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© Pauline Darley

Capucine Delattre, LA plume de la géné­ra­tion #MeToo

Avec Un monde plus sale que moi, l’autrice raconte le che­min de rébel­lion des jeunes femmes qui ont décou­vert les rela­tions hété­ro­sexuelles et mené leur édu­ca­tion sen­ti­men­tale en plein bouillon­ne­ment #MeToo. Incisif, tout comme ses tweets qui – dans un tout autre registre – font rigo­ler 54 000 abonné·es.

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© Pauline Darley

Avec @Charliemedusa, on est sou­vent à l’intersection de l’humour du monde de l’édition et du fémi­nisme. “je viens de com­men­cer un manus­crit écrit par un homme et la pre­mière men­tion des seins d’une femme (‘poi­trine nais­sante’) n’arrive que page 11 ??? mais que se passe-​t-​il ?? quelle endu­rance ?? quelle vision ?? quelle téna­ci­té ?? quelle patience ?? est-​ce cela le sur­homme ??” D’autres fois encore, le tweet a pour décor un wagon de métro : “dans le métro un bébé était ter­ro­ri­sé par le chien d’une dame il a trou­vé une solu­tion : s’aveugler avec son livre Winnie l’Ourson pour pré­tendre que le chien n’existait pas. moi aus­si je fais ça avec l’URSSAF et mes sou­ve­nirs de lycée petit cœur. conti­nue comme ça. tu iras loin.” Presque quo­ti­dien­ne­ment, il s’agira de twit­ter une vibrante décla­ra­tion d’amour à sa moi­tié. “je me suis réveillée dans le lit vaste et froid comme dans le désert de Gobi. ma femme est par­tie au front (en dépla­ce­ment pro­fes­sion­nel). elle revien­dra dans mille jours et mille nuits (ven­dre­di). je ne l’ai pas vue depuis le début des temps (hier soir). ceci est mon histoire.”

Ses 54 000 abonné·es sur X se marrent des bons mots et des petites his­toires de celle qui s’affiche “ambas­sa­drice du kitsch les­bien, gre­nouille hono­ri­fique, dame édi­trice, écri­vaine com­blée, influen­ceuse RATP, pra­tique le jeu de mots à des fins thé­ra­peu­tiques” et évoque de temps à autre, par sou­ci de repré­sen­ta­ti­vi­té, son autisme. Mais @Charliemedusa est sur­tout à la ville Capucine Delattre, autrice d’Un monde plus sale que moi, un roman publié en août der­nier aux édi­tions La Ville brûle et recom­man­dé par la très pres­crip­trice Victoire Tuaillon. “Quel livre ! Quel style, quelle intel­li­gence !” avait twee­té la pod­cas­teuse fémi­niste à sa sor­tie. Il faut dire qu’Un monde plus sale que moi est une claque. Roman d’apprentissage à la plume inci­sive, il raconte ce que c’est que d’avoir 17 ans au moment de #MeToo et de se lan­cer corps et âme dans une rela­tion au cœur de la zone grise du consentement.

Lorsque nous la ren­con­trons, un soir de février dans un tro­quet près de la gare Saint-​Lazare, à Paris, Capucine Delattre com­mande son clas­sique Earl Grey qu’elle déguste, prouesse, sans qu’il dis­sipe le beau rouge ver­millon dépo­sé sur ses lèvres. Elle a seule­ment 23 ans et s’en excuse presque : Mon pre­mier roman a été publié alors que j’avais tout juste 20 ans, mais c’est en grande par­tie mon édu­ca­tion, mon milieu d’origine, les codes qui m’ont été trans­mis, qui m’ont per­mis d’être publiée si tôt. J’ai peut-​être du talent, mais pas plus que d’autres qui ne seront jamais publiés parce qu’on ne leur ouvri­ra jamais les portes du milieu.” L’aisance lui revient lorsqu’il s’agit d’évoquer son livre, l’histoire d’Elsa, 17 ans, qui s’amourache de Victor, 20 ans, alors que #MeToo gronde au dehors, à coup de tweets et d’articles de presse débou­lon­nant l’agresseur Harvey Weinstein, pro­duc­teur tout-​puissant d’Hollywood accu­sé par des dizaines d’actrices de viols et d’agressions sexuelles. Elsa observe et sou­tient la révo­lu­tion des femmes de loin, tan­dis qu’elle se per­suade de vivre sa plus belle – sa pre­mière – his­toire d’amour. Il fau­dra du temps pour lais­ser place à la colère et à la souf­france. Pour com­prendre que non, elle n’a pas consen­ti au sexe dou­lou­reux et dénué de sen­ti­ments que lui a impo­sé Victor. Pour com­prendre que son édu­ca­tion sen­ti­men­tale et sexuelle aura com­men­cé par des viols conjugaux.

Urgence d'aimer

“Ce qui m’importait, c’était de dépeindre une rela­tion dans laquelle le vio­leur ne cor­res­pond pas à la figure du grand méchant que notre socié­té se plaît à dépeindre, nous dit Capucine Delattre. L’immense majo­ri­té des hommes qui violent n’ont pas conscience qu’ils violent, ou alors s’arrangent pour ne pas en avoir conscience.” Du for inté­rieur de Victor, paran­gon de jeune homme qui dis­pose de l’amour d’une jeune femme sans se sou­cier du moindre affect, le roman ne dit pas grand-​chose, car ce n’est pas son pro­pos. Un monde plus sale que moi creuse plu­tôt la quête de sen­ti­ments et de désir d’Elsa, qui se jette dans cette rela­tion par urgence de vivre la grande expé­rience de l’amour. “Ce qui fait la par­ti­cu­la­ri­té des vio­lences que je raconte dans le roman, c’est qu’elles arrivent à un âge for­ma­teur, entre 16 et 20 ans, observe l’autrice. Durant l’enfance et l’adolescence, on est ber­cées par des œuvres cultu­relles sur le roman­tisme et la néces­si­té des rela­tions amou­reuses. Je pense qu’on s’abuse en se racon­tant que l’amour, c’est uni­que­ment un sen­ti­ment inné et pré­cieux. C’est ce qui va biai­ser toutes nos per­cep­tions et fait de nous des cibles vul­né­rables aux rela­tions abusives.”

Lire aus­si l Dr Kpote sur l’affaire Godrèche : “Des filles de 14–15 ans, j’en ren­contre presque tous les jours et je mesure leur imma­tu­ri­té dans une vie rela­tion­nelle naissante”

On le com­prend aisé­ment aux émo­tions sus­ci­tées par son roman, l’autrice a éprou­vé le sujet au plus pro­fond d’elle-même. “Il y a des choses que tu ne peux écrire que si tu les as vécues à l’endroit de ton ventre”, affirme celle qui, comme son héroïne, avait 17 ans en 2017. Et qui, comme son héroïne, a tenu à dis­tance la grande his­toire de l’explosion Weinstein avant de réa­li­ser à quel point elle per­cu­tait son his­toire per­son­nelle. Un monde plus sale que moi a été écrit en deux ans et demi au cours de “la lente méta­mor­phose d’une auto-​archive en une œuvre de fic­tion”, pose-​t-​elle. Cette “auto-​archive”, c’est un texte brut à la ponc­tua­tion absente, un “vomi de mots” dégueu­lés pour elle-​même et racon­tant ce qu’elle avait vécu avec un gar­çon res­sem­blant au Victor du livre. Loin d’une écri­ture thé­ra­peu­tique, le pro­ces­sus est dou­lou­reux et la jeune femme, comme beau­coup de vic­times, ne s’épargne pas. “J’avais éta­bli une espèce de pacte de véri­té envers moi-​même, parce que je ne me croyais pas vrai­ment, ou pas encore tout à fait. J’étais un peu en lutte contre moi-​même à essayer de, limite, me prendre la main dans le sac de mes inco­hé­rences et en me for­çant à envi­sa­ger la ver­sion de l’histoire qui m’était la moins favo­rable et qui était la plus favo­rable à ‘Victor’”, raconte Capucine Delattre sans trem­bler. Cette “ana­to­mie d’un trau­ma”, dépas­sé ensuite par acte de lit­té­ra­ture afin de par­ler au plus grand nombre, dénote d’une force de carac­tère for­gée bon gré mal gré par le miroir de dif­fé­rence que lui ten­dait son milieu.

L’échappée belle

Née en 2000 dans une famille bour­geoise, Capucine Delattre vit quelques années d’enfance à Bruxelles puis en Espagne, au gré des dépla­ce­ments pro­fes­sion­nels de son père, mais tou­jours “un livre à la main à la place d’un dou­dou”. Elle atter­rit ensuite dans un collège-​lycée catho­lique aux classes non mixtes des Hauts-​de-​Seine. À 13 ans, l’adolescente se découvre une atti­rance pour les filles et se rend compte immé­dia­te­ment qu’il y a là “un sujet”. “J’ai su que je ne serai jamais la fille que mes parents vou­laient que je sois et que c’était un gros pro­blème”, décrit-​elle. Cette excel­lente élève s’efforce de s’intéresser aux gar­çons pour ren­trer dans le moule, mais, en paral­lèle, s’intéresse aux idées fémi­nistes en vogue dans d’autres sphères pour mieux s’armer dans un uni­vers hos­tile à ce qu’elle res­sent. “J’ignore si j’aurais ques­tion­né aus­si tôt la culture poli­tique trans­mise par mon envi­ron­ne­ment si je n’avais pas été les­bienne”, constate celle qui, par la suite, fera ses études à Sciences Po.

Philippine, sa meilleure amie ren­con­trée en classe de qua­trième, se sou­vient d’une ado­les­cence pas­sée en marge du groupe de ce col­lège étri­qué. “On était per­çues comme les bolos, et c’est d’ailleurs à l’occasion d’une moque­rie d’une fille popu­laire à mon encontre que nous sommes deve­nues amies, parce que Capucine n’a pas hési­té ce jour-​là à prendre ma défense, avec la même répar­tie acé­rée qu’on lui connait sur Twitter”, sou­rit Philippine. Mais la néces­si­té d’entrer dans la norme brouille les ondes de la connais­sance de soi. “Une nuit, à l’occasion d’une soi­rée pyja­ma, on devi­sait sur les gar­çons et j’ai assu­ré, bra­vache, que moi, je me sen­tais 100 % hété­ro, rap­porte l’amie fidèle. Capucine m’a confié, des années après, qu’à ce moment-​là, elle avait eu comme un coup de poi­gnard dans le cœur parce qu’elle n’avait rien pu dire sur ce qu’elle res­sen­tait pour les filles. Mais le truc, c’est que moi aus­si, depuis, je suis tout à fait reve­nue de cette affirmation !”

La relève

Dans Un monde plus sale que moi, Elsa finit par “rela­tion­ner” – selon le vocable désor­mais employé par la jeu­nesse – avec une fille. “Mais je ne m’étends pas trop sur le sujet, car je ne vou­lais pas lais­ser entendre au lec­teur que si ça n’avait pas mar­ché avec Victor, c’est parce qu’en fait Elsa aime les filles, explique l’autrice. Mon roman est sur­tout là pour mon­trer qu’il n’est pas très dif­fi­cile, quand on est une jeune, de se leur­rer sur ses sen­ti­ments, se créer des crushes fic­tifs et être pous­sées à plon­ger dans des rela­tions abu­sives avec des hommes.” Capucine Delattre a, elle, expé­ri­men­té dans sa chair la vio­lence de l’hétéronormativité. Revenue de ces affres contre sa nature et aujourd’hui amou­reuse com­blée d’une ingé­nieure réseau avec qui elle élève six bébés requins en peluche de chez Ikea, elle ana­lyse : “Il y a un monde entre se savoir atti­rée par les filles et se dire les­bienne. Il y a une poli­ti­sa­tion à faire, il y a une exclu­sion de la norme à accep­ter, qui n’est pas pos­sible pour tout le monde. Il faut avoir des cir­cons­tances de vie qui le per­mettent, un entou­rage sou­te­nant, être, sou­vent aus­si, indé­pen­dante financièrement.”

La jeune femme ne s’attardera pas sur ce qu’on com­prend être encore déli­cat aujourd’hui. Ni sur les suites don­nées à son his­toire avec “Victor”, ni sur les rela­tions avec ses parents. Elle pré­fère expli­quer qu’elle a plu­sieurs ébauches de nou­veau livre en cours et, sur­tout, par­ta­ger sa joie d’être très proche de sa petite sœur de 11 ans, depuis qu’elle se levait les nuits pour la ber­cer bébé “comme [sa] chambre joux­tait la sienne”. Alors que Capucine Delattre est, pour la plu­part d’entre nous, forte d’une jeu­nesse pré­cieuse et fron­deuse – celle de la géné­ra­tion #MeToo –, elle se prend déjà un coup de vieux en dis­cu­tant à bâtons rom­pus avec sa sœur. “Elle est bien plus dégour­die que moi dans son appré­hen­sion des rela­tions, observe-​t-​elle. Elle a tout à fait inté­gré qu’on pou­vait ne pas être atti­rée par les gar­çons et a déjà tout com­pris du consentement.”

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Un monde plus sale que moi, de Capucine Delattre. La Ville brûle, 280 pages, 18 euros.

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