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©Zoe Schaeffer

L’âpre conquête des femmes agri­cul­trices pour leurs droits

Après s’être bat­tues pen­dant des années pour obte­nir les mêmes droits que les hommes, les femmes agri­cul­trices sont enfin les patronnes. À l’occasion de la Journée inter­na­tio­nale des femmes rurales qui se tient ce 15 octobre, retour sur les évo­lu­tions d’un sta­tut où les inéga­li­tés subsistent. 

Pendant long­temps, dans les fermes fran­çaises, les femmes ne tra­vaillaient pas. Enfin si, mais plu­tôt, elles « aidaient leur mari ». Jusque dans les années 60, l’agriculture était exclu­si­ve­ment une affaire d’hommes, trans­mise de père en fils. Le mot « agri­cul­trice » ne fait d’ailleurs son appa­ri­tion dans le Larousse qu’en 1961. Pourtant, les femmes rurales usent bien leurs mains et leur san­té depuis des siècles pour pro­duire de quoi nous nour­rir. En 1914, elles ont, par exemple, rem­pla­cé rapi­de­ment dans les champs et les fermes, les hommes par­tis sur les champs de bataille. La Grande Guerre sort ain­si de l’ombre plus de trois mil­lions de pay­sannes. Elle ne les met pas au tra­vail – elles y étaient déjà – mais modi­fie leur rôle et leur confie offi­ciel­le­ment, et pour la pre­mière fois, des res­pon­sa­bi­li­tés. En 1918, elles seront 850 000 envi­ron à diri­ger une exploi­ta­tion agricole. 

Si pen­dant l'entre-deux-guerre, plé­thore de dis­cours poli­tiques ont loué le cou­rage et le tra­vail de ces femmes piliers de la famille et de la France rurale, dès le retour des hommes, les femmes ont repris leur rôle d'« aides fami­liales » dans l'ombre de ces der­niers. Les exploi­ta­tions fran­çaises ont vu défi­ler des géné­ra­tions de femmes sans pro­fes­sion, et donc sans salaire et sans droits sociaux comme la sécu­ri­té sociale ou la retraite. « J’ai vu ma mère tra­vailler dans la ferme fami­liale, traire les vaches, labou­rer les champs, enceinte jusqu’au yeux et avec cinq enfants à s’occuper à côté. Et pour­tant, ce n’était pas consi­dé­ré comme du tra­vail », se sou­vient Annette auprès de Causette. Mêmes sou­ve­nirs pour Manon Pisani, 28 ans, tré­so­rière du syn­di­cat Jeunes agri­cul­teurs. « Avec le recul, j’ai le sen­ti­ment que ma grand-​mère s’est faite avoir par son mari, comme toute les femmes de sa géné­ra­tion, déplore-​t-​elle auprès de Causette. Elles ont bos­sé autant qu’eux, par­fois plus, et se sont retrou­vées sans retraite à la fin, comme si elles n’avaient jamais travaillé. » 

Dans l’ombre du mari 

Visibles par leur sta­tut d’épouse, les femmes demeurent invi­sibles sur le plan admi­nis­tra­tif, en rai­son de l’absence d’un sta­tut pro­fes­sion­nel. La moder­ni­sa­tion du monde agri­cole, mais sur­tout le déve­lop­pe­ment des mou­ve­ments fémi­nistes des années 60 ouvrent la voie aux reven­di­ca­tions et, enfin, à la recon­nais­sance. À la dif­fé­rence qu'elles par­taient de plus loin que les autres pour la conquête de leurs droits. « Peu à peu, elles ont pris conscience qu’elles avaient la capa­ci­té de gérer autant que les hommes, qu’elles n’étaient pas seule­ment les épouses du chef d’exploitation mais des cheffes d'exploitation à part entière », sou­ligne à Causette, Jacqueline Cottier, pré­si­dente de la Commission natio­nale des agri­cul­trices (CNA) au sein de la Fédération natio­nale des syn­di­cats d'exploitants agri­coles (FNSEA).

Pendant des années, les agri­cul­trices se sont bat­tues – au sein du MLF des années 70 ou dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales agri­coles – pour obte­nir un sta­tut conve­nable. Les femmes qui « aidaient » leur mari ont dû attendre l’année 1980 pour obte­nir un sta­tut pro­fes­sion­nel de « co-​exploitante » ou de « cheffe d’exploitation ». Mais c’est sur­tout la loi d’orientation agri­cole de 1999, ins­ti­tuant le sta­tut de « conjoint-​collaborateur », qui marque un réel pro­grès. Ce sta­tut leur ouvre notam­ment le droit à la retraite ou à la mutua­li­té sociale agri­cole (MSA). 

« J’ai vu ma maman tra­vailler sans sta­tut, per­ce­voir 400 euros de retraite et n’avoir aucune recon­nais­sance, je ne vou­lais pas cela pour moi. »  

Jacqueline Cottier, pré­si­dente de la Commission natio­nale des agri­cul­trices (CNA) au sein de la FNSEA. 

Jacqueline Cottier est ce qu’on appelle une enfant de la balle. Après quelques années dans le com­merce, elle se tourne en 1990 vers le métier de ses parents : la grande culture et l’élevage de vaches lai­tières. « Mon mari était déjà agri­cul­teur quand je l’ai ren­con­tré. Mais lorsque que j’ai déci­dé de deve­nir agri­cul­trice, j'ai tout de suite pris le sta­tut de cheffe d’exploitation. Il n'y a pas eu de débat sur la ques­tion. J’ai vu ma maman tra­vailler sans sta­tut pen­dant des années. Les réformes lui ont ensuite per­mis de per­ce­voir 400 euros de retraite et n’avoir aucune recon­nais­sance, je ne vou­lais pas cela pour moi », explique-t-elle. 

Si les agri­cul­trices ont obte­nu des droits, « mal­heu­reu­se­ment beau­coup d’entre elles tra­vaillent encore sur des exploi­ta­tions sans avoir de sta­tut », déplore Jacqueline Cottier. Pour lut­ter contre cette non-​reconnaissance, elle assure un tra­vail d’information au sein de la FNSEA pour aler­ter les agri­cul­trices sur leur pro­tec­tion sociale faible en cas d’accident du tra­vail ou de veu­vage. Un tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion essen­tiel, puisque, selon Natacha Guillemet, agri­cul­trice en Vendée et repré­sen­tante du syn­di­cat agri­cole Coordination rurale, elles étaient en juin 2021 encore au nombre de 5 000 à tra­vailler sans être décla­rées. « Un chiffre qui devrait bais­ser avec la loi Pacte [qui oblige depuis 2019 un exploi­tant agri­cole à décla­rer sa femme comme sala­riée, ndlr] mais encore faudrait-​il qu’elle soit cor­rec­te­ment appli­quée », soutient-elle. 

Statut au rabais 

Si le sta­tut de « conjoint-​collaborateur » – uti­li­sé à 90 % par des femmes – est une avan­cée, il reste un « sta­tut au rabais ». « Avec ce sta­tut, les femmes cotisent moins et ont donc moins de droits sociaux », insiste Jacqueline Cottier. Depuis le 1er jan­vier 2022, ce sta­tut est désor­mais limi­té à cinq ans. « Quand on débute, c’est pas mal pour voir si son pro­jet d’exploitation sera viable dans le temps mais au-​delà de cinq ans, il faut deve­nir sala­riée de l’exploitation. Les femmes doivent pen­ser à leur retraite, c’est l’héritage de notre car­rière pro­fes­sion­nelle », milite la membre de la FNSEA. 

À l’instar de Jacqueline Cottier et d’un quart des agri­cul­trices, Manon Pisani, elle-​aussi veut être la patronne. Une ambi­tion qui sera bien­tôt réa­li­té : la jeune femme de 28 ans vient tout juste de rache­ter une exploi­ta­tion por­cine dans les Pyrénées-​Atlantiques. « J’ai vu ma mère mon­ter son exploi­ta­tion seule, faire ce qu’elle aimait, ça m’a don­né envie de le faire à mon tour », lance, admi­ra­tive, Manon Pisani. Au sein de son syn­di­cat Jeunes Agriculteurs, la tré­so­rière voit d'ailleurs pas­ser de plus en plus de jeunes femmes avec le même pro­jet. « On a la chance de pou­voir comp­ter sur les acquis syn­di­caux de la géné­ra­tion de ma mère, on ne veut plus être femme d’agriculteur mais agri­cul­trice », sou­tient Manon Pisani. 

« Parfois, la recherche d’un stage est com­pli­qué du seul fait d’être une femme. »

Natacha Guillemet, agri­cul­trice en Vendée et repré­sen­tante du syn­di­cat agri­cole la Coordination rurale.

Une fémi­ni­sa­tion de la pro­fes­sion qui se res­sent dès la for­ma­tion. « Les jeunes femmes sont désor­mais presque aus­si nom­breuses que les hommes dans [les for­ma­tions agri­coles] », sou­ligne un rap­port du Sénat sur la situa­tion des femmes dans les ter­ri­toires ruraux en octobre 2021. Mais, les jeunes femmes dési­reuses de se lan­cer dans l’aventure de l’agriculture se heurtent encore bien sou­vent à des inéga­li­tés liées aux sté­réo­types de genre. « Lors de leur stages, beau­coup n’ont sou­vent pas le droit de conduire un trac­teur. Elles ne peuvent que regar­der. Parfois, la recherche d’un stage est com­pli­quée du seul fait d’être une femme », sou­ligne Natacha Guillemet dans le rap­port du Sénat. Ces inéga­li­tés per­durent ensuite dans le temps. « On voit encore une répar­ti­tion très gen­rée des tâches pro­fes­sion­nelles où les femmes vont avoir ten­dance à s’occuper des tâches admi­nis­tra­tives ou de l’élevage de petits ani­maux », pointe le rap­port du Sénat. 

Les sté­réo­types sexistes eux aus­si ont la dent dure dans le monde agri­cole. Charlotte Bécot, pré­si­dente de l’Association fémi­nine de déve­lop­pe­ment agri­cole (Afda) est à la tête d’une exploi­ta­tion avec son mari dans le Pas-​de-​Calais. Elle trouve que les hommes sont encore sen­si­ble­ment « machos » dans le milieu. « C’est sou­vent que le com­mer­cial vient et me dit “bon­jour je vou­drais voir le chef d’exploitation”. Je lui dis que c’est moi, il me répond “non, non le chef d’exploitation”. C’est encore dif­fi­cile pour cer­tains », raconte-​t-​elle à Causette avec une pointe d’ironie.

Une charge men­tale excessive 

Au-​delà du sexisme ambiant, les agri­cul­trices doivent se battre contre un autre fléau : une charge men­tale exces­sive. Dans une enquête menée en 2018, la Fédération natio­nale d'agriculture bio­lo­gique (Fnab) poin­tait que les agri­cul­trices souffrent, encore plus que la popu­la­tion fémi­nine géné­rale, de la double jour­née de tra­vail. Parce qu’en agri­cul­ture, on vit et on tra­vaille sou­vent sur le même lieu, exploi­ta­tion rime étroi­te­ment avec vie per­son­nelle. Difficile dans ce cas de trou­ver un mode de garde d’enfant en milieu rural avec des horaires adap­tés aux tâches très mati­nales par exemple. 

Des inéga­li­tés qui com­mencent néan­moins à dis­pa­raître pour Manon Pisani. Notamment grâce à l’allongement du congé mater en 2019. Sa durée mini­mum est pas­sée de deux à huit semaines, et elles peuvent pro­lon­ger jusqu'à 16 semaines… Enfin, leur congé est cal­qué sur celui du régime géné­ral. Les agri­cul­trices décla­rées béné­fi­cient donc désor­mais d’une allo­ca­tion pour se faire rem­pla­cer pen­dant leur congé. « Avec cet allon­ge­ment, on a la pos­si­bi­li­té de vivre notre post-​partum serei­ne­ment, se féli­cite la jeune femme. Ma mère a bos­sé jusqu’à la veille de ses deux accou­che­ments et rapi­de­ment après. C’est encore tabou mais beau­coup de femme souffrent aujourd’hui de des­cente d’organes à cause de cela. » 

Lire aus­si I Océane Balland, agri’youtubeuse

Pourtant, d’après les chiffres de la Mutualité sociale agri­cole, seules 59 % des cheffes d’exploitations agri­coles et col­la­bo­ra­trices ayant accou­ché en 2020 ont eu recours à ce ser­vice. « Ce n’est pas simple, pour y avoir droit il faut s’y prendre très tôt dans cer­tains ter­ri­toires. On manque cruel­le­ment d’agents de rem­pla­ce­ment », sou­pire Manon Pisani. C’est pour­quoi pour la jeune femme, le pro­chain grand chan­tier de sa géné­ra­tion sera la géné­ra­li­sa­tion du ser­vice de rem­pla­ce­ment. « Le modèle fami­lial a évo­lué, on a beau­coup de familles mono­pa­ren­tales, on doit démo­cra­ti­ser ce ser­vice pour l’adapter à notre quo­ti­dien, avec par exemple des heures de ménage ou de garde d’enfant », propose-t-elle. 

Des avan­cées néces­saires pour l’avenir de la pro­fes­sion, qui assiste actuel­le­ment à un renou­vel­le­ment de sa géné­ra­tion. La cheffe d’exploitation Jacqueline Cottier, qui pren­dra sa retraite dans quelques années, en est convain­cue, « ce renou­vel­le­ment se fera par et avec les femmes ». Pour elle, il est assu­ré : sa petite fille de seize ans, se voit déjà mar­cher sur les pas de sa grand-mère. 

Lire aus­si I Révolution fémi­niste dans les campagnes

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