La grande reporter du Monde Florence Aubenas vient de publier L'inconnu de la Poste, une passionnante et mystérieuse enquête sur « l'affaire Thomassin ». Rencontre.
Six ans d’enquête. Et un livre, très attendu : L’inconnu de la Poste. Avec la plume trempée dans l’humanité qui la caractérise Florence Aubenas revient, dix ans après le magistral Quai de Ouistreham, sur un fait divers terrible que l’on appelle un peu trop rapidement « l’affaire Thomassin ». En 2008, Catherine Burgod, postière du petit village de Montréal-la-Cluse, dans l’Ain et enceinte de cinq mois est sauvagement assassinée dans son bureau de vingt-huit coups de couteaux. Depuis quelques temps, Gérald Thomassin, un acteur de cinéma à la vie marginale s’est installé dans le village pour se refaire une santé. Enfant de la Ddass repéré, à son adolescence, par Jacques Doillon pour jouer dans son film Le Petit Criminel pour lequel il recevra un César, il a une vingtaine de films à son actif. Ce qui ne l’empêche pas de batailler avec ses addictions depuis toujours. Avec son visage mi ange-mi voyou, bardé de cicatrices, il a tout du coupable idéal. Inculpé, disculpé, puis incarcéré jusqu’à un dénouement final qu’on ne vous révélera pas au risque de vous gâcher le suspens de la lecture… Car ce livre, très littéraire, se lit comme un polar.
Causette : Comment avez-vous rencontré votre sujet et pourquoi y avoir consacré un livre plus qu’un article ?
Florence Aubenas : J’y suis allée tout d’abord pour un article et puis en fait, je me suis retrouvée à aller à Montréal-la-Cluse au-delà du raisonnable. Tout à coup, j’y étais en vacances, en week-end. Au bout d’un moment les gens là-bas m’ont dit : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous faites un livre ? » Au début je disais : “non, non pas du tout”. Et puis en fait, oui, j’étais en train de faire un livre. Le déroulé des choses a décidé pour moi.
J’étais happée. Quand on travaille des dossiers, petit à petit on se plonge dedans et on y reste. D’autant que là, c’est une histoire très particulière, bourrée de rebondissements. A chaque fois, des éléments nouveaux surgissaient qui, au lieu de résoudre l’énigme de ce crime, rajoutaient du mystère. Et c’est ça qui m’a fait galoper derrière cette histoire. Vous avez envie de savoir. Vous vous dites : « Bon y’a quand même pas grand-chose contre lui. Donc qu’est ce qui s’est passé ? »… Et donc de mystère en mystère, vous vous retrouvez six ans plus tard à écrire un livre.
La différence avec un simple article, c’est le temps qui vous y avez passé ou c’est autre chose ?
F.A. : Quand on travaille dans un quotidien, c’est un univers de contrainte. Il faut rendre tel papier à telle heure, avec tel nombre de signes dans une forme précise. Quand on fait un livre, on bat sa propre monnaie. Donc on fait comme on veut. Et ça, c’est un très grand plaisir et une très grande liberté. Même si parfois ça fait peur, au risque de s’y perdre. On travaille un peu dans tous les sens sans savoir vraiment où on va. C’est vraiment quelque chose que j’aime beaucoup. Partir sans savoir où je vais atterrir.
Comment avez-vous été accueillie là-bas ?
F.A. : Bon, il existe une défiance par rapport à la presse partout en France, c’est la couleur du moment. Et Montréal-La-Cluse n’est pas un endroit où on communique. C’est un pays de montagne, les gens sont plutôt taiseux, ils le disent eux-mêmes. Donc ce n’est pas forcément facile… Dans certains faits divers, on observe le phénomène inverse, tout aussi périlleux d’ailleurs : les gens parlent trop. L’affaire Daval par exemple. Il y a eu pléthore de prises de paroles, de marches blanches, de conférences de presse… On peut se noyer dans les paroles, aussi.
Et pourtant au final, vous êtes parvenue à les faire beaucoup parler…
F.A. : Le temps, c’est le secret ! J’ai pris une année sabbatique quand même pour ne faire que ça : passer du temps avec les gens. Mais pour une histoire comme celle-là, de toute façon, il n’y avait pas de raccourci possible. Les gens se rendent compte aussi quand votre intention est louable et que vous avez vraiment envie de savoir ce qu’il s’est passé. Que vous n’êtes pas là pour piquer les photos de famille ou faire un scoop.
Quel est votre rapport au fait divers ?
F.A. : J’ai commencé là-dedans. Aux « infos géné » à Libé. J’en ai fait pas mal. Ça m’a toujours intéressée. J’ai toujours eu un œil sur les faits divers. Beaucoup de gens ont un avis très sévère sur les faits divers. Ils trouvent que c’est crapuleux, que c’est « les chiens écrasés ». Ça n’a jamais été mon cas… Mais ensuite tout dépend de la manière de les traiter.
Cette histoire, à quel point elle vous a envahie ?
F.A. : Ça a été un très gros investissement pour moi. J’avais toujours un œil dessus. Mais j’en mourrais d’envie, de me laisser envahir ! J’étais consentante, si je puis dire. Mais bon, moi, en général, mon travail m’obsède. Donc finalement c’était ni plus ni moins que le reste. Être journaliste aux heures de bureau, ce n’est pas vraiment mon truc. Pour le dire clairement, je n’ai pas de vie privée. Ou alors, elle se mélange à ma vie professionnelle. Je travaille tard le soir s’il faut travailler le soir. Je comprends très bien que certains tracent des frontières entre leur vie et le travail et je trouve ça très respectable, mais ce n’est pas trop ma manière de faire. Moi, ma vie, je l’ai balancée là-dedans. Et ça me convient.
Comment décririez-vous la personnalité de Thomassin ?
F.A. : Ce que j’ai trouvé très frappant chez lui, c’est cette capacité à vivre un pied dans le caniveau et un pied à Hollywood. C’est quelqu'un qui a vécu dans la rue au sens propre, a eu une vie très marginale, des addictions, etc, alors que ce n’est pas un gars qui a fait juste un film, reçu un César et basta. Non, il a fait 20 films ! Il a eu une vie d’acteur continue. Les gens qui ont travaillé avec lui, que ce soit Jacques Doillon, ou son agent, Dominique Besnehard, tous s’en souviennent. C’est ce qui fait aussi son ambiguïté. Cette ambivalence dans sa vie a contribué à tracer ce portrait de coupable idéal.
Quel a été votre lien avec lui ?
F.A. : Les liens sont toujours intéressants et particuliers quand on travaille longtemps sur un sujet. On rentre dans l’intimité des gens et on est très demandeur de le faire car c’est ça qui va nourrir votre travail. Mais en même temps il faut s’en tenir un peu éloigné. C’est cet entre-deux qui est difficile à trouver. Ça a été vrai pour Thomassin, mais aussi pour le père de la victime et pour plein d’autres gens à Montréal-la-Cluse.
Ce territoire de L’Ain, que vous passez aussi beaucoup de temps à décrire, qu’a‑t-il de particulier ?
F.A. : C’est une vallée encaissée au pied des monts Juras. Il y a beaucoup de forêts, de sommets, des lacs. C’est ce qui m’effrayait au départ ! Je suis quelqu’un de très urbain. La forêt, ce n’est pas mon biotope. Mais là encore je me suis laissée embarquer. C’est un endroit sombre, pas facile, mais j’ai beaucoup aimé. Et puis c’est aussi une ville ouvrière qui pourvoit beaucoup d’emplois avec cette « Plastics Vallée ». Et qui, même en temps de marasme économique, continue de fonctionner. Une vraie mine de boulot. Des gens viennent de toute la France, même du Nord du pays, pour y travailler.
Redoutez-vous la façon dont votre livre va être accueilli à Montréal-La-Cluse ?
F.A. : Ah bah ça, c’est ce qui m’angoisse toujours. Car je travaille beaucoup avec des gens qui ne sont pas des professionnels de la communication. C’est ça que j’aime. Mais on leur tend un miroir dans lequel on les somme de se reconnaître et ce n’est pas toujours le cas…