Florence Aubenas 2 c Patrice Normand
Florence Aubenas © éditions de l'Olivier

Florence Aubenas : « Les faits divers m’ont tou­jours intéressée »

La grande repor­ter du Monde Florence Aubenas vient de publier L'inconnu de la Poste, une pas­sion­nante et mys­té­rieuse enquête sur « l'affaire Thomassin ». Rencontre.

Six ans d’enquête. Et un livre, très atten­du : L’inconnu de la Poste. Avec la plume trem­pée dans l’humanité qui la carac­té­rise Florence Aubenas revient, dix ans après le magis­tral Quai de Ouistreham, sur un fait divers ter­rible que l’on appelle un peu trop rapi­de­ment « l’affaire Thomassin ». En 2008, Catherine Burgod, pos­tière du petit vil­lage de Montréal-​la-​Cluse, dans l’Ain et enceinte de cinq mois est sau­va­ge­ment assas­si­née dans son bureau de vingt-​huit coups de cou­teaux. Depuis quelques temps, Gérald Thomassin, un acteur de ciné­ma à la vie mar­gi­nale s’est ins­tal­lé dans le vil­lage pour se refaire une san­té. Enfant de la Ddass repé­ré, à son ado­les­cence, par Jacques Doillon pour jouer dans son film Le Petit Criminel pour lequel il rece­vra un César, il a une ving­taine de films à son actif. Ce qui ne l’empêche pas de batailler avec ses addic­tions depuis tou­jours. Avec son visage mi ange-​mi voyou, bar­dé de cica­trices, il a tout du cou­pable idéal. Inculpé, dis­cul­pé, puis incar­cé­ré jusqu’à un dénoue­ment final qu’on ne vous révé­le­ra pas au risque de vous gâcher le sus­pens de la lec­ture… Car ce livre, très lit­té­raire, se lit comme un polar. 

Causette : Comment avez-​vous ren­con­tré votre sujet et pour­quoi y avoir consa­cré un livre plus qu’un article ? 
Florence Aubenas : J’y suis allée tout d’abord pour un article et puis en fait, je me suis retrou­vée à aller à Montréal-​la-​Cluse au-​delà du rai­son­nable. Tout à coup, j’y étais en vacances, en week-​end. Au bout d’un moment les gens là-​bas m’ont dit : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous faites un livre ? » Au début je disais : “non, non pas du tout”. Et puis en fait, oui, j’étais en train de faire un livre. Le dérou­lé des choses a déci­dé pour moi. 
J’étais hap­pée. Quand on tra­vaille des dos­siers, petit à petit on se plonge dedans et on y reste. D’autant que là, c’est une his­toire très par­ti­cu­lière, bour­rée de rebon­dis­se­ments. A chaque fois, des élé­ments nou­veaux sur­gis­saient qui, au lieu de résoudre l’énigme de ce crime, rajou­taient du mys­tère. Et c’est ça qui m’a fait galo­per der­rière cette his­toire. Vous avez envie de savoir. Vous vous dites : « Bon y’a quand même pas grand-​chose contre lui. Donc qu’est ce qui s’est pas­sé ? »… Et donc de mys­tère en mys­tère, vous vous retrou­vez six ans plus tard à écrire un livre. 

La dif­fé­rence avec un simple article, c’est le temps qui vous y avez pas­sé ou c’est autre chose ? 
F.A. : Quand on tra­vaille dans un quo­ti­dien, c’est un uni­vers de contrainte. Il faut rendre tel papier à telle heure, avec tel nombre de signes dans une forme pré­cise. Quand on fait un livre, on bat sa propre mon­naie. Donc on fait comme on veut. Et ça, c’est un très grand plai­sir et une très grande liber­té. Même si par­fois ça fait peur, au risque de s’y perdre. On tra­vaille un peu dans tous les sens sans savoir vrai­ment où on va. C’est vrai­ment quelque chose que j’aime beau­coup. Partir sans savoir où je vais atterrir. 

Comment avez-​vous été accueillie là-​bas ? 
F.A. : Bon, il existe une défiance par rap­port à la presse par­tout en France, c’est la cou­leur du moment. Et Montréal-​La-​Cluse n’est pas un endroit où on com­mu­nique. C’est un pays de mon­tagne, les gens sont plu­tôt tai­seux, ils le disent eux-​mêmes. Donc ce n’est pas for­cé­ment facile… Dans cer­tains faits divers, on observe le phé­no­mène inverse, tout aus­si périlleux d’ailleurs : les gens parlent trop. L’affaire Daval par exemple. Il y a eu plé­thore de prises de paroles, de marches blanches, de confé­rences de presse… On peut se noyer dans les paroles, aussi.

Et pour­tant au final, vous êtes par­ve­nue à les faire beau­coup par­ler… 
F.A. : Le temps, c’est le secret ! J’ai pris une année sab­ba­tique quand même pour ne faire que ça : pas­ser du temps avec les gens. Mais pour une his­toire comme celle-​là, de toute façon, il n’y avait pas de rac­cour­ci pos­sible. Les gens se rendent compte aus­si quand votre inten­tion est louable et que vous avez vrai­ment envie de savoir ce qu’il s’est pas­sé. Que vous n’êtes pas là pour piquer les pho­tos de famille ou faire un scoop. 

Quel est votre rap­port au fait divers ? 
F.A. : J’ai com­men­cé là-​dedans. Aux « infos géné » à Libé. J’en ai fait pas mal. Ça m’a tou­jours inté­res­sée. J’ai tou­jours eu un œil sur les faits divers. Beaucoup de gens ont un avis très sévère sur les faits divers. Ils trouvent que c’est cra­pu­leux, que c’est « les chiens écra­sés ». Ça n’a jamais été mon cas… Mais ensuite tout dépend de la manière de les traiter.

Cette his­toire, à quel point elle vous a enva­hie ? 
F.A. : Ça a été un très gros inves­tis­se­ment pour moi. J’avais tou­jours un œil des­sus. Mais j’en mour­rais d’envie, de me lais­ser enva­hir ! J’étais consen­tante, si je puis dire. Mais bon, moi, en géné­ral, mon tra­vail m’obsède. Donc fina­le­ment c’était ni plus ni moins que le reste. Être jour­na­liste aux heures de bureau, ce n’est pas vrai­ment mon truc. Pour le dire clai­re­ment, je n’ai pas de vie pri­vée. Ou alors, elle se mélange à ma vie pro­fes­sion­nelle. Je tra­vaille tard le soir s’il faut tra­vailler le soir. Je com­prends très bien que cer­tains tracent des fron­tières entre leur vie et le tra­vail et je trouve ça très res­pec­table, mais ce n’est pas trop ma manière de faire. Moi, ma vie, je l’ai balan­cée là-​dedans. Et ça me convient. 

Comment décririez-​vous la per­son­na­li­té de Thomassin ? 
F.A. : Ce que j’ai trou­vé très frap­pant chez lui, c’est cette capa­ci­té à vivre un pied dans le cani­veau et un pied à Hollywood. C’est quelqu'un qui a vécu dans la rue au sens propre, a eu une vie très mar­gi­nale, des addic­tions, etc, alors que ce n’est pas un gars qui a fait juste un film, reçu un César et bas­ta. Non, il a fait 20 films ! Il a eu une vie d’acteur conti­nue. Les gens qui ont tra­vaillé avec lui, que ce soit Jacques Doillon, ou son agent, Dominique Besnehard, tous s’en sou­viennent. C’est ce qui fait aus­si son ambi­guï­té. Cette ambi­va­lence dans sa vie a contri­bué à tra­cer ce por­trait de cou­pable idéal. 

Quel a été votre lien avec lui ? 
F.A. : Les liens sont tou­jours inté­res­sants et par­ti­cu­liers quand on tra­vaille long­temps sur un sujet. On rentre dans l’intimité des gens et on est très deman­deur de le faire car c’est ça qui va nour­rir votre tra­vail. Mais en même temps il faut s’en tenir un peu éloi­gné. C’est cet entre-​deux qui est dif­fi­cile à trou­ver. Ça a été vrai pour Thomassin, mais aus­si pour le père de la vic­time et pour plein d’autres gens à Montréal-la-Cluse. 

Ce ter­ri­toire de L’Ain, que vous pas­sez aus­si beau­coup de temps à décrire, qu’a‑t-il de par­ti­cu­lier ? 
F.A. : C’est une val­lée encais­sée au pied des monts Juras. Il y a beau­coup de forêts, de som­mets, des lacs. C’est ce qui m’effrayait au départ ! Je suis quelqu’un de très urbain. La forêt, ce n’est pas mon bio­tope. Mais là encore je me suis lais­sée embar­quer. C’est un endroit sombre, pas facile, mais j’ai beau­coup aimé. Et puis c’est aus­si une ville ouvrière qui pour­voit beau­coup d’emplois avec cette « Plastics Vallée ». Et qui, même en temps de marasme éco­no­mique, conti­nue de fonc­tion­ner. Une vraie mine de bou­lot. Des gens viennent de toute la France, même du Nord du pays, pour y travailler. 

Redoutez-​vous la façon dont votre livre va être accueilli à Montréal-​La-​Cluse ? 
F.A. : Ah bah ça, c’est ce qui m’angoisse tou­jours. Car je tra­vaille beau­coup avec des gens qui ne sont pas des pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion. C’est ça que j’aime. Mais on leur tend un miroir dans lequel on les somme de se recon­naître et ce n’est pas tou­jours le cas…

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés