Le 26 septembre 2019, un incendie se déclarait dans l’usine de Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique, à Rouen, en Seine-Maritime. Des conséquences sanitaires et environnementales toujours inconnues, une enquête judiciaire qui n’avance pas, un an après, particuliers et associations sont plus que jamais mobilisés. Ils réclament notamment un suivi sanitaire de la population.
Un an après, la colère des riverains de l’usine Lubrizol n’est pas retombée. « Nous dénonçons le manque de prise en charge de la population, l’extrême négligence de nos institutions et de Lubrizol, ainsi que la mise en danger de la vie d’autrui », explique Simon de Carvalho, coprésident de l’Association des sinistrés de Lubrizol. D’abord née sur Facebook, cette dernière s’est créée dans la foulée de l’incendie face aux incompréhensions et au manque d’information sur l’accident. « Notre collectif souhaite faire la lumière sur cette catastrophe sanitaire, sociale, écologique, d’ampleur nationale, annonce-t-il. Nous activerons tous les recours juridiques possibles à l’encontre de l’usine Lubrizol, demanderons la réparation de nos préjudices et la mise en place d’un plan de suivi sanitaire à long terme. »
L’accident est survenu dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019 : 9 500 tonnes de produits potentiellement dangereux ont brûlé dans l’usine chimique Lubrizol, site Seveso seuil haut, et les entrepôts de Normandie Logistique. Alors que l’incendie s’est déclenché vers 2 h 45 du matin, les riverains n’ont reçu aucune alerte et se sont réveillés sous un énorme nuage noir. Le manque d’informations, de transparence et le discours officiel sur la faible toxicité des émanations ont, dès le départ, alimenté la méfiance des citoyens. Les autorités défendent, elles, le bilan : zéro mort, zéro blessé et zéro destruction.
Analyse des sols confiée à… Lubrizol elle-même
Mais les riverains s’inquiètent des conséquences sanitaires et environnementales à long terme. « Nous n’avons toujours pas toutes les analyses », confie Anne, membre de l’association Rouen Respire, constituée après l’incendie par des particuliers. La réunion de création a eu lieu quelques jours seulement après l’incendie, avec des parents et des particuliers inquiets et scandalisés par la façon dont l’accident était géré. Anne fait partie des riverains qui ont vu l’énorme nuage au-dessus de leur tête, et ont dû aller travailler faute d’informations des autorités. « Pour qualifier les problèmes médicaux, l’État s’appuie sur les registres des urgences et de SOS Médecins, mais il n’y a eu aucune prise en compte des personnes qui n’ont pas consulté, poursuit la riveraine. J’ai eu des maux de tête, des gênes oculaires, mais je n’ai pas été voir de médecin. Certains riverains ont voulu faire analyser leur sang, mais les médecins ont dit que ça ne servait à rien, car personne ne savait quoi chercher. Mais sans ces analyses biologiques, c’est difficile de prouver la mise en danger d’autrui. »
L’inventaire des produits chimiques, communiqué une semaine après l’incendie par l’entreprise Lubrizol elle-même, laisse les associations dubitatives. Le tableau, opaque, recense des codes plutôt que les noms commerciaux. « Il manque de nombreuses substances dans cette liste et les quantités ne correspondent pas, insiste Simon de Carvalho. Tant que nous ne savons pas précisément ce qui a brûlé, nous ne pouvons anticiper les maladies de demain. » Lors de différentes analyses autour de l’usine, du benzopyrène, du plomb, du benzène ou encore de l’amiante ont été relevés. Des substances qui peuvent être cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction. Pour les autorités, les taux relevés ne dépassent pas les seuils fixés. Mais ces analyses de sols ont été confiées et réalisées par l’entreprise Lubrizol elle-même. « On a regardé attentivement le rapport d’interprétation de l’état des milieux, et il n’y a pas eu de recherche des substances principales présentes dans l’usine, dénonce Simon de Carvalho. Ils nous font croire que des tonnes de produits chimiques et toxiques ont brûlé et que la pollution à Rouen n’a pas changé. » L’association cherche depuis à obtenir des subventions pour faire expertiser de manière indépendante les sols et prouver qu’il y a bien eu un avant et un après Lubrizol.
Un suivi sanitaire basé sur le ressenti des habitants
Mais surtout, les associations demandent un réel suivi sanitaire des populations exposées. La seule enquête sanitaire est menée par Santé publique France depuis le 1er septembre 2020, et s’intéresse au ressenti. Parmi les questions : « Le 26 septembre 2019, lors de l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, avez-vous constaté la pénétration de fumée à l’intérieur de votre domicile ? Avez-vous ressenti des larmoiements, des brûlures de la gorge, des saignements du nez ? Selon vous, ces symptômes sont-ils en lien avec l’incendie de Lubrizol ? » « Le problème est qu’il n’y a pas d’étude sur l’effet cocktail de tous ces produits, ni des risques pour ceux qui en ont inhalé ou touché quand ils ont nettoyé leurs jardins ou terrasses », explique Gérald Le Corre, syndicaliste CGT et porte-parole du Collectif unitaire Lubrizol. Cet inspecteur du travail porte depuis des années le sujet de la santé du travail et a vu, avec l’accident de Lubrizol, se produire ce qu’il essaie de prévenir depuis des années. « Mais le gouvernement ne met rien en place pour qu’on ait une étude sur ces sujets. Il n’y a pas eu d’analyses sanitaires au lendemain du Lubrizol ni un an après, et la pollution n’est plus forcément visible aujourd’hui. »
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Jeudi 24 septembre, pour faire le point sur les mesures prises depuis la catastrophe de Lubrizol, les ministres de la Transition écologique et de l’Intérieur ont tenu une conférence de presse à Rouen. Parmi les annonces, une augmentation des inspections des terrains de 50% d’ici à la fin du quinquennat, la mise en place d’un système d’alerte par SMS en cas de danger pour la populations ou encore la création d’un bureau d’enquête accident dédié. « Les annonces du gouvernement ne concernent que des mesures post-accidents, se désole Gérald Le Corre. Notre crainte est qu’il n’y ait aucun changement pour les industriels depuis l’accident. Toutes les unités syndicales de la chimie et du nucléaire de la région rapportent des incendies, des explosions, des arrêts d’urgence… L’augmentation du nombre d’inspections ne règlera pas le problème, car on est loin d’être au niveau et on ne peut pas tout voir. La question n’est pas s’il y aura un nouvel accident en Seine-Maritime, mais quand il aura lieu. »
Depuis février 2020, l’entreprise Lubrizol est mise en examen pour déversement de substances nuisibles dans les eaux souterraines, superficielles ou de la mer et exploitation non conforme d’une installation classée, ayant porté une atteinte grave à la santé, la sécurité ou dégradé substantiellement la faune, la flore, la qualité de l’air, du sol ou de l’eau. Mais l’affaire judiciaire est complexe et pourrait durer une dizaine d’années, à l’image de l’explosion d’AZF dont le procès s’est conclu dix-huit ans plus tard.