Quitter Téhéran à neuf ans, Naïri Nahapétian a dû le faire. Alors que le régime des mollahs est en place depuis un an, cette jeune fille s'exile à Paris avec sa mère, laissant derrière elle son père et ses souvenirs. Des années plus tard, elle revient sur cette douloureuse étape, sa vie en France et ses allers-retours en Iran. Un témoignage puissant publié aux éditions Bayard début avril.
![Dans son autobiographie "Quitter Téhéran", la journaliste Naïri Nahapétian enquête sur sa séparation avec l'Iran et sa famille 1 Capture d’écran 2023 04 14 à 18.17.48](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/04/Capture-d’écran-2023-04-14-à-18.17.48.jpg)
L'écrivaine de romans policiers Naïri Nahapétian compte maintenant parmi les autrices d'autobiographie. Avec son récit Quitter Téhéran, publié aux éditions Bayard le 5 avril, elle raconte comment en 1980, après la révolution islamique d'Iran et alors qu'elle n'a que neuf ans, elle a dû quitter sa terre natale avec sa mère pour trouver refuge à Paris. Un exil qui les sépare de leur famille, de leurs amis, et de leur communauté arménienne, une des minorités ethniques du pays. Aujourd'hui Française, celle qui officie aussi en tant que journaliste à Alternatives Économiques, revient, avec ce texte personnel, sur son pays d'origine, sa culture, son enfance, son adolescence, sa vie de maman et son métier. C'est en fait en enquêtrice qu'elle écrit aujourd'hui cette autobiographie, avec une question : pourquoi son père a‑t-il été bloqué en Iran ? Entretien.
Causette : Dès le prologue de votre livre, vous évoquez cette dépression qui vous a touchée en 2018 et qui vous amène à revenir sur votre propre histoire. Est-ce de là qu’est né le besoin d’écrire ce livre ?
Naïri Nahapétian : Avant ma dépression, je cumulais des fragments autobiographiques, anciens pour certains. Cela m’a fait réfléchir à l’idée d’écrire un livre sur mon histoire, sous un format d’enquête dont le fil rouge serait mon père. Qu’est-il arrivé à mon père ? Pourquoi n'a‑t-il pas pu fuir avec nous ? Ça m'a donné le déclic pour écrire ce livre.
Tout au long du livre, vous évoquez plusieurs pistes expliquant ce choix. En retenez-vous une ?
N. N. : Effectivement, à la fin du livre, je retiens une piste. En menant mon enquête auprès de ma famille, je me suis rendu compte que chaque membre de ma famille a été traumatisé par la séparation avec mon père et que pour y faire face, chacun s'est forgé une histoire. Mon père lui-même, d’ailleurs. Un jour, j’ai demandé à ma mère de me traduire toutes les lettres que mon père m’avait écrites durant nos années de séparation, et j’ai constaté que lui-même ne savait pas pourquoi il était retenu par les autorités.
Vous évoquez vos souvenirs, à la fois en France et en Iran lors de vos voyages. Est-ce pour mettre en lumière les différences entre les deux pays ?
N. N. : Les différences ne sont pas aussi importantes qu'on pourrait l'imaginer. Ce que je retranscris dans ce livre, mais aussi dans mes autres livres, c'est qu’il y a toujours un étonnement des Français quand ils arrivent en Iran. Ils trouvent que les Iraniens se sentent très libres de parler, d'exprimer leur ras-le-bol par rapport aux mollahs. Ils se sentent aussi très libres de ne pas suivre toutes les contraintes que leur impose la République islamique. En fait, c’est une société très moderne, où 90% des gens ont des téléphones portables. La principale différence, c'est que ce n'est pas un état de droit et que la vie des individus ne compte pas.
Vous évoquez beaucoup votre perte de la culture arménienne, pourquoi ça vous a tant impactée ?
N. N. : C’est toujours triste de constater qu’on perd quelque chose. Mais je pense que comme mon père était le chef de la communauté arménienne en Iran, qu’il était très nationaliste, en m'éloignant de cette culture, j'ai eu le sentiment de le trahir.
Dans un chapitre intitulé « Féministe sans le savoir », vous racontez que dès petite vous vous étiez fait la remarque que les hommes ne sont pas aussi soucieux de leur apparence que les femmes. Quand avez-vous compris que vous étiez féministe ?
N. N. : C’est venu quand je suis entrée dans le milieu professionnel, en partie parce que c’est là que j'ai côtoyé des féministes, que j'ai écrit sur le sujet. Jusqu'à ce que je travaille à Alternatives Économiques, mes pensées féministes n'étaient pas structurées, mais j'avais quand même des réflexes. Je m'interrogeais depuis longtemps sur les inégalités femmes-hommes, sur la sororité. Moi, j’ai toujours cherché la solidarité avec les autres femmes. Et si je me suis faite cette remarque petite : en Iran, beaucoup de femmes font de la chirurgie esthétique, il y a une vraie aliénation des femmes par rapport à leur apparence et c'est quelque chose à laquelle j'ai toujours voulu résister.
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Vous abordez aussi des sujets comme Me Too et la maternité, c'était important pour vous d’en parler ?
N. N. : C’est venu assez naturellement d’en parler même si c’est vrai que ce sont des sujets un peu éloignés de mon angle sur l’Iran. Mais c’était important pour moi que ce soit dans le livre, parce que ce sont des sujets qui comptent. Un des chapitres du livre évoque toutes les formes de harcèlement que j'ai pu subir depuis mon adolescence. Même si ça peut paraître banal et que beaucoup de femmes ont connu ça, ça me semblait important de le partager justement pour qu'on se rende compte à quel point c'est banal. Parler de ma maternité, c'était faire écho à la thématique de la transmission, très importante dans le livre.
Vous faites un parallèle entre votre mère et les femmes iraniennes qui se sont révoltées face à la République islamique après la mort de Mahsa Amini en septembre dernier…
N. N. : Oui parce qu’au début de la révolution, ma mère avait tendance à se rebeller. Un jour, un gardien de la révolution lui a reproché de porter une jupe fendue et elle lui a répondu que « le voile, c’était vraiment n’importe quoi ». Aujourd’hui, on voit les femmes iraniennes se comporter de manière très courageuse en refusant le voile, en le faisant tournoyer autour d'elle, en le brûlant dans la rue et en dansant. Ce sont des gestes forts d'opposition à la République islamique.
Vous écrivez que vous êtes particulièrement touchée par ces Iraniennes qui bravent le régime. Comment avez-vous vécu en tant qu’Iranienne et journaliste les événements ?
N. N. : Ce n’est pas la première fois qu'il y a un soulèvement en Iran. En 2009, il y a eu le mouvement vert contre la fraude électorale, mais aussi en 2017 et 2019 contre la vie chère. À chaque fois qu’il y a eu un soulèvement en Iran, je me suis dit que c’était la fin de la République islamique. L’écart est tel entre la modernité de la société et les lois qui s’appliquent à cette société, que ça ne peut pas durer. Malheureusement, ces soulèvements ont pour le moment écrasés dans la répression. Mais je crois toujours au changement et je garde toujours espoir.
Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait faire changer l’Iran aujourd’hui ?
N. N. : Longtemps, j'ai cru que l'Iran allait changer, que le régime iranien allait se réformer de l'intérieur avec un Gorbachev iranien qui viendrait au pouvoir. Entre 1997 et 2005, il y a eu le président Seyyed Mohammad Khatami, qui était un réformateur. Avec lui, il y a eu une floraison de la presse, on a vu se multiplier les spectacles, l'expression artistique, mais pour autant, il n'est pas allé jusqu'au bout. La cause des femmes a un peu progressé. Par exemple, les femmes ont pu retrouver le droit d'avoir la garde des enfants en cas de divorce et l'autorisation de demander le divorce, mais ça s’est arrêté là et on a continué à assister à des violations des droits de l'homme. Et aujourd’hui, avec le mouvement Femme, Vie, Liberté, ce slogan que les gens scandent dans la rue, j’ai le sentiment que le changement va plutôt advenir d’une révolution.
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