Alors que la concentration du principal gaz à effet de serre dans l’atmosphère
ne cesse d’augmenter, aggravant encore le dérèglement climatique, des entreprises récupèrent ce « déchet » et le recyclent pour fabriquer des matériaux de construction, du carburant, de l’aspirine et même… des lunettes !
Gand, son château, sa cathédrale, son beffroi et son… trottoir en CO₂. Dans le cadre d’un projet de ville circulaire, la municipalité belge a eu recours à la valorisation de ce gaz pour aménager une voie réservée aux piétons. Ainsi, les pavés ont été fabriqués sans aucun gramme de béton, mais avec du CO₂ injecté dans des déchets de la production d’acier pour les faire durcir. Cette technologie fait partie des solutions de captage et de valorisation du CO₂, qui consistent à recueillir du gaz en sortie de sites industriels, de méthaniseurs ou directement dans l’air pour l’utiliser comme matière première.
Chaque année, 230 millions de tonnes de CO₂ sont déjà transformées dans le monde, soit l’équivalent de 0,5 % de nos émissions. Le dioxyde de carbone facilite l’extraction de pétrole et de gaz. Il entre également dans la fabrication des engrais, dans la composition de certains produits comme l’aspirine, les lunettes ou les boissons gazeuses, et permet aussi de conserver des aliments ou bien d’augmenter la croissance des cultures sous serre. Si une partie de ce gaz est récupérée directement dans les fumées d’usines, une autre partie est extraite du sous-sol, ce qui ne résout en rien le problème des émissions de CO₂. Au contraire : cela les aggrave.
Remplacer le carbone fossile
Depuis une vingtaine d’années, la recherche s’intensifie pour utiliser du CO₂ déjà présent dans l’atmosphère ou émis dans les fumées industrielles à des fins bénéfiques pour l’environnement. « L’idée, c’est de fabriquer des produits courants, des matériaux de construction et des carburants non plus avec des ressources fossiles – donc dérivées du pétrole, du gaz ou du charbon –, mais avec du CO₂ et des énergies renouvelables ou bas carbone, résume Sylvain Nizou, qui codirige le programme Économie circulaire du carbone au Commissariat à l’énergie atomique. Ces technologies nous permettraient de maintenir nos industries et nos services actuels en remplaçant le carbone d’origine fossile que nous utilisons actuellement par le carbone contenu dans le CO₂ dont nous disposons déjà ! »
Théoriquement, le recyclage du CO₂ offre d’immenses possibilités. Les « matériaux-CO₂ » pourraient remplacer ceux de construction traditionnels, et notamment éviter l’utilisation du ciment, responsable de 7 % des émissions mondiales en 2018, selon l’Agence Internationale de l’Énergie. Dans ce secteur, le recours au CO₂ semble particulièrement intéressant, puisqu’il est non seulement soustrait de l’atmosphère, mais aussi piégé de façon permanente. Les « CO₂-produits » pourraient, quant à eux, se substituer à ceux issus de la pétrochimie, comme les solvants, les plastiques ou les détergents. Enfin, le CO₂ peut être employé pour fabriquer des carburants dont pourraient se servir les secteurs de l’aviation ou du commerce maritime qui, contrairement au secteur automobile, n’auront pas la possibilité d’être électrifiés. En janvier 2021, la compagnie aérienne KLM Royal Dutch Airlines a opéré un vol commercial d’Amsterdam à Madrid, le premier au monde alimenté en partie par du kérosène produit à partir de CO₂, d’eau et d’énergies renouvelables.
En pratique, les différentes technologies de valorisation présentent des degrés de maturation très variables. « Beaucoup d’efforts de recherche et d’innovation restent à faire pour qu’elles soient plus sobres en énergie et plus compétitives en termes de coûts, explique Florence Delprat-Jannaud, coordinatrice CO₂ à l’IFP Énergies nouvelles, un organisme public de recherche. Aujourd’hui, fabriquer des carburants synthétiques coûte beaucoup plus cher que de les produire à partir d’hydrocarbures extraits du sous-sol. »
La valorisation, un outil
Selon le think tank CO₂ Value Europe, 125 projets de valorisation seraient développés actuellement en Europe, et la moitié sont proches de la commercialisation. En France, Marc Robert, qui codirige une équipe au Laboratoire d’électrochimie moléculaire, a cocréé la start-up Carboneo. Son procédé, qui s’appuie sur de l’électricité renouvelable et des matériaux abondants et peu coûteux, permet de transformer le CO₂ en CO (monoxyde de carbone), une molécule aux multiples débouchés. Il tente désormais de passer à l’échelle industrielle, mais des acteurs de la chimie, de la sidérurgie et de la pharmacie s’intéressent déjà à sa « pile à CO₂ ». « Étant donné les enjeux climatiques, un certain nombre de hauts dirigeants savent qu’ils devront adapter leurs modèles industriel et économique », constate le chimiste.
Si ces différentes techniques offrent une alternative au carbone fossile – ce qui représente déjà un énorme bénéfice environnemental –, leur potentiel de réduction des émissions de CO₂ reste difficile à déterminer. De nombreux « CO₂-produits » entraîneront au cours de leur cycle de vie la réémission du CO₂ qui les constitue – comme le carburant de l’avion de KLM. La solution idéale ? Pouvoir les recapturer directement dans l’air pour les réutiliser, et ainsi créer une véritable économie circulaire du carbone. Ces technologies de direct air capture existent – une quinzaine d’usines sont implantées dans le monde–, mais elles sont encore très chères et extrêmement énergivores, étant donné la faible concentration de ce gaz dans l’atmosphère.
En somme, la valorisation du CO₂ est un outil, certainement pas la panacée. « Ces technologies peuvent nous donner un coup de pouce, mais elles doivent arriver en bout de chaîne, insiste Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre énergie de l’Institut Jacques-Delors. Tout est question de dosage. Si l’on en attend peu, elles peuvent nous être utiles. Si l’on en attend trop, ce sera contre-productif. »