À commencer par le dévoiement marketing dont elle fait l’objet.
C’est qu’au fil des ans, Octobre rose est devenu, sinon un filon commercial, du moins un marqueur d’engagement social pour les entreprises, qui y voient là un rendez-vous fédérateur à même de valoriser leur image. De l’artisan·e du coin aux multinationales, on ne compte plus celles qui se positionnent sur le sujet à coups de campagnes de com, d’appels aux dons ou de promos diverses. “Recevez un vernis rose bonbon pour deux soins achetés”, propose ainsi Même Comestics – qui offre, quand même, un livret d’autopalpation à ses clientes. De son côté, Fauchon L’Hôtel Paris, en partenariat avec Aubade, vante cette année son menu spécial “100 % rose” à 65 euros (dont 10 seront reversés à l’association Ruban rose). On peut aussi opter pour le mocktail Madame Fauchon, création spéciale “aux notes douces, florales et sucrées”, vendu 14 euros, dont un reversé à Ruban rose. À moins qu’on ne se rabatte sur le tiramisu aux pralines (roses, évidemment) de Pizza Cosy – sur lequel l’entreprise reversera, elle aussi, un euro à Ruban Rose. Sans oublier la ribambelle de sacs, vêtements et autres goodies vendus un peu partout au long du mois d’octobre…
Le “pinkwashing“, enfant d’Octobre rose
“C’est la foire au tout et n’importe quoi. Tous les jours, sur Instagram, on voit passer des contenus qui reprennent les codes d’Octobre rose, avec des messages du type ‘on va se battre’. Et en fait, ce sont des soldes. Il y a énormément de publicités qui jouent là-dessus, car les gens connaissent Octobre rose, qui est perçu comme une bonne cause”, résume Mounia El Kotni, chercheuse en anthropologie de la santé et cocréatrice du podcast Im/patiente (Nouvelles écoutes), consacré au cancer du sein. Un positionnement marketing d’autant plus discutable que le lien entre le produit proposé et la maladie n’est pas toujours évident. Pas plus que l’engagement réel des entreprises, qui restent parfois (très) floues sur les bénéfices qu’elles reverseront aux associations ou à la recherche médicale – dons pour lesquels elles bénéficient, par ailleurs, d’exemptions fiscales. Quand elles ne se contentent pas, tout simplement, de nous vendre leurs sous-vêtements roses (comme Undiz) ou leurs packs de cosmétiques “naturels” (comme Respectueuse), sans autre forme d’engagement.
“Aujourd’hui, nous pouvons nous interroger sur la pertinence et les objectifs de certaines marques qui s’impliquent sur ce sujet. Et il n’est pas exagéré d’affirmer que nous assistons à une dérive difficilement acceptable, notamment lorsque des alcooliers proposent, par exemple, de reverser une participation à une association pour la vente d’un produit aux couleurs d’Octobre rose. Alors même que, chaque année, huit mille cas de cancers du sein sont attribués à la consommation d’alcool. Le message qui est ici délivré aux femmes est tronqué !” s’agace-t-on à l’Institut national du cancer (Inca).
Loin d’être un phénomène franco-français, l’enjeu marketing autour d’Octobre rose plane, depuis ses débuts, sur cette mobilisation. En 1985, lors de sa première édition officielle aux États-Unis, la campagne bénéficiait alors de deux soutiens : celui de l’American Cancer Society et celui de l’entreprise Imperial Chemical Industries (!). Lorsqu’elle est apparue en France, en 1994, c’est à l’initiative du magazine Marie-Claire et de la multinationale Estée Lauder. Quant au terme pinkwashing, il a été inventé en 2002 par la Breast Cancer Action (une association américaine de patientes) pour désigner les entreprises qui utilisent le cancer du sein comme levier marketing. La même année, elle lançait la campagne “Think before you pink” (en gros, “réfléchissez avant d’acheter ‘rose’”), pour encourager les consommateurs·rices à la vigilance.
Quels bénéfices pour les femmes ?
Rentable en termes d’images, Octobre rose l’est-il aussi pour la lutte contre le cancer ? Par exemple, quels sont les fonds récoltés qui bénéficient vraiment à la recherche ? Difficile de répondre puisqu’il n’existe, aujourd’hui, en France, aucun bilan global des sommes recueillies dans le cadre de cette campagne. Sur son site, Ruban rose, l’association historique créée par Marie-Claire et Estée Lauder, dit bien avoir récolté plus de 3,3 millions d’euros entre 2004 et 2020, reversés à plus de soixante chercheur·euses et soignant·es. Mais pour le reste, c’est le grand flou. “Le problème, c’est que ce n’est pas centralisé. Nous, à la Ligue, on mène des actions à travers nos différents comités locaux. Mais on sait qu’il y a plein d’associations qui collectent des fonds. C’est éclaté façon puzzle. Et l’autre problème que ça pose, c’est qu’une bonne partie de ces fonds va être utilisée pour des opérations de communication, de collectes… Or plus vous multipliez les organismes collecteurs, plus les fonds consacrés à ces opérations sont démultipliés et d’une certaine façon, ‘gaspillés’”, constate le Dr Emmanuel Ricard, de la Ligue contre le cancer.
"Depuis 2012, les chiffres du dépistage organisé sont en régulière diminution"
Dr Emmanuel Ricard, de la Ligue contre le cancer
Difficile à évaluer sur le plan financier, quel est l’impact d’Octobre rose en termes de santé publique ? La campagne convainc-t-elle les femmes de plus de 50 ans de participer au programme de dépistage organisé ? “Il y a eu une croissance du taux de participation jusqu’en 2012, où l’on a atteint le taux de 52 %. Depuis, les chiffres sont en régulière diminution, avec un taux national de 47,7 % sur la campagne 2021–2022. Sachant qu’il existe de fortes disparités géographiques, avec des départements où l’on dépasse largement les 50 % et d’autres, comme la Guyane, où l’on est plus proche de 25 %”, observe Emmanuel Ricard. Si les explications sont nombreuses, la multiplication d’initiatives tous azimuts – et la cacophonie qu’elle peut engendrer – joue bel et bien dans cette stagnation. “On est saturés de messages et, finalement, Octobre rose est davantage vécu comme une opération de communication, une opération commerciale, que comme une opération de mobilisation pour la santé des personnes”, regrette Emmanuel Ricard. Qui rappelle, au passage, que le dépistage “c’est toute l’année, et pas seulement en octobre”.
Opacité, controverse et désinformation
À vrai dire, c’est le message même délivré durant Octobre rose qui pose aujourd’hui question. D’une part, parce qu’il peut entretenir la confusion entre le dépistage (qui doit permettre un diagnostic précoce) et la prévention du cancer (qui vise à empêcher sa survenue en portant une attention aux modes de vie) comme le soulignait, en 2016, le rapport de la Concertation citoyenne et scientifique sur le dépistage du cancer du sein, chapeautée par l’Inca. D’autre part, parce qu’il encourage toutes les femmes de plus 50 ans à réaliser régulièrement une mammographie, sans les informer sur les bénéfices/risques d’un tel examen. Or il existe depuis plusieurs années une importante controverse scientifique sur le recours à la mammographie dans le cadre du dépistage organisé, accusée, notamment, de favoriser les surdiagnostics (donc les traitements inutiles). C’est précisément pour cette raison qu’un collectif de médecins a créé l’association Cancer rose, en 2015, en “réaction à la désinformation et suite aux campagnes marketing Octobre rose”.
“C’est une approche néolibérale qui fait peser sur les individus la responsabilité à la fois de la maladie et de son diagnostic, en mode : ‘Vous connaissez les symptômes, vous avez reçu une invitation pour la mammographie, alors maintenant, à vous de jouer’”
Mounia El Kotni, chercheuse en anthropologie de la santé
“Les femmes sont trompées sur la nature et la vocation d’Octobre rose, dont les pratiques sont en contradiction totale avec l’exigence d’une information sincère qu’elles sont en droit d’attendre de l’État”, appuie, dans son rapport, le comité d’orientation de la Concertation citoyenne et scientifique sur le dépistage du cancer du sein. Pas toujours conscientes du fait qu’il ne s’agit pas d’une campagne publique, elles devraient, en outre, être informées plus clairement sur les risques associés à la mammographie de dépistage. “Cela implique que, à côté des aspects positifs du dépistage, soient présentés également les aspects négatifs de la mammographie afin de permettre à la femme de refuser cette proposition si elle considère que, de son point de vue, les risques l’emportent sur les bénéfices”, insiste la Commission citoyenne et scientifique.
Repenser Octobre rose
Comme d’autres, l’anthropologue Mounia El Kotni dénonce le message monolithique véhiculé par Octobre rose. En gros, celui de la femme guerrière qui prend la maladie à bras-le-corps, qui ne se laisse ni aller ni abattre. Et qui parvient à vaincre la maladie. “En réalité, il y a différents types de cancers du sein : beaucoup sont curables, mais pas tous – soit parce qu’ils sont pris trop tard, soit parce qu’il n’existe pas de cure. Et dans tous les cas, les femmes n’ont pas de place pour exprimer leurs doutes, leurs peurs, leur vécu de la maladie et des traitements… Le message que leur adresse la société, comme leur entourage, c’est : ‘Sois forte, bats-toi, ça va aller’”, analyse la chercheuse. Qui regarde d’un œil (très) critique le discours individualisant – et possiblement culpabilisant – véhiculé par Octobre rose.
“Le message de santé publique est très axé sur la prévention, avec un message peu nuancé, notamment sur les symptômes. Sauf qu’en France, on ne fait pas vraiment de prévention. On met l’accent sur les mammographies et la détection, avec l’idée que si on fait bien tout ce qui est indiqué, qu’on le fait assez tôt, notre cancer va être pris à temps et, du coup, tout va bien se passer. C’est une approche néolibérale qui fait peser sur les individus la responsabilité à la fois de la maladie et de son diagnostic, en mode : ‘Vous connaissez les symptômes, vous avez reçu une invitation pour la mammographie, alors maintenant, à vous de jouer.’ Il n’y a aucune réflexion globale sur cette question de la prévention, sur la pollution environnementale, sur les inégalités de santé…”, explicite Mounia El Kotni.
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Alors, faut-il en finir avec Octobre rose ? “Non, car malgré tout, il faut bien comprendre que cette campagne amène des fonds privés à la recherche”, répond le Dr Emmanuel Ricard, de la Ligue contre le cancer. Plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, Mounia El Kotni appelle à repenser Octobre rose en profondeur. “Il faudrait une grande campagne autour de la pollution environnementale, une formation de tous les professionnels de santé, un engagement de l’État à la fois pour le financement de la recherche et pour le suivi global des patientes… Et, pourquoi pas, une charte destinée aux entreprises qui se positionnent sur Octobre rose pour les obliger à indiquer clairement à qui bénéficient leurs dons et de quelle manière ils sont utilisés”, détaille la chercheuse. Une vraie campagne de santé publique, en somme, plutôt qu’une grande foire du cancer.