Journaliste à Libération et correspondante aux Etats-Unis sous le mandat Trump, Isabelle Hanne livre avec Le Choix un premier roman lumineux et trépidant sur la résistance à la destruction du droit à l'avortement, dans un Texas aride et fou de dieu.
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C'est un roman choral qui se dévore et dont l'intrigue débute au moment où, en septembre 2021, le Texas promulgue une loi pour interdire l'avortement dès les premiers battements de cœur du fœtus, c'est-à-dire à la 6ème semaine de grossesse. A ce moment-là, Isabelle Hanne vient de passer cinq ans en tant que correspondante aux Etats-Unis pour Libération. Dans les Etats conservateurs, les coups de canif au droit à l'avortement ont été l'un des sujets les plus réguliers de sa couverture journalistique des années Trump. Dans Le Choix, qui sort ce 20 janvier aux éditions de la Goutte d'or, Isabelle Hanne, 38 ans, raconte la bataille culturelle, sociétale mais aussi clairement physique qui se joue entre pro et anti-avortement.
Qu'il s'agisse de Leah, adolescente ultra-privilégiée en tant que fille d'un sénateur républicain tendance dure, de Luke, médecin dans une clinique dédiée aux avortements ou Norma, Afro-américaine confrontée à une grossesse imprévue, tous·tes incarnent la résistance à celles et ceux qui œuvrent pour détruire ce droit. La grande force du Choix, c'est de mettre en scène ces croisé·es anti-avortement, convaincu·es que leur lutte est juste. Et de les rendre humain·es, le tout dans une ambiance climatique oppressante où personne, pro comme anti, ne peut plus se passer de climatiseurs.
Depuis qu'Isabelle Hanne a débuté l'écriture du livre à l'automne 2021, la bataille a été gagnée par les anti : le 24 juin 2022, la Cour suprême abrogeait l'arrêt Roe vs. Wade de 1973, qui protégeait le droit à l'avortement au niveau fédéral. Entretien avec une autrice qui avait envisagé le pire.
![Isabelle Hanne : «Avec ce roman, j'avais envie de rendre hommage à la vitalité de la résistance pro-choice, particulièrement stigmatisée dans certains Etats américains» 2 IsabelleHanne ©PeterVanAgtmael](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/01/IsabelleHanne_©PeterVanAgtmael-768x1024.jpg)
Causette : Quelle est la genèse du livre ? Comment vous est venue l'idée de transformer vos observations du terrain en roman ?
Isabelle Hanne : J'avais fait une série de reportages en Alabama au moment où il y a eu une première vague de lois anti-avortement. Ce sont les premières « heartbeat bills », celles qui interdisent l'IVG à partir du moment où on entend les battements de cœur à l'échographie. Et j'étais rentrée de ces reportages avec une rage un peu inexplicable. Je crois que l'oppression des anti-IVG, qui se plantent devant les cliniques pour manifester et culpabiliser les femmes, m'a particulièrement touchée. C'est un harcèlement verbal, envers les femmes qui reçoivent les soins comme envers ceux qui les dispensent, qui prend parfois des formes d'intimidation physique. Tout cela se fait au nom de la liberté d'expression et de la liberté de religion, et je trouve ça assez insupportable. Et à l'époque, c'était en 2018, je me rappelle être rentrée de ces reportages en me disant : « Roe vs. Wade, c'est plié, ça va sauter. » C'est ce que disaient tous les militants pro-avortement qui se battaient comme ils le pouvaient, avec leurs petits moyens, en Alabama, en Géorgie, dans le Mississippi, etc. Ils le savaient très bien, avant même que Donald Trump ne nomme encore tous ces juges conservateurs à la Cour suprême.
Ce roman est donc né de la rage à mesurer les conséquences de ces interdictions sur la santé des femmes, notamment dans le sud et dans l'ouest du pays.
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A quel point vos personnages sont-ils inspirés des personnes que vous avez croisées lors de vos reportages ?
I.H. : J'emprunte en effet beaucoup à mes rencontres. Le déclic, ça a été une rencontre avec une jeune femme au Texas, au moment où il y avait les débats autour de la loi sur les battements de cœur. Elle m'avait totalement bouleversée parce qu'elle représentait quelque chose que je n'avais jamais rencontré jusque-là. Elle avait grandi dans un milieu ultra-conservateur, elle avait été adoptée. Elle était évangéliste tendance dure, elle accompagnait ses parents aux manifestations devant les cliniques. En sommes, elle était conditionnée. Et puis là-dessus, elle tombe enceinte très jeune. Et le premier truc que sa mère adoptive lui dit, c'est « va te faire avorter ». Elle s'est rendu compte à ce moment-là à quel point c'était une idéologie construite, quoi. Elle s'est faite avorter et s'est alors rendu compte de la bienveillance des gens qui procédaient à l'acte, qu'il n'y avait rien de dangereux ni barbare comme on lui avait fait croire. La première fois que je l'ai vue, c'était dans une manif pro-choice. Ce parcours transfuge, j'ai trouvé ça très romanesque.
La force de ce roman, c'est que vous vous mettez dans la peau des anti-IVG. Avez-vous été facilitée par votre travail de journaliste, là encore ?
I.H. : Oui car au fil des années, le sujet de l'avortement était tellement prévalent pendant ma correspondance que j'ai passé pas mal de temps avec les pro-life dans l'Ohio, dans le Wisconsin, dans le Michigan, dans les Dakotas, au Texas évidemment. Au bout d'un moment, on a quelques idées sur leur milieu social, parce qu'ils nous invitent chez eux, ils sont souvent très accueillants et généreux et ils ont envie de vous convaincre de leur position. Par exemple, la solitude de ces personnes est récurrente, et militer contre l'IVG est une manière de sociabiliser.
J'ai toujours estimé que j'avais le droit, en tant que journaliste, de dire où je me situais et, en l'occurrence, du côté du droit à l'avortement. Mais paradoxalement, ça m'a beaucoup frustrée, parce que j'avais l'impression qu'on n'avait jamais vraiment accès à ce qui se passait dans leur tête. Le roman propose une interprétation, une clef d'entrée à l'intériorité des gens.
De l'autre côté, j'avais envie de rendre hommage à la vitalité de la résistance pro-choice, sachant que c'est difficile d'être militante pro-choice – la plupart sont des femmes – dans certaines zones des États-Unis. C'est très stigmatisant. C'est un sujet qui est vu comme quelque chose de très sale, de très anormal, alors même qu'une femme sur 4 aux États-Unis sera avortée avant ses 45 ans.
Quelles sont les conséquences de la déflagration de l'abrogation de Roe vs. Wade sur le combat pour l'avortement ?
I.H. : On n'est plus dans le plaidoyer mais dans le pragmatisme sur comment rendre accessible l'IVG. Il y a des organisations très ingénieuses qui se sont mises en place très vite, comme l'envoi par la poste de pilules abortives. Les réseaux d'entraide sont nombreux et actifs. Il y a même des stages de hacking où l'on vous apprend à faire des machines abortives vous-même, des « do it yourself » des années 70, époque pré-Roe v. Wade. On ressort les vieilles méthodes. Le nerf de la guerre pour contourner les interdictions des Etats et permettre aux femmes d'avorter, c'est l'argent, et certains fonds ont reçu des millions et des millions de dollars.
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