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© Veeterzy – Lubitz + Dorner/Plainpicture

Pollution : Être pauvre tue

On ne res­pire pas tous et toutes le même air : en ville, les plus défavorisé·es sont sou­vent plus exposé·es à la pol­lu­tion de l’air et plus vul­né­rables face à ses dégâts sur la san­té. Mais la France tarde à prendre en compte ces inégalités.

C’est un entre­lacs de voies rapides, façon nœud cou­lant de béton, qui enserre un centre com­mer­cial et une gare rou­tière désaf­fec­tée. À l’est de Paris, l’échangeur rou­tier de Bagnolet, en Seine-​Saint-​Denis, relie la capi­tale, son péri­phé­rique et l’autoroute A3 : jusqu’à 300 000 véhi­cules y tran­si­te­raient chaque jour. Le 1er février, des fumi­gènes noirs s’élevaient au pied d’un pont. « Quartiers popu­laires, trois fois plus expo­sés à la pol­lu­tion de l’air », aler­tait une ban­de­role d’Alternatiba, un mou­ve­ment éco­lo­giste, et du Front des mères, une asso­cia­tion de parents. 

De Bagnolet au Bronx

Airparif, l’organisme qui éva­lue la qua­li­té de l’air en Île-​de-​France, a mis en lumière, dès 2003, une pol­lu­tion « presque deux fois plus forte au sein de l’échangeur » que dans d’autres quar­tiers et des effets per­cep­tibles dans un rayon de 400 mètres. Depuis, la pol­lu­tion a glo­ba­le­ment décru, mais les valeurs limites en matière de dioxyde d’azote, un gaz toxique, et de cer­taines par­ti­cules dan­ge­reuses sont régu­liè­re­ment dépas­sées près du tra­fic rou­tier. Une double peine pour des habitant·es déjà frappé·es par des dif­fi­cul­tés : le taux de pau­vre­té à Bagnolet atteint 28 %, contre 14,6 % à l’échelle natio­nale, et jusqu’à 38 % dans le « quar­tier prio­ri­taire » face à l’échangeur.

« On inter­vient trop sou­vent de façon uni­forme sur le ter­ri­toire, alors qu’il fau­drait tenir compte des dif­fé­rences de vulnérabilité »


Séverine Deguen, cher­cheuse en bio­sta­tis­tiques et épi­dé­mio­lo­gie environnementale

Aux États-​Unis, les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales sont connues et dénon­cées depuis plus de trente ans. D’innombrables études ont mon­tré que les Afro-Américain·es, par exemple, étaient exposé·es à des niveaux de ­pol­luants atmo­sphé­riques plus éle­vés. À New York, des quar­tiers pauvres du Bronx sont qua­li­fiés de hot spots de l’asthme : la pré­va­lence de cette mala­die res­pi­ra­toire, sus­pec­tée d’être aggra­vée, voire déclen­chée par les pol­luants, y est bien supé­rieure à la moyenne natio­nale. Au Royaume-​Uni, le sujet est sur la table de longue date, mais en France, la recherche a pris du retard.

« On a com­men­cé à se poser la ques­tion vers 2010, mais ça n’a pas été une mince affaire. On bou­le­ver­sait les idées reçues en émet­tant l’hypothèse que les plus défa­vo­ri­sés souf­fraient d’une expo­si­tion plus impor­tante aux risques envi­ron­ne­men­taux », retrace Séverine Deguen, cher­cheuse en bio­statistiques et épi­dé­mio­lo­gie envi­ron­ne­men­tale. À par­tir de 2012, elle par­ti­cipe à Equit’Area, pre­mier pro­jet de recherche sur le lien entre pol­lu­tion de l’air et injus­tice sociale. « Nos recherches ont mon­tré que la France n’y échap­pait pas, même si, sui­vant les villes, on ne retrouve pas sys­té­ma­ti­que­ment les plus défa­vo­ri­sés dans les zones pol­luées », poursuit-​elle. Dans cer­taines, les habitant·es les plus pauvres vivent plus près des indus­tries ou des axes rou­tiers. Dans d’autres, le tra­fic auto­mo­bile est plus dense dans les centres-​villes où les plus riches sont devenu·es majoritaires.

Apprendre à tous­ser à l’école

Pourtant, « même lorsque les quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés ne sont pas les plus affec­tés par une pol­lu­tion, les consé­quences sani­taires y sont plus mar­quées », pré­vient Séverine Deguen. En cause, une plus grande vul­né­ra­bi­li­té de ses habitant·es, liée à des comor­bi­di­tés, des condi­tions de vie dif­fi­ciles ou un plus faible recours aux soins. Une étude de l’Unicef * – qu’elle a coécrite – estime qu’à Paris, à expo­si­tion simi­laire, « les habi­tants les plus pauvres risquent trois fois plus de mou­rir d’un épi­sode de pol­lu­tion grave que les […] plus riches ».

L’agence alerte elle aus­si sur les liens entre pau­vre­té des enfants et pol­lu­tion, en invi­tant à mesu­rer leur expo­si­tion au fil de la jour­née. Son enquête révèle qu’à Lyon, la part des écoles en édu­ca­tion prio­ri­taire (REP et REP+) est trois fois plus éle­vée dans les îlots où la concen­tra­tion en dioxyde d’azote excède les seuils recom­man­dés. C’est le cas du groupe sco­laire Anatole-​France, à Saint-​Denis (Seine-​Saint-​Denis). Entre 2012 et 2019, des cap­teurs de l’association Respire ont rele­vé des niveaux annuels moyens « mau­vais » à « très pré­oc­cu­pants » pour les trois prin­ci­paux pol­luants de l’air. Or, l’école clas­sée REP, déjà toi­sée par l’A86, sera bien­tôt « prise en étau » par deux bre­telles d’autoroute dans le cadre des JO 2024. « On va se retrou­ver avec 10 000 à 20 000 bagnoles par jour d’un côté et pareil de l’autre », s’indigne Hamid Ouidir. Ce parent d’élèves, adhé­rent FCPE, alerte depuis 2018 sur les risques sani­taires du pro­jet, épin­glés dans un rap­port de l’Autorité environnementale.

Aujourd’hui, la dimen­sion sociale est absente des plans de lutte contre la pol­lu­tion de l’air. Par exemple, la plu­part des com­munes qui pié­ton­nisent des rues à proxi­mi­té des écoles ne choi­sissent pas ces tron­çons en fonc­tion de cri­tères sociaux, illustre l’Unicef. Et rien n’est pré­vu pour véri­fier que les mesures en faveur de la qua­li­té de l’air ne péna­lisent pas invo­lon­tai­re­ment les plus vul­né­rables. Séverine Deguen s’est pen­chée sur le pro­jet de créa­tion de par­kings à Lyon pour inci­ter à lais­ser sa voi­ture en péri­phé­rie et lais­ser res­pi­rer le centre-​ville. Le risque : qu’ils aug­mentent le tra­fic et la pol­lu­tion dans des quar­tiers sou­vent clas­sés prio­ri­taires, aux ­popu­la­tions déjà fragilisées.

« On inter­vient trop sou­vent de façon uni­forme sur le ter­ri­toire, alors qu’il fau­drait tenir compte des dif­fé­rences de vul­né­ra­bi­li­té, regrette-​t-​elle. Mais c’est com­pli­qué en France, pays de l’égalité… » Séverine Deguen veut tou­te­fois croire à une prise de conscience. Pour la pre­mière fois, Rennes et Strasbourg s’apprêtent à tra­vailler main dans la main avec des chercheur·euses. Les mesures envi­sa­gées, comme les zones à faibles émis­sions (ZEF) – des por­tions de villes inter­dites d’accès aux véhi­cules les plus pol­luants – seront ana­ly­sées au prisme de leurs effets sur les inéga­li­tés de san­té avant d’être déployées. Pour que l’air pur ne devienne pas un pri­vi­lège de plus. 

* « Pauvreté des enfants et pol­lu­tion de l’air : de l’injustice sociale dans l’air », Unicef et Réseau Action Climat, octobre 2021.

Cet article a été réa­li­sé dans le cadre d’une bourse du Fonds euro­péen pour le journalisme.

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