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Luz © Renaud Monfourny / Leextra via opale.photo

Luz : “Depuis tout petit, j’ai un pro­blème avec les hommes qui disent ‘On va tous les enculer !’ ”

Après Catharsis (2015) et son adap­ta­tion illus­trée de Vernon Subutex, de Virginie Despentes (2020 et 2022), le des­si­na­teur de 51 ans, ancien de Charlie Hebdo, revient avec Testosterror : une BD couillue sur une épi­dé­mie de virus tes­ti­cu­laire ne tou­chant que les hommes. Une satire réjouis­sante de la mas­cu­li­ni­té toxique triom­phante à l’heure de #MeToo, dans une France en proie à la panique hor­mo­nale. Rencontre.

Causette : Testosterror, qu’est-ce donc ?
Luz : Il y a quelques années, j’avais racon­té le pitch de Testosterorr à Catherine Meurisse [la des­si­na­trice, ndlr] , et elle n’avait rien com­pris. J’ai racon­té le pitch à Philippe Katerine, il n’avait rien com­pris non plus… Bon, c’est l’histoire d’une épi­dé­mie mon­diale de Rubula 12, qui est un virus our­lien, c’est-à-dire proche des oreillons, que j’ai inven­té. J’en ai fait quelque chose de réa­liste, qui touche les hommes d’âge avan­cé, c’est-à-dire pas les ado­les­cents, et qui pro­voque un élé­phan­tia­sis des tes­ti­cules, une forte souf­france. Cela pro­voque un truc abso­lu­ment inat­ten­du, ça fait bais­ser la tes­to­sté­rone. Et là, c’est la panique.

Testosterror C1 DEF

Causette : Qui est le héros, ou plu­tôt anti­hé­ros de la BD ?
Luz : C’est l’histoire d’un gars qui s’appelle Jean-​Patrick : il est conces­sion­naire auto­mo­bile dans une zone d’activité com­mer­ciale. Il a trois enfants, une femme, et la famille n’est pas très décons­truite. C’est un mâle plu­tôt alpha : c’est-à-dire qu’il a une dou­doune sans manches, qu’il n’est pas très atten­tif à ses gamins et que sa seule charge men­tale, c’est de pen­ser à sa bagnole. Il est un peu le kaléi­do­scope de tous les hommes qu’il a côtoyés dans sa vie : son père, ses col­lègues de bureau…

Causette : Il est ques­tion d’une épi­dé­mie. Avez-​vous écrit le livre pen­dant le Covid-​19 ? Pourquoi aviez-​vous envie de revi­si­ter les confi­ne­ments ?
Luz : En fait, c’est une idée que j’avais eue avant le Covid-​19, tout bête­ment parce que je me disais que les hommes de mon entou­rage avaient du mal à se décons­truire, à se poser des ques­tions sur eux-​mêmes. Je me suis dit, tiens, le seul moyen qu’il y ait une prise de conscience, ce serait qu’il y ait quelque chose d’extérieur qui leur tombe des­sus. Puis la pan­dé­mie est arri­vée… Moi, j’étais en train de faire Vernon Subutex, à l’époque, mais j’ai com­men­cé à prendre des notes. Et en fait, c’était extra­or­di­naire. Bien sûr, je n’ai pris aucun plai­sir dans cette période, ça a été très dif­fi­cile pour ma famille aus­si. Cependant, scé­na­ris­ti­que­ment, c’était incroyable. C’était dingue. J’ai aus­si vu des com­por­te­ments mas­cu­lins liés au Covid-​19 et qui ont été des élé­ments très inté­res­sants pour mon bou­quin. Par exemple, je connais un type qui était très démis­sion­naire par rap­port à sa famille, qui ne chan­geait pas les couches, etc. Une sorte d’adolescent. Et là, j’ai vu une espèce de panique chez lui, alors que c’est un homme qui dégage une cer­taine puis­sance, une cer­taine confiance en soi, bref, ce que le mythe de la viri­li­té demande aux hommes. Et je l’ai vu aller faire des courses pour la pre­mière fois de sa vie. C’est ce que je raconte dans la bande des­si­née : il est reve­nu avec de quoi tenir le coup pen­dant plu­sieurs mois, à savoir des chips, du sau­cis­son, des cubis de rosé… Il com­pre­nait qu’il devait pro­té­ger sa famille, mais en fait, il n’était pas conscient des néces­si­tés de sa famille. Je me suis dit, mon Dieu, je vais par­ler de ce truc-là.

Et après, évi­dem­ment, il y a eu toutes les consé­quences du confi­ne­ment, tout ce que ça a créé comme explo­sion dans la tête des gens. Et notam­ment les com­plo­tistes. Tout d’un coup, il y avait des gens qui se sen­taient vic­times, qui n’avaient jamais pen­sé l’être auparavant.

“Le mas­cu­li­nisme radi­cal amé­ri­cain peut très bien arri­ver en France”

Causette : Vous cari­ca­tu­rez, dans le livre, la mon­tée de grou­pus­cules d’hommes radi­ca­li­sés. Vous êtes-​vous docu­men­té sur les dis­cours mas­cu­li­nistes (pro­pos anti-​woke d’Éric Zemmour, stages des nou­veaux guer­riers…) ?
Luz : Je n’ai pas moi-​même fait ce genre de stage, mais j’ai vu des docu­men­taires sur le sujet. Et puis, il y a aus­si le dis­cours viri­liste, qui est assez répan­du, fina­le­ment. Il y a quand même pas mal d’éditorialistes qui tiennent ce discours-​là. Quand j’ai com­men­cé à tra­vailler des­sus, on était après #MeToo, au début de Trump, et déjà dans l’angoisse de la zem­mou­ro­phi­lie. Du genre : pour­quoi les gens aiment Zemmour ? Et il y avait déjà des docu­men­taires sur un grou­pus­cule mas­cu­li­niste, qui a été dis­sous depuis, les Proud Boys, proche de Trump. Des mecs qui prô­naient un viri­lisme exa­cer­bé, et qui, en plus, étaient dans une forme de radi­ca­li­sa­tion assez forte, des anti-​antifas [anti­fas­cistes]. Je me suis ren­du compte qu’il y avait un lien très évident entre l’extrême droite et le viri­lisme radi­cal. Moi, ça fait long­temps que je tra­vaille sur l’extrême droite. Forcément, ça m’a intri­gué. Il faut par­ler de ce sujet-​là, parce qu’on ne sait pas dans quelle mesure ça va arri­ver aus­si chez nous. Ce mas­cu­li­nisme radi­cal amé­ri­cain peut très bien arri­ver en France.

Je me suis dit qu’il fal­lait en par­ler vite avant que tout le monde ne le fasse et que mon scé­na­rio soit obso­lète. Force est de consta­ter que ce n’est pas le cas. Au contraire, je consi­dère qu’il y a, en ce moment, un cer­tain back­lash [retour de bâton] par rap­port à #MeToo. Tout d’un coup, des hommes se disent “atten­dez, moi aus­si, je suis vic­time” et le disent d’une manière très vio­lente. Ils sont dans une logique de réap­pro­pria­tion de leur pou­voir, soi-​disant confis­qué par les per­sonnes qui tra­vaillent sur l’égalité des sexes en ce moment.

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© Albin Michel Jeunesse

Causette : Vous par­lez de l’extrême droite, la miso­gy­nie est-​elle réser­vée à la droite ou y a‑t-​il une gauche couillue, héri­tière d’une idéo­lo­gie liber­taire des années 1960–70 ? 
Luz : Je pense, mal­heu­reu­se­ment, que le mythe de la viri­li­té n’est pas for­cé­ment d’extrême droite. Tous les hommes ont bai­gné là-​dedans, en fait. J’ai bai­gné, moi, là-​dedans, tout autant que Beigbeder. Moi, je suis plu­tôt d’extrême gauche, je ne l’ai jamais caché. Cependant, quand j’ai com­men­cé à mili­ter, c’était du côté de la CNT [Confédération natio­nale du tra­vail], donc les anar­chistes. Mais, à un moment don­né, je me suis mis en retrait, parce que je voyais qu’il y avait une prise de pou­voir très virile. Et moi, depuis tout petit, j’ai un pro­blème avec les hommes qui disent “On va tous les encu­ler !”. Ce terme-​là, on le trouve à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. Mais cette idée de dimi­nu­tion de l’autre par la sexua­li­té me gêne.

“Grâce au mou­ve­ment Riot Grrrl, la musique m’a per­mis de sor­tir du viri­lisme ambiant”

Causette : Vous êtes en couple avec une fémi­niste, l’autrice Camille Emmanuelle. Quel a été votre che­mi­ne­ment autour des ques­tions de genre ?

Luz : Déjà, quand j’étais gamin, dans ma famille, très peu de femmes tra­vaillaient. Lors des réunions du dimanche, les mecs étaient à l’apéro et les femmes pré­pa­raient la bouffe. Moi, je des­si­nais ces petites réunions de famille et j’étais quand même très intri­gué par cette ter­ri­to­ria­li­sa­tion de l’espace. Et quelque part, même si j’étais convo­qué dans l’espace des hommes, je n’ai jamais eu vrai­ment envie d’y aller. Mais ça n’a pas empê­ché que moi, comme tout le monde, j’ai bai­gné dans un bain où le mas­cu­lin est quand même très fort. C’était les années 1970–80, mal­gré la libé­ra­tion sexuelle et le fait que les femmes com­mencent à tra­vailler. Mes réfé­rents à la mai­son, grâce à mon père, c’était plu­tôt le trium­vi­rat Iggy Pop, David Bowie, Lou Reed. Donc des mecs, certes, mais qui ne repré­sentent pas la mas­cu­li­ni­té fran­çaise, gau­loise. Bon, il y avait aus­si les Lacs du Connemara, qu’on écou­tait quand il y avait des fêtes.

Je dirais que j’ai tou­jours été un peu à dis­tance : j’étais un gamin à lunettes et l’intégration sociale quand t’es un gamin, c’est le sport, inévi­ta­ble­ment. Si t’es nul en foot, c’est toi qui t’occupes des buts. Les gar­çons, leur but ultime, c’est de taper dans le bal­lon. J’étais convié dans le monde des gar­çons, mais j’étais en marge. Et à un moment don­né, être des­si­na­teur, c’est une manière d’être en marge, mais d’avoir un rôle mal­gré tout, dans lequel je pou­vais m’insérer. Et puis le fait de des­si­ner, c’est quelque chose de marrant.

Ensuite, on ne se posait pas for­cé­ment de ques­tions sur le fémi­nisme. C’est mal­gré tout assez récent. Et c’est vrai que, dans mes com­bats de des­si­na­teur, le champ de l’égalité hommes-​femmes n’était pas du tout là. On était plus dans la lutte contre l’extrême droite parce qu’il y avait des villes qui étaient conquises par le Front natio­nal à ce moment-là.

Ensuite, je me sou­viens que la sor­tie de Baise moi, de Virginie Despentes (2000) a été une défla­gra­tion sur l’ensemble de la socié­té : ce film, c’était comme si les femmes pre­naient le pou­voir. Évidemment, il y a eu des com­bats fémi­nistes avant, mais ce champ culturel-​là a été très puis­sant. Il y a quelque chose qui a chan­gé ma vie, avant même la lec­ture de King Kong Théorie [de Virginie Despentes]. Pour moi, c’est pas­sé par la musique et par le mou­ve­ment Riot Grrrl [mou­ve­ment punk-​rock amé­ri­cain des années 1990]. Quelque part, la musique m’a tou­jours per­mis de me sor­tir un petit peu de ce viri­lisme ambiant. Et quand Le Tigre [groupe de la chan­teuse Kathleen Hanna] est arri­vé sur la scène musi­cale, pour moi, ça a été la pre­mière défla­gra­tion. Et là, je me suis dit : “Merde, ma dis­co­thèque, c’est un champ de couilles.” Tout d’un coup, quelque chose est appa­ru : PJ Harvey, le fes­ti­val Les Femmes s’en mêlent…

Causette : Quel rap­port entretenez-​vous avec votre mas­cu­li­ni­té aujourd’hui ?
Luz :
Bah, en fait, ça va avec ma mas­cu­li­ni­té. Il y a eu un chan­ge­ment de para­digme dans ma vie, c’est le fait d’avoir un enfant. Parce que c’est hyper simple d’avoir 30 ans, même 40 ans, quand t’es céli­ba­taire et d’être fémi­niste. Ce n’est pas un gros inves­tis­se­ment. Même en couple, on fait quelques trucs, on est atten­tif à l’autre, à la fois dans le domes­tique, dans le par­tage et les jeux sexuels. Alors par contre, quand t’as un gamin, là, tout d’un coup, ça peut être une défla­gra­tion dans le couple. Mais c’est sur­tout là que les enjeux ont lieu. La charge men­tale, elle com­mence déjà assez tôt, au moment où la com­pagne est enceinte. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la res­pon­sa­bi­li­té. On ne peut plus faire le gamin. Je pense qu’on ne fait pas vrai­ment entrer assez tôt les hommes dans le monde adulte. Il y a beau­coup d’hommes qui sont encore des gosses. Ils se retrouvent avec un gosse et ils ne savent pas quoi faire parce que, tout d’un coup, il y a une forme de concur­rence devant eux. Cela entraîne tout ce qu’on peut voir comme démis­sion paren­tale qui fait que la charge men­tale se retrouve chez les meufs. Mais ça veut dire aus­si, tout bête­ment, que c’est là que les choses se jouent. 

Causette : C’est l’entrée en inéga­li­té.
Luz : Oui, exac­te­ment. Si le tra­vail est un cadre qui a un poids social très fort, dans le domes­tique, au contraire, il y a moins de poids social. Et donc là, ce qu’on estime comme étant de la viri­li­té, de la puis­sance, de la réten­tion d’émotions, ça n’a plus aucun sens. On est tous dans un rap­port d’être humain à être humain, c’est tout. Et, quelque part, je pense que c’est un espace qui presque mérite de se dégen­rer – en tout cas, c’est mon intuition.

Causette : Vous avez décla­ré arrê­ter le des­sin de presse. Quels sont vos pro­jets ?
Luz : Je tra­vaille sur un pro­chain livre pas mar­rant du tout, alors que dans Testosterror, chaque case doit être comique. Je vais par­ler d’art, d’érotisme et de nazis. Quel programme !

Testosterror, de Luz. Albin Michel, 302 pages, 29,90 euros. En librairie.

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