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Vue d’avion sur les plaines enneigées de la plus grande réserve naturelle des États-Unis en direction d’Arctic Village, bourg majoritairement peuplé par la tribu amérindienne des Gwich’in. © Ash Adams pour Causette

En Alaska, Trump veut la peau des caribous

Dans le nord-​est de l’Alaska, à la fron­tière d’une des plus grandes réserves natu­relles des États-​Unis, la tri­bu amé­rin­dienne Gwich’in, appuyée par les éco­lo­gistes, croise le fer avec les répu­bli­cains et le lob­by pétro­lier, bien déci­dés à y ins­tal­ler de nou­veaux forages. Ce qui non seule­ment serait une catas­trophe envi­ron­ne­men­tale, mais aus­si ris­que­rait d’anéantir défi­ni­ti­ve­ment leur mode de vie héri­té de savoir-​faire ancestraux. 

À tra­vers les hublots du cou­cou que nous emprun­tons pour nous y rendre, les plaines ennei­gées semblent s’étendre à l’infini. À 9 heures, les lueurs de l’aube tar­dive propre aux hautes lati­tudes com­mencent enfin à dorer l’horizon, trans­for­mant peu à peu le noir du ciel en bleu marine. Et dévoilent déli­ca­te­ment les contours de ces terres recou­vertes de forêts noires d’épicéas tra­ver­sées par des rivières gelées. Tout est blot­ti dans un man­teau de neige, atten­dant le soleil qui n’éclaircira ces plaines que vers 11 heures. 

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© Lagraphique

Dès l’atterrissage, avec seule­ment huit pas­sa­gers à bord, une poi­gnée de per­sonnes viennent récu­pé­rer les car­tons pleins de den­rées ali­men­taires et de pro­duits du quo­ti­dien. Il s’agit en effet de l’unique ligne de ravi­taille­ment pour Arctic Village, qui abrite qua­si exclu­si­ve­ment des Gwich’in, un peuple amé­rin­dien vivant dans ces terres gla­ciales depuis des temps immé­mo­riaux. Alors que nous péné­trons dans le vil­lage, des colonnes de fumée s’élèvent dou­ce­ment des che­mi­nées. Au loin, une chaîne de mon­tagnes majes­tueuses en dents de scie sur­plombe les plaines ondulées.

Jusque dans les années 1950, les Gwich’in, ou « peuple de la terre », menaient ici une vie entiè­re­ment nomade. Malgré une poli­tique d’assi-milation bru­tale depuis des années, qui les a contraints à se séden­ta­ri­ser, ils per­pé­tuent en par­tie leur mode de vie tra­di­tion­nel qui asso­cie la chasse et la pêche à des mytho­lo­gies autoch­tones et des rituels spi­ri­tuels, comme les chants et les danses en l’honneur des ani­maux. Aujourd’hui encore, la pêche au sau­mon royal et la chasse au cari­bou ou à l’élan jalonnent leur vie.

À 400 kilo­mètres au nord de Fairbanks, en Alaska, à la fron­tière du Refuge fau­nique natio­nal d’Arctique (Arctic National Wildlife Refuge, ANWR) – la plus grande réserve natu­relle des États-​Unis –, se situe Arctic Village, un bourg acces­sible seule­ment en petit avion de brousse. Cent cin­quante âmes et quatre-​vingts mai­sons, toutes en ron­dins, ali­gnées pour la plu­part le long de la rue principale. 

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Faith Gemmill, membre du conseil du vil­lage,
milite contre la des­truc­tion de l’environnement.
© Ash Adams pour Causette

Un ani­mal vital pour la tribu

Ici, les cari­bous, qu’ils vénèrent par ailleurs, consti­tuent non seule­ment la prin­ci­pale source d’alimentation des vil­la­geois, mais la pièce maî­tresse de leur exis­tence. À Arctic Village, le moindre mor­ceau de car­casse de cer­vi­dés est uti­li­sé pour réa­li­ser des objets en tout genre : des petits os pour l’élaboration des pinces à che­veux, la peau pour fabri­quer des bottes, le bois pour orner le fron­ton des mai­sons. « Ils sont d’une impor­tance vitale pour nous, cela fait par­tie de notre vie », lance Faith Gemmill, membre du conseil du vil­lage et mili­tante pour l’organisation Résister à la des­truc­tion envi­ron­ne­men­tale sur les terres autoch­tones. Au-​delà de cette dépen­dance maté­rielle, la ques­tion est sur­tout iden­ti­taire. À en croire les mytho­lo­gies tri­bales, l’homme et le cari­bou ne font qu’un. « On dit tou­jours qu’on porte un bout de cœur de cari­bou en nous et ils portent un bout de notre cœur en eux. Spirituellement, nous sommes liés les uns aux autres », pour­suit Faith Gemmill.

« C’est un autre rythme ici, confirme Julie Hollandsworth, femme pétillante de 48 ans qui est née et a gran­di dans le vil­lage. L’eau vient de la rivière et on coupe du bois dans la forêt pour se réchauf­fer. » Les pro­duits du quo­ti­dien, trans­por­tés en avion, coûtent trois fois plus cher qu’à Fairbanks. Raison de plus pour « uti­li­ser autant que pos­sible ce que la nature nous donne », conti­nue Julie en remuant une poêle dans laquelle elle fait réchauf­fer de la viande d’élan. « Ce qui est extra­or­di­naire ici, c’est la liber­té. Il suf­fit de gagner entre 300 et 400 dol­lars par mois pour ache­ter ce qu’on ne trouve pas dans la nature et ensuite on se débrouille », lance Jim, le mari de Julie et seul blanc du vil­lage. Cet ancien mili­taire s’y est ins­tal­lé en 1992 en sui­vant sa femme, ren­con­trée quelques années aupa­ra­vant alors qu’il tra­vaillait dans une base en Alaska. 

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Jim et Julie Hollandsworth. Seul blanc d’Arctic Village, il a sui­vi sa femme
en 1992, qui est née ici. © Ash Adams pour Causette

Biodiversité mena­cée

Mais depuis des dizaines d’années, les Gwich’in se trouvent au cœur de l’un des plus impor­tants conten­tieux envi­ron­ne­men­taux des États-​Unis. Pour com­prendre cette his­toire, il faut remon­ter en 1968. À l’époque, de vastes gise­ments de pétrole sont décou­verts à Prudhoe Bay, une zone de maré­cage à 250 kilo­mètres au nord-​ouest d’Arctic Village, qui donne sur la mer arc­tique de Beaufort. Naturellement, cela laisse sup­po­ser la pré­sence d’autres gise­ments et notam­ment au sein même de la réserve. Ainsi, la par­tie côtière du Refuge fau­nique natio­nal d’Arctique, sur­nom­mée « Area 1002 », attire depuis cin­quante ans, la convoi­tise des com­pa­gnies pétro­lières. En 1998, un rap­port offi­ciel confirme en effet qu’Area 1002 cache entre 4,3 et 11,8 mil­liards de barils d’or noir récupérable. 

Au fil des ans, ce conten­tieux a pris des allures de guerre de tran­chées entre les répu­bli­cains, dési­reux d’auto-riser les forages, et ses oppo­sants, les démo­crates, les éco­lo­gistes et cer­taines popu­la­tions autoch­tones. Début 2015, le pré­sident Obama a bien ten­té de faire inter­dire le forage dans le refuge, mais la Chambre des repré­sen­tants, alors domi­née par les répu­bli­cains, rejette le texte de loi.

Fin 2016, chan­ge­ment de donne : Donald Trump emporte l’élection pré­si­den­tielle. Un an plus tard, il auto­rise l’exploitation d’hydro-carbures dans l’Area 1002. Provoquant une levée de bou­cliers des éco­lo­gistes et des bio­lo­gistes, qui s’inquiètent des impacts dra­ma­tiques sur l’écosystème de l’ANWR qui, sur ses 76 000 kilo­mètres car­rés, abrite des cen­taines d’espèces ‑d’oiseaux migra­teurs, d’immenses trou­peaux de cari­bous (200 000 indi­vi­dus) et une impor­tante popu­la­tion d’ours polaires. « C’est un endroit unique en termes de bio­di­ver­si­té, il n’y a aucune place pour le forage », tranche Nicole Whittington-​Evans, de l’organisation envi­ron­ne­men­tale Defenders of Wildlife. Même la célèbre pri­ma­to­logue Jane Goodall s’en est émue dans une lettre adres­sée aux séna­teurs et séna­trices amé­ri­caines : « Si nous vio­lons le refuge arc­tique en extra­yant le pétrole qui se trouve sous terre, cela aura un impact dévas­ta­teur pour le peuple Gwich’in […]. Le carac­tère très sau­vage de l’ANWR reflète notre pro­fonde connexion spi­ri­tuelle avec la nature, un élé­ment néces­saire de la psy­ché humaine. » 

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Allan Tritt, 82 ans, est l’un des anciens très res­pec­tés
de la com­mu­nau­té des Gwich’in. © Ash Adams pour Causette.

Une étude baclée

Le Bureau de ges­tion du ter­ri­toire (Bureau of Land Management, BLM), orga­nisme fédé­ral char­gé de la ges­tion des terres publiques, a sor­ti en sep­tembre 2019 une étude sur l’environnement concluant à un impact négli­geable sur la faune et la flore. Mais le Natural Resources Defense Council (NRDC) s’est dit scep­tique sur la rigueur de ce tra­vail. Les éco­lo­gistes, en ‑col­la­bo­ra­tion avec les Gwich’in, accusent l’administration Trump d’avoir abré­gé ce pro­ces­sus d’évaluation afin de pou­voir lan­cer les ventes des droits de forage avant la pro­chaine élec­tion pré­si­den­tielle, en novembre. Car, une fois les per­mis ven­dus, il serait « plus com­pli­qué » d’annuler les forages, même en cas de vic­toire des démo­crates, relève Nicole Whittington-​Evans, de l’organi-sation Defenders of Wildlife. « Dans ce cas-​là, le gou­ver­ne­ment fédé­ral devrait rache­ter les per­mis », dit-​elle en sou­pi­rant. Ils mettent éga­le­ment en cause le peu de place accor­dée aux scien­ti­fiques du Service des pêches et de la faune sau­vage (Fish and Wildlife Service, FWS), un autre orga­nisme fédé­ral, tra­di­tion­nel­le­ment en faveur de la pré­ser­va­tion. Sourdes à ces voix, les auto­ri­tés du BLM pré­parent actuel­le­ment les ventes des droits de forage, les­quelles seront lan­cées avant décembre 2021. Dépendants des cari­bous, qui se repro­duisent dans l’Area 1002, les Gwich’in se trouvent désor­mais au pied du mur. 

À Arctic Village, le for­cing de Donald Trump est très mal vécu. Trimble Gilbert, 84 ans, un des plus impor­tants diri­geants de la tri­bu, reçoit dans sa mai­son chauf­fée au bois et déco­rée sobre­ment. Sa femme, Mary, sert un mets ‑tra­di­tion­nel de la tri­bu à base de viande de cari­bou assai­son­né de sel et de beurre. Vénéré et res­pec­té au-​delà des cercles des Gwich’in, cet homme au visage buri­né et à la voix trem­blante se rap­pelle le temps où son peuple tra­ver­sait les plaines, logeant sous des tentes, en sui­vant des trou­peaux de cari­bous. Lui est cer­tain que le forage pro­vo­que­ra des pro­blèmes à « tous les ani­maux » et s’inquiète du sort des cervidés. 

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Trimble Gilbert, 84 ans, un des chefs de la tri­bu,
a vu la san­té des cari­bous décli­ner au fil des ans.
© Ash Adams pour Causette.

Des trou­peaux décimés

Il a vu de ses propres yeux com­ment la san­té des cari­bous vivant dans la par­tie cen­trale de la côte nord de l’Alaska, où l’exploitation pétro­lière est flo­ris­sante depuis les années 1970, a décli­né ces der­nières années. « Certains sont si maigres qu’on ne les mange même pas. Ils ne vont même plus dans les mon­tagnes, on voit qu’ils sont vrai­ment affai­blis »,raconte-​t-​il. Selon les don­nées offi­cielles, la popu­la­tion du trou­peau a chu­té de 70 000 à 22 000 entre 2010 et 2016. La cause de ce déclin, Trimble Gilbert l’attribue au chan­ge­ment clima-​tique et aux champs pétro­liers de la côte nord de l’État, dont Prudhoe Bay. Et craint que, si le pro­jet de forage se réa­lise au sein de l’ANWR, le même scé­na­rio ne se répète chez les cari­bous vivant dans le refuge, beau­coup plus près de chez eux. Ken Whitten, bio­lo­giste spé­cia­liste du cari­bou, qui a tra­vaillé pen­dant presque vingt ans dans la réserve, par­tage l’inquiétude de Trimble Gilbert : « Ils évitent les zones trop fré­quen­tées par les hommes. S’ils ouvrent le refuge à l’exploitation, ils vont se réfu­gier dans les mon­tagnes dans le sud de l’Area 1002. Ce qui expo­se­ra leurs bébés aux risques liés aux pré­da­teurs comme les loups et les grizz­lys,beau­coup plus nom­breux dans cette zone que dans la par­tie côtière de la réserve. »

La par­tie côtière de la réserve, lieu de repro­duc­tion des cer­vi­dés, est préci-​sément celle visée par l’industrie pétro­lière. Pour les Gwich’in, c’est l’endroit où les pre­miers hommes seraient nés. Considérant la zone « trop sacrée », eux-​mêmes n’osent pas s’y rendre, comme nous l’explique Allan Tritt, 82 ans, un des anciens très res­pec­tés du vil­lage. Il est donc hors de ques­tion pour eux de lais­ser les entre­prises pétro­lières fou­ler ce qu’ils appellent « Iizhik Gwats’an Gwandaii Goodlit » (le lieu sacré où la vie com­mence). « Notre vie dépend des cari­bous et nous avons le droit de vivre tel que nous vou­lons. C’est une ques­tion de droits de l’homme », mar­tèle Sarah James, 75 ans et ancienne porte-​parole du Comité de direc­tion des Gwich’in, qui, en tout, regroupe neuf mille per­sonnes vivant dans quinze com­mu­nau­tés ‑épar­pillées dans le nord-​est de l’Alaska et la par­tie fron­ta­lière du Canada. Ils exercent d’ailleurs un lob­bying actif auprès des député·es américain·es et des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales comme l’ONU. En sep­tembre, la Chambre des repré­sen­tants, actuel­le­ment à majo­ri­té démo­crate, a voté un texte inter­di­sant le forage dans l’ANWR. Convoquée à titre de témoin, Bernadette Demientieff, direc­trice du comi­té des Gwich’in, a ful­mi­né : « La plaine côtière, ce ne sont pas de simples par­celles de terre avec des res­sources d’hydrocarbures. C’est le cœur de notre peuple, indis­pen­sable pour notre nour­ri­ture et notre style de vie. » Mais le Sénat étant sous l’emprise des répu­bli­cains, le texte a très peu de chance d’aboutir.

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Sarah James, 75 ans, ancienne porte-​parole du Comité
de direc­tion des Gwich’in. © Ash Adams pour Causette.

Il faut dire que l’opposition à l’exploitation ne trouve pas tel­le­ment d’allié·es chez les Alaskien·nes. De fait, l’économie de l’État s’appuie très lar­ge­ment sur les béné­fices tirés de l’exploitation des hydro­car­bures, qui a déga­gé à elle seule près de 70 % de son reve­nu total en 2018. « Entre 70 % et 80 % des Alaskiens sou­tien­draient le forage », constate Doug Reynolds, spé­cia­liste de la poli­tique pétro­lière à l’université de l’Alaska de Fairbanks. La manne éco­no­mique qu’apportera l’exploitation de l’ANWR est loin d’être négli­geable pour l’État, d’autant que celui-​ci a vu sa pro­duc­tion de pétrole chu­ter de 75 % depuis 1988. « Cela pour­rait faci­le­ment créer des mil­liers d’emplois et l’État va pro­ba­ble­ment béné­fi­cier d’une hausse de reve­nus de l’ordre de 250 mil­lions de dol­lars par an [225 mil­lions d’euros, ndlr] », estime Doug Reynolds…

Jusqu’ici, les Gwich’in n’ont jamais bais­sé les bras. Pour gar­der leur terre, ils ont même refu­sé de par­ti­ci­per à l’Alaska Native Claims Settlement Act (ANCSA), trai­té signé en 1971 entre le gou­ver­ne­ment fédé­ral et les tri­bus amé­rin­diennes pour que celles-​ci aban­donnent leurs droits sur l’écrasante majo­ri­té du ter­ri­toire de l’Alaska en contre­par­tie de près d’un mil­liard de dol­lars. Les vil­la­geois d’Arctic Village ont ain­si conser­vé leurs 7 000 kilo­mètres car­rés de terre joux­tant la réserve arc­tique. Mais pour com­bien de temps ?

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Les quatre-​vingts mai­sons d’Arctic Village, toutes en ron­dins,
s’alignent le long de la rue prin­ci­pale. © Ash Adams pour Causette. 
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Les peaux de cari­bou pré­le­vées servent notam­ment
à la confec­tion de bottes. © Ash Adams pour Causette.
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Chez Jim et Julie Hollandsworth. Toute la car­casse du cari­bou est réuti­li­sée : les os en pinces
à che­veux, les bois pour orner le fron­ton des mai­sons… © Ash Adams pour Causette.
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