L’autrice américaine, dramaturge et activiste mondialement connue pour ses Monologues du vagin (1996) publie à 70 ans Faire face (Editions Denoël), recueil de textes tirés de journaux intimes, d’archives ou de publications dans la presse. Des réflexions sur son enfance violente, son travail auprès des femmes victimes de violences, sur le patriarcat, le Covid ou encore les années Sida… Interview avec celle qui s'appelle désormais V.
Causette : Comment avez-vous eu l’idée de cet ouvrage ?
V : C’était pendant le Covid. La plupart d’entre nous, qui n’étions pas en première ligne, étions enfermés avec nos pensées et nos souvenirs, forcés de nous y confronter. Cela correspond aussi à un moment où l’Amérique a dû rendre des comptes : il y a eu la mort de George Floyd, l’effondrement du système de santé… Je me suis dit que cette période de mise au point était une bonne chose, que nous allions être tous obligés de nous confronter à des aspects de nous-mêmes que nous avions jusque là évités. Je me suis aussi dit que je pouvais organiser mon propre travail sous les auspices de ce grand règlement de compte national et écrire le mien.
Causette : Ce livre retrace une partie de votre biographie. Vous racontez avoir été victime de violences physiques et sexuelles de la part de votre père, négligée par votre mère…
V : Dans le livre, je raconte qu’à la mort de ma mère, j’ai trouvé un dossier qu’elle m’avait laissé. Pendant longtemps, je n’ai pas su ce qui se trouvait dedans et je ne l’ai ouvert que plus tard, pendant le Covid. Cela a été un moment très intense. J’y ai notamment trouvé une photo de moi, bébé, battue. Cette image m’a beaucoup fait réfléchir sur ce qui m’était arrivé enfant, mais aussi pourquoi elle m’avait laissé cette photo, et ce qu’elle voulait que je sache de cette époque.
"Ecrire m'a gardé en vie"
Causette : Quand avez-vous commencé à écrire ?
V : J’ai commencé vers l’âge de dix ans. C’était une manière pour moi de me créer un personnage. En écrivant, je pouvais sortir de moi-même et fuir l’espace occupé par mon père : c’était un endroit à moi auquel il n’avait pas accès. J’écrivais tout le temps dans mon journal intime : cela m’a gardée en vie. Par ce biais, je tentais de donner du sens à tout ce qui m’arrivait à cette époque.
Causette : Quand avez-vous gagné votre vie en tant que dramaturge et autrice ?
V : Je gagnais un peu d’argent avec mes écrits mais je n’ai plus été obligée d’avoir un job alimentaire à partir de la publication des Monologues du vagin (1996), j’avais la quarantaine. C’est tard !
Causette : Comment ce texte a t‑il évolué depuis qu’il a été joué pour la première fois, puisqu’il continue à être produit un peu partout dans le monde ? Vous l’aviez écrit, à l’époque, pour que le mot "vagin" soit prononcé sur scène…
V : J’aimerais pouvoir vous dire que ce texte est daté et périmé mais en fait, quand je vois la réaction du public dans les salles encore aujourd'hui, il est plus pertinent que jamais ! N'oublions pas que les femmes continuent de souffrir de discriminations et d’inégalités ; et que beaucoup d’entre elles ne connaissent pas bien leur vagin et ne savent pas se donner du plaisir.
"Me battre pour la justice, c’est toute ma vie"
Causette : En France, on vous connait surtout pour cette pièce. En réalité, vous avez eu une longue carrière d’activiste et de travailleuse sociale, que faisiez-vous exactement ?
V : En fait, j’ai été activiste toute ma vie. Quand j’habitais à New York, j’ai travaillé neuf ans dans un refuge pour femmes SDF. J’ai animé des ateliers avec des femmes en prison pendant huit ans. J’ai aussi été très impliquée dans le mouvement anti-nucléaire et dans les mobilisations pour aider les personnes atteintes du VIH, qui étaient totalement abandonnées. Me battre pour la justice, c’est toute ma vie.
Causette : Dans le cadre de vos activités, vous avez voyagé partout dans le monde, auprès des femmes en ex-Yougoslavie ou en République démocratique du Congo… Comment faites-vous pour ne pas être anesthésiée par tant de souffrance et de violence ?
V : Peut-être que je suis devenue un peu cinglée (rires). Parfois c’est extrêmement difficile. Il y a beaucoup de chagrin. Mais j’ai rencontré beaucoup de femmes qui ont vécu les pires horreurs et qui s’en sont sorties. J’ai une chance incroyable de faire partie d’une communauté de femmes puissantes qui sont dédiées au bien-être d’autres femmes autour d’elles. Au-delà de la souffrance, je vois aussi de la beauté et de la joie dans les communautés que ces femmes construisent. Vous savez, être activiste c’est aussi très joyeux et enrichissant.
Causette : Pensiez-vous voir un jour le droit à l’avortement aussi malmené chez vous, aux États-Unis ?
V : Non. Mais nous allons continuer à faire des progrès et à reculer. L’IVG, c’est temporaire, on va récupérer ce droit. La question la plus importante c’est surtout : quand va-t-on en finir avec le patriarcat, pour que nos droits cessent enfin de régresser ? Il nous faut un plan Marshall mondial contre le patriarcat.
Causette : Pourquoi avez-vous changé de nom ?
V : Après avoir écrit Pardon (2020), un livre dans lequel j’écrivais les excuses que je n’ai jamais reçues de la part de mon père, je me suis rendue compte que je n’éprouvais plus ni rancœur ni amertume. J’ai aussi compris que je voulais mon propre nom, qui ne soit pas celui de mon père ou de quelqu’un d’autre : cela a été un changement très positif dans ma vie.
Causette : Y a t‑il des nouveaux sujets sur lesquels vous avez envie d’écrire à l'avenir ?
V : La mort… Mais aussi l’aspect métaphysique et existentiel de la violence. En ce moment, j’écris un morceau de musique à propos du changement climatique et une pièce sur la santé mentale.
![V (Eve Ensler): "Quand va-t-on en finir avec le patriarcat?" 2 Plat Faire face](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/Plat-Faire-face-692x1024.jpg)
Faire face, V, éditions Denoël, disponible, 320 pages.