Alice Raybaud 01©Charlotte Krebs
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Dans l'ère post #MeToo, l'amitié is the new love ?

Dans Nos puis­santes ami­tiés, qui paraît ces jours-​ci aux édi­tions La Découverte, la jour­na­liste Alice Raybaud constate que nous sommes de plus en plus nom­breux et sur­tout nom­breuses à repla­cer l’amitié au centre de nos vies. Pour le meilleur et pour le… meilleur ! 

Puisque le couple roman­tique bat de l'aile, que le modèle de la famille tra­di­tion­nelle a pris un coup sur le crâne et que la vio­lence du patriar­cat et du capi­ta­lisme rebattent mécham­ment les cartes de nos orga­ni­sa­tions intimes, les liens ami­caux vivent une nou­velle jeu­nesse et s'invitent dans nos exis­tences. L'ère post #MeToo voit émer­ger et fleu­rir ces liai­sons toutes par­ti­cu­lières pleines de pro­messes intimes et politiques. 

Causette : Vous êtes jour­na­liste pour Le Monde, pour lequel vous tra­vaillez sur la jeu­nesse. Vous dites que c’est depuis cet angle-​là que vous avez vu émer­ger ces der­nières années un inves­tis­se­ment par­ti­cu­lier du champ de l’amitié. Comment, d’abord, expliquez-​vous cet inves­tis­se­ment ? Ensuite, diriez-​vous que cela ne concerne que la jeunesse ?

Alice Raybaud : Ces der­nières années, on a assis­té, dans le sillage de #MeToo, à un regain du ques­tion­ne­ment du modèle du couple hété­ro­sexuel et de ses dom­mages patriar­caux, qu’une par­tie de la jeune géné­ra­tion a pris à son compte. Cela a entraî­né une modi­fi­ca­tion des dési­rs chez cer­tains, et peut-​être sur­tout chez cer­taines : l’envie de ne plus se fondre entiè­re­ment dans ce sché­ma conju­gal, de lais­ser aus­si la place à d’autres liens d’intimité, comme l’amitié, sou­vent pré­sen­tée comme secon­daire et sup­po­sée s’effacer devant le couple et la famille. De nom­breuses per­sonnes veulent alors aujourd’hui reven­di­quer, célé­brer ces liens qui n’ont droit, dans nos socié­tés, à aucun rite public. Jusqu’à pour cer­tains déci­der de mener des pro­jets de long terme entre amis. Un mou­ve­ment qui, je m’en suis ren­du compte, ne concerne pas uni­que­ment la jeu­nesse : construire sa vie en dehors des che­mins bat­tus de la seule famille nucléaire donne de plus en plus envie à de nom­breuses générations.

Alors que Rousseau, Montaigne ou La Boétie, entre autres, ont écrit sur leurs ami­tiés viriles, l’histoire de l’amitié fémi­nine est très peu écrite et docu­men­tée. Pourquoi ?

A. R. : C’est vrai qu’à côté de tous ces grands tan­dems mas­cu­lins de la vie publique ou la mytho­lo­gie, qui sont res­tés, l’histoire de l’amitié fémi­nine se résume, elle, à une quasi-​page blanche. D’abord, parce que ce sont des liens qui ont été lar­ge­ment entra­vés, pour conte­nir les femmes dans les rôles qui leur étaient assi­gnés dans le foyer. Mais peut-​être sur­tout parce qu’ils ont été effa­cés par une his­toire qui s’écrit avant tout par et pour les hommes. À l’époque où l’amitié était encore un lien très valo­ri­sé dans la socié­té, ciment poli­tique de la cité dans l’Antiquité ou source de pres­tige social dans l’imaginaire che­va­le­resque du Moyen Âge, elle n’était envi­sa­gée que par le prisme mas­cu­lin : les femmes sont sciem­ment exclues de ces liens. Et quand on en parle, les rela­tions ami­cales entre femmes sont sou­vent pré­sen­tées comme des pertes de temps. Quand les femmes ne sont pas car­ré­ment jugées bio­lo­gi­que­ment inca­pables d’amitié comme cela a long­temps été le cas.

L’Histoire prouve qu’on a beau­coup essayé d’empêcher les femmes de se socia­bi­li­ser entre elles. Pourquoi ?

A. R. : Se lier entre femmes, et par exten­sion aus­si entre mino­ri­tés de genre, c’est déjà quelque part en soi faire contre-​pouvoir et c’est ter­ri­fiant pour le sys­tème patriar­cal : tout au long des siècles, on constate alors com­ment des stra­té­gies ont été mises en place pour décou­ra­ger les liens ami­caux entre femmes. Vers la fin du XIXe siècle, les ami­tiés fémi­nines sont même car­ré­ment patho­lo­gi­sées, comme le raconte l’historienne amé­ri­caine Lillian Faderman. Des méde­cins mas­cu­lins assurent iden­ti­fier dans ces liens des signes de déviance, les asso­ciant à un pen­chant les­bien qui est alors dia­bo­li­sé, pré­sen­té comme une souillure de l’âme menant à la folie et au sui­cide. Jusque dans les écoles, on demande alors aux familles et aux sur­veillants d’être atten­tifs aux signes dan­ge­reux d’amitiés “trop pas­sion­nées” entre filles. Une manière d’effrayer les femmes et de les dis­sua­der de s’associer entre elles, à un moment jus­te­ment où elles com­mencent à prendre leur envol éco­no­mi­que­ment et peuvent, dans le monde pro­fes­sion­nel, nouer davan­tage de liens affec­tifs en dehors du foyer.

Vous évo­quez d’ailleurs un exemple édi­fiant, celui des lavoirs. Pouvez-​vous nous le raconter ?

A. R. : Une des his­to­riennes pion­nières à s’être inté­res­sée aux liens entre femmes, Michelle Perrot, montre que, contrai­re­ment à ce qu’on a vou­lu faire croire, les femmes ont bien, de tout temps, noué des rela­tions signi­fiantes, et éman­ci­pa­trices, entre elles. Elle donne l’exemple des lavoirs des XVIII et XIXe siècles où les femmes des classes popu­laires, entre les cor­vées de linge, créaient des rela­tions ami­cales et vivaient même ce que l’historienne appelle un “fémi­nisme pra­tique”. Elles se sou­tiennent contre la vio­lence des maris, par­tagent les nou­velles, par­fois les remèdes et savoir-​faire tra­di­tion­nels… Ce qui a dû déplaire puisque, au Second Empire, on a vou­lu ins­tal­ler des lavoirs com­par­ti­men­tés pour évi­ter les bavar­dages. Les ména­gères se sont rebif­fées, ont boy­cot­té et fait plier les autorités.

Quand on n’a pas essayé de les éloi­gner les unes des autres, on a essayé de mon­ter les femmes les unes contre les autres. La fameuse riva­li­té fémi­nine. Un bel outil du patriar­cat comme vous dites. Qu’entendez-vous par là ?

A. R. : Dans les films, séries et livres, les femmes sont sou­vent pré­sen­tées sur le mode de la riva­li­té. On montre des per­son­nages fémi­nins prêts à toutes les mes­qui­ne­ries pour s’attirer l’attention mas­cu­line, constam­ment à se crê­per le chi­gnon entre eux. Et on nous a tel­le­ment rabâ­ché cette idée, selon laquelle nous n’aurions de valeur que dans notre capa­ci­té à être choi­sie “par rap­port” aux autres femmes, que nous l’avons en par­tie inté­rio­ri­sée. Dès les cours d’école, ce sont des clas­se­ments des filles, par le regard mas­cu­lin, plus ou moins expli­cites, un rap­port de com­pé­ti­tion qui est incul­qué au plus jeune âge. Par cela, on apprend à la fois une haine des autres femmes et une détes­ta­tion de soi. C’est une ruse très habile, qui vise à nous empê­cher de mesu­rer notre puis­sance col­lec­tive, celle que nous pou­vons expé­ri­men­ter à tra­vers nos liens d’affection et le par­tage de nos expé­riences. Mais je crois que ce n’est pas une fatalité.

Lire aus­si l Racha Belmehdi : « Le patriar­cat créé une insé­cu­ri­té per­ma­nente chez les femmes, qui se sentent alors mena­cées par celles qui semblent avoir plus confiance en elles »

Comment analysez-​vous ce que vous appe­lez dans votre livre « l’interdit ori­gi­nel » autour de l’amitié homme-femme ?

A. R. : Là encore les cli­chés ont la peau dure : tout nous répète que les ami­tiés mixtes seraient for­cé­ment impos­sibles, qu’il y aurait obli­ga­toi­re­ment anguille sous roche. Comme si aucune rela­tion ne pou­vait exis­ter entre femmes et hommes en dehors de tout rap­port de séduc­tion à par­tir du moment où ils sont hété­ros. Au-​delà du fait qu’il soit fran­che­ment absurde, et très pauvre, ce pré­sup­po­sé est hau­te­ment pro­blé­ma­tique : il replace encore une fois les femmes en posi­tion d’objet de désir (des hommes), et les hommes en ani­maux ne pou­vant que constam­ment cher­cher à assou­vir leurs pul­sions. On gagne­rait vrai­ment à pou­voir pen­ser des liens de sol­li­ci­tude, de soin entre les genres qui puissent se vivre en dehors de l’objectif de la conquête, qui soient sans rap­port à la sexua­li­té. Et de recon­naître leur valeur tout aus­si gra­ti­fiante, par­fois même plus.

Vous notez que la toute-​puissance du couple dans nos socié­tés coûte cher aux ami­tiés. Le couple roman­tique nous appau­vrit socialement ?

A. R. : Oui, le couple, tel qu’il est envi­sa­gé aujourd’hui, sou­vent nous isole. On nous a appris à aller dans le couple fusion, à lais­ser un peu tom­ber nos amis une fois mis en ménage, à mettre toute notre éner­gie pour réus­sir sa cel­lule conju­gale. Et c’est encore plus vrai à l’arrivée du pre­mier enfant, qui enté­rine sou­vent les rup­tures ami­cales. En réa­li­té, je crois que tout le monde en souffre : les ami·es qui sont céli­ba­taires ou ne sou­haitent pas répondre à ces injonc­tions du couple dévo­rant, et puis aus­si celles et ceux qui se retrouvent iso­lés dans la sphère conju­gale, notam­ment les mères qui peuvent vivre une très grande soli­tude. Rien ne nous y encou­rage, dans nos poli­tiques publiques, nos ima­gi­naires ou nos emplois du temps effré­nés, mais culti­ver nos appuis exté­rieurs, des liens d’intimité mul­tiples, nous enri­chit sou­vent de façon très libé­ra­trice. Et peut aus­si être béné­fique à l’amour roman­tique lui-​même : ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier, c’est pou­voir s’autoriser à dis­cu­ter les contours de sa rela­tion, oser dire quand cela ne va pas pour avan­cer ensemble, sans avoir peur de tout perdre.

Dans nos socié­tés, la ten­dresse n’a aucune place hors du couple et de la sexua­li­té. À tort ? Quel est le pou­voir de la tendresse ?

A. R. : La ten­dresse, cela pour­rait appa­raître comme une chose ano­dine, et pour­tant elle est vitale. On l’a vu de façon frap­pante dans les études qui ont été menées dans des orphe­li­nats où les enfants n’avaient reçu aucune ten­dresse : ils s’étaient lais­sé dépé­rir. Mais, dans nos socié­tés, pas­sé le moment de l’enfance, le contact phy­sique est sur­tout réser­vé au cadre amou­reux ou sexuel. Ce qui fait que quand on est céli­ba­taire, qu’on n’a pas de rela­tion sexuelle, par choix ou par cir­cons­tance, on n’a par­fois plus aucun contact phy­sique du tout. En ami­tié, ce n’est pas tou­jours très natu­rel : on a peur d’outrepasser l’espace vital de l’autre, on ne sait pas trop com­ment s’y prendre. On manque de scripts et d’imaginaires et c’est bien dom­mage : il pour­rait y avoir tel­le­ment de ter­rains dif­fé­rents de la tendresse.

Les com­mu­nau­tés queers sont les cham­pionnes de l’amitié. Comment ? Pourquoi ?

A. R. : Parce qu’elles sont sou­vent expo­sées au rejet et qu’elles sont de fac­to exclues du modèle hégé­mo­nique de la famille hété­ro­sexuelle, les mino­ri­tés queers sont ame­nées très tôt à se recréer d’autres lieux de refuge et de sou­tien, où par­ta­ger les dif­fi­cul­tés de la vie comme les moments d’euphorie. Elles explorent depuis long­temps déjà toute la force des liens ami­caux et sont à l’avant-garde de la révo­lu­tion ami­cale qui est à l’œuvre. Notamment à tra­vers l’idée de famille choi­sie, un concept qui est très inves­ti par les queers. Dans ces familles élec­tives, ils et elles par­tagent une vraie éthique du care, au sens du soin, sou­vent vital pour ces com­mu­nau­tés confron­tées aux dis­cri­mi­na­tions, aux vio­lences, mais aus­si source d’une joie très puissante.

Pour ce livre, vous avez ren­con­tré plein de gens qui ont pla­cé l’amitié au centre de leur vie. Donnez-​nous quelques exemples ?

A. R. : Je rap­porte les récits de celles et ceux qui, par­tout en France, osent sor­tir de l’autoroute toute tra­cée sur laquelle on veut nous pla­cer, avec le couple comme quête prio­ri­taire de la vie, et qui explorent d’autres manières de faire lien, soli­da­ri­té et même famille : habi­ter entre amis, se pac­ser, repen­ser à l’échelle de son cercle ami­cal le soin aux enfants, orga­ni­ser ses vieux jours ensemble. Des per­sonnes qui s’autorisent, en fait, à prendre d’autres che­mins, plus plu­riels, avec l’idée que nos plans de vie n’ont pas à se pen­ser uni­que­ment avec son par­te­naire roman­tique. Pour eux et elles, s’engager dans ces ami­tiés est pro­fon­dé­ment éman­ci­pa­teur. Chez les femmes hété­ro­sexuelles, notam­ment, pou­voir repo­ser sur des inti­mi­tés mul­tiples, c’est ne pas res­ter arri­mées au jeu de la séduc­tion à tout prix, pou­voir se déta­cher de l’idée que, sans homme dans leur vie à moyen ou long terme, elles sont incom­plètes, voire per­dues. Cela ne veut pas dire néces­sai­re­ment renon­cer à l’amour roman­tique. Mais se don­ner l’opportunité de ne pas être dépen­dant émo­tion­nel­le­ment et maté­riel­le­ment est une manière de reprendre pos­ses­sion de soi.

La révo­lu­tion fémi­niste et le mili­tan­tisme per­mettent éga­le­ment la créa­tion d’amitiés très fortes entre femmes. Quel type d’amitiés ?

A. R. : J’ai été frap­pée de voir com­bien les modes d’action fémi­niste qui ont émer­gé ces der­nières années, des col­lages aux groupes de paroles, remettent au centre de la lutte les liens inter­per­son­nels et la force qui en naît. Dans ces cadres, les ami­tiés fémi­nistes sont de ces liens qui per­mettent de reprendre du ter­rain, pour les femmes et les mino­ri­tés de genre, au sens propre comme au figu­ré. Ce sont aus­si des ami­tiés où, là encore, le soin est cen­tral et très poli­tique. C’est aus­si ce qui m’intéresse dans l’amitié : per­mettre aux femmes d’avoir et de pou­voir inves­tir plei­ne­ment des espaces où elles sont aus­si rece­veuses d’un soin qu’elles passent la plu­part du temps à pro­di­guer sans beau­coup de retour, dans le couple, la famille, par­fois même dans le monde pro­fes­sion­nel, puisque ce sont elles qui tra­vaillent majo­ri­tai­re­ment dans les métiers dits du care.

En quoi, selon vous, la pers­pec­tive de l’amitié est-​elle capi­tale dans l’avenir du féminisme ?

A. R. : Par ce qui s’expérimente à tra­vers elle d’un amour entre femmes, entre mino­ri­tés, dans la force et la réas­su­rance qui s’y trans­met, l’amitié est une vraie menace à l’ordre éta­bli et porte en elle une puis­sance révo­lu­tion­naire. Ce sont sou­vent les liens d’amour, les affects qui d’ailleurs nous mettent en mou­ve­ment, nous amènent à entrer dans la lutte, et l’histoire des fémi­nismes le montre quand on s’y penche : beau­coup de mili­tantes arrivent au com­bat fémi­niste par leurs ami­tiés. Mais l'amitié n'est pas pas seule­ment un trem­plin dans la lutte, elle a une place à part entière dans l’activité reven­di­ca­trice : en s’appuyant sur des liens qui sortent de la seule réa­li­té hété­ro­nor­mée, les rela­tions ami­cales sont des enjeux de l’action fémi­niste en soi. La joie qui s’y par­tage est aus­si très poli­tique, face à un sys­tème qui nous vou­drait apathiques.

Pensez-​vous que les bou­le­ver­se­ments cli­ma­tiques vont entraî­ner des soli­da­ri­tés ami­cales nou­velles et plus importantes ?

A. R. : Il est dif­fi­cile de pré­sa­ger de l’avenir et des réac­tions qu’auront les popu­la­tions face aux effets de la crise cli­ma­tique. Mais je crois fon­da­men­ta­le­ment pour ma part que, face aux remous qui s’annoncent et sont très bien docu­men­tés par l’ensemble des rap­ports du Giec, mais aus­si face aux mon­tées de l’extrême droite, nous aurons besoin de pou­voir repo­ser sur le sou­tien et le soin de liens d’amour mul­tiples, au sens large du terme. Les secousses à venir vont deman­der une capa­ci­té d’adaptation qui ne pour­ra être pui­sée uni­que­ment dans un duo roman­tique, une cel­lule fami­liale res­treinte. Nous pou­vons nous effor­cer dès main­te­nant de nour­rir et entre­te­nir nos ami­tiés, apprendre à vivre et fonc­tion­ner ensemble selon les besoins de cha­cun, recréer du lien com­mu­nau­taire basé sur l’amour, pour vivre les temps pro­chains avec moins de difficulté.

Nos puissantes amities cmjn

Nos puis­santes ami­tiés, d'Alice Raybaud, Éditions La Découverte, 320 pages – 20,00 €

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