TranToNga
Tran to Nga et ses soutiens, le 30 janvier sur la place du Trocadéro à Paris © Benoît Collet

Tran to Nga, 78 ans, vic­time de l’agent orange et figure de proue de l’écologie décoloniale

Mise à jour le 11 mai 2021 /​/​/​ Lundi 10 mai, le tri­bu­nal d'Evry s'est décla­ré incom­pé­tent pour juger la plainte de Tran To Nga et donne rai­son aux qua­torze mul­ti­na­tio­nales mises en cause, qui se sont défen­dues en arguant qu’elles avaient agi « sur ordre et pour le compte de l’Etat amé­ri­cain, dans l’accomplissement d’un acte de sou­ve­rai­ne­té ». Tran To Nga a immé­dia­te­ment fait appel par le biais de ses avocat·es Me William Bourdon, Amélie Lefebvre et Bertrand Repolt.

A 78 ans, Tran To Gna, Franco-​Vietnamienne, est en plein bras de fer judi­ciaire avec Monsanto pour l’intoxication grave à l’agent orange dont elle a été vic­time lors de la guerre du Vietnam. Autour d’elle, toute une géné­ra­tion de jeunes mili­tants s’empare de son com­bat pour por­ter la voix d’une « éco­lo­gie déco­lo­niale », que ce soit dans les anciennes colo­nies fran­çaises ou dans les Outre-Mer. 

« Il nous fau­dra encore beau­coup de cou­rage pour nous battre contre ceux qui ont semé la mort, et qui, eux, n’ont pas le cou­rage de le recon­naître », a‑t-​elle lan­cé de sa voix fluette à ses sou­tiens, réunis dans le froid place du Trocadéro à Paris le 30 jan­vier der­nier. En 1966, Tran To Gna était conta­mi­née par l’agent orange, un puis­sant her­bi­cide uti­li­sé comme arme de guerre, lar­gué par les avions amé­ri­cains lors du conflit viet­na­mien. Plus de 50 ans plus tard, à 78 ans, celle qui a choi­si la France pour terre d’accueil après la guerre et a obte­nu la double natio­na­li­té franco-​vietnamienne intente un pro­cès à Monsanto, Bayer et une ving­taine d’autres firmes agro-​chimiques, pour les patho­lo­gies graves dont elle et sa des­cen­dance, enfants et petits-​enfants souffrent – can­cers, dia­bète, ano­ma­lies géné­tiques… -, en ver­tu d’une loi de 2013 qui auto­rise la sai­sie de la jus­tice hexa­go­nale pour un tort com­mis à l’étranger. Après des années à « crier dans le désert », comme elle le dit elle-​même, son com­bat judi­ciaire en France trouve enfin un écho média­tique depuis quelques mois, relayé par de jeunes mili­tants Franco-​Vietnamiens qui réclament jus­tice pour les crimes de guerre com­mis par les Etats-​Unis dans leur pays d’origine. « Comment se fait-​il que les vété­rans amé­ri­cains soient indem­ni­sés et pas les civils viet­na­miens ? Il sub­siste encore aujourd’hui une inéga­li­té de trai­te­ment entre les occi­den­taux et les anciens colo­ni­sés », s’indigne Clémence, une jeune mili­tante de 23 ans, membre du col­lec­tif Vietnam-​Dioxine. C’est ce col­lec­tif qui a orga­ni­sé le ras­sem­ble­ment de sou­tien de fin jan­vier. Il milite pour la recon­nais­sance des vic­times directes de l’agent orange, qui seraient entre 2 et 4 mil­lions selon la revue scien­ti­fique Nature.

Si Tran To Gna a pas­sé une par­tie de sa vie dans les rangs de l’armée de libé­ra­tion viet­na­mienne en tant que repor­ter de guerre, elle ne met plus tel­le­ment publi­que­ment son enga­ge­ment anti­co­lo­nial et anti-​impérialiste en avant, même s’il a façon­né une très grande par­tie de son exis­tence. Ce sont en fait ses jeunes sou­tiens, ving­te­naires issus des rangs de la troi­sième géné­ra­tion de des­cen­dants d’immigrés viet­na­miens, qui veulent faire de ce pro­cès celui des ravages envi­ron­ne­men­taux du néo-​colonialisme. Déterminés, ils appellent à pen­ser une « éco­lo­gie déco­lo­niale », à la conver­gence de la lutte pour la recon­nais­sance des éco­cides et des com­bats anti­ra­cistes contem­po­rains. Une idée qui attire autant Extinction Rebellion que le col­lec­tif mar­ti­ni­quais Zéro chlor­dé­cone, zéro poi­son ou La France Insoumise. « Il faut que la jus­tice pour l’environnement soit aus­si une jus­tice sociale et raciale. Dans un éco­cide, on détruit un habi­tat mais aus­si ses habi­tants. En cher­chant à faire condam­ner Monsanto, on rend jus­tice aux vic­times de l’agent orange et de la colo­ni­sa­tion ain­si qu’aux éco­sys­tèmes viet­na­miens », consi­dère Clémence, 23 ans. Prochaine étape du feuille­ton judi­ciaire en mai pro­chain, quand les juges du tri­bu­nal d’Evry déci­de­ront s’ils consi­dèrent oui ou non que les lourdes affec­tions de Tran To Gna et de sa famille ont bien été cau­sées par l’agent orange.

« Racisme environnemental »

Aux yeux des mili­tants « écolo-​décoloniaux », la figure de Tran To Nga incarne le devoir de mémoire incom­plet qu’il res­te­rait à faire. L’utilisation de l’agent orange lors de la guerre du Vietnam n’est pas leur seul ter­rain de lutte. Il y a aus­si les essais nucléaires menés au Sahara et en Polynésie fran­çaise ou l’utilisation des­truc­trice du chlor­dé­cone en Martinique, un insec­ti­cide qui a cau­sé des can­cers de la pros­tate en séries. « Si l’on ne peut pas com­pa­rer une guerre à une pol­lu­tion agro-​chimique comme celle dont nous subis­sons encore les effets, les consé­quences sont les mêmes : un éco­cide com­mis par une poi­gnée d’entreprises capi­ta­listes avec la com­pli­ci­té de l’Etat. Nos terres et notre popu­la­tion est empoi­son­née », dépeint Naema Rainette-​Dubo, porte-​parole du col­lec­tif Zéro Chlordécone zéro poi­son, venue elle aus­si mani­fes­ter sa soli­da­ri­té avec Tran To Gna au Trocadéro.

Trocadéro agent orange
Le 30 jan­vier sur la place du Trocadéro à Paris © Benoît Collet

Que ce soit lors de la guerre du Vietnam ou dans les champs antillais, les jeunes appuis de Tran To Gna consi­dèrent que les popu­la­tions locales ont été vic­times de « racisme envi­ron­ne­men­tal », une idée selon laquelle les habitant·es des pays du Sud et les popu­la­tions raci­sées des pays occi­den­taux seraient fré­quem­ment les pre­miers à subir les pol­lu­tions indus­trielles, agri­coles ou mili­taires1, prin­ci­pa­le­ment occa­sion­née par une élite capi­ta­liste blanche. En Martinique, les prin­ci­paux épan­deurs de chlor­dé­cone sont les Beckés, les pro­prié­taires ter­riens des­cen­dants de familles escla­va­gistes. Au Sahara, c’est l’Etat colo­nial fran­çais qui a tes­té sa bombe nucléaire au détri­ment des popu­la­tions locales, et au Vietnam, ce sont les Etats-​Unis qui ont mené une guerre impé­ria­liste, pour contrer l’arrivée des com­mu­nistes au pou­voir. Autant de déno­mi­na­teurs com­muns d’un com­bat par­ta­gé pour les mili­tants de Vietnam Dioxine ou de Zéro Chlordécone zéro poi­son. Autour du pro­cès de l’agent orange se sont aus­si fédé­rés d’anciens com­bat­tants de la libé­ra­tion du Vietnam, dont beau­coup d’anciens com­mu­nistes, et la nou­velle géné­ra­tion de « post-​coloniaux » adeptes du mili­tan­tisme en ligne et des concepts universitaires.

« Tran To Nga a dit aux jeunes que la bataille judi­ciaire se ter­mi­ne­rait pro­ba­ble­ment avec sa mort, mais qu’il fau­drait pour­suivre le com­bat sur le plan poli­tique et mémo­riel », relate Hồ Thủy Tiên, la coor­di­na­trice du col­lec­tif de sou­tien à Tran To Gna, et proche de la sep­tua­gé­naire. « Tran To Gna ne ver­ra peut-​être pas la fin de son com­bat mais c’est impor­tant pour nous de prendre la relève, en construi­sant des soli­da­ri­tés avec d’autres luttes anti­ra­cistes ou de jus­tice envi­ron­ne­men­tale », explique Ngung, une Franco-​Vietnamienne de 24 ans, et membre du col­lec­tif Vietnam-​Dioxine. Car même si les avo­cats de la défense arrivent à convaincre les juges que les mala­dies de Tran To Gna ont bien été cau­sées par l’agent orange, les mul­ti­na­tio­nales feront appel après le juge­ment de mai, et la valse des exper­tises et contre-​expertises risque de durer encore des années.

Un pen­seur clef, Malcolm Ferdinand

Il y a un an encore, pour beau­coup de des­cen­dants d’immigrés viet­na­miens ins­tal­lés en France, l’écocide dans leur pays d’origine res­sem­blait à une vieille his­toire. « Ca me parais­sait loin. Puis je me suis ren­du compte que par­mi les vic­times, il y avait des per­sonnes comme moi, des des­cen­dants d’immigrés », note Ngung. Car les méfaits de l’agent orange ne se sont pas arrê­tés à la géné­ra­tion qu’il a empoi­son­né direc­te­ment. Ce per­tur­ba­teur endo­cri­nien conti­nue encore aujourd’hui d’entraîner des mal­for­ma­tions géné­tiques, des mala­dies car­diaques, des fausses couches par­mi les des­cen­dants de ceux qui ont connu la guerre. La dioxine, la par­ti­cule toxique pré­sente dans l’agent orange, se trans­met de géné­ra­tion en géné­ra­tion, en s’accumulant dans les graisses. Et per­sonne ne sait exac­te­ment quand la catas­trophe sani­taire s’arrêtera. « La ques­tion main­te­nant c’est com­ment on obtient répa­ra­tion de la pré­da­tion et de l’oppression com­mise par une élite capi­ta­liste, fruit d’une poli­tique néo-​coloniale », se demande de son côté Mathieu, un Antillais de 21 ans désor­mais ins­tal­lé en métro­pole, et proche du col­lec­tif Zéro Chlordécone et proche de Vietnam-​Dioxine. Comment aus­si pro­duire une cri­tique par les prin­ci­paux concer­nés de « l’habiter colo­nial »2, concept for­gé par le phi­lo­sophe mar­ti­ni­quais Malcolm Ferdinand, sou­tien de Tran To Gna. Cette notion a pour visée de dénon­cer les dégâts éco­lo­giques et sociaux de la colo­ni­sa­tion occi­den­tale, et la façon dont celle-​ci a accé­lé­ré le bas­cu­le­ment de l’humanité dans l’anthropocène à cause de l’accaparement des terres, de l’économie escla­va­giste ou encore des guerres impérialistes. 

A tous ces mili­tants tenants d’une ligne déco­lo­niale, Tran To Gna joue inlas­sa­ble­ment la carte de l’apaisement, de sa voix calme. « C’est une cause com­mune, qui nous appar­tient à tous », s’enthousiasme-t-elle devant ses sou­tiens réunis au Trocadéro. Dans son ouvrage auto­bio­gra­phique paru en 20163, elle l’expliquait déjà : « La France et le Vietnam sont réso­lu­ment mes deux pays. L’un et l’autre vont m’aider à rem­por­ter le der­nier com­bat de ma vie, au nom des vic­times de l’agent orange ».

  1. Le concept a d’abord été théo­ri­sé par le mou­ve­ment pour les Droits civiques dans les années 1980 aux Etats-​Unis avant d’être repris plus récem­ment par BlackLive Matters qui, dans une série de pro­po­si­tions bap­ti­sée The Breathe Act, pro­pose de cou­per dans les bud­gets de la police et des pri­sons afin d’investir dans des pro­grammes sociaux dont cer­tains portent sur l’écologie, comme l’amélioration de la qua­li­té de l’air dans les quar­tiers noirs.[]
  2. Une éco­lo­gie déco­lo­niale, pen­ser l’écologie depuis le monde cari­béen, Malcolm Ferdinand, Seuil, col­lec­tion Anthropocène, 2019[]
  3. Ma Terre empoi­son­née. Vietnam, France, mes com­bats. Tran To Gna et Philippe Broussard, Stock, 2016.[]
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