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Pınar Kaftancıoğlu dans sa ferme, à Nazilli, dans le sud-ouest de la Turquie. © Nicole Tung pour Causette

Turquie : Pınar Kaftancıoğlu, une femme contre les pesticides

La Ferme de Madame Ipek est une entreprise prospère, qui arrose la Turquie de ses colis de fruits, légumes, petits pains et fromages. Une success story entre convictions féministes, marketing léché et lutte contre la tendance du pays à faire un usage plus qu’abusif des produits phytosanitaires.

Toute la famille s’y est mis. Grands-parents, femmes, enfants, il faut rapidement cueillir les centaines d’oranges qui ont mûri en quelques jours sur les arbres de ce petit champ, à l’extrémité de la ville de Nazilli, dans l’arrière-pays de la côte égéenne turque. « Ce week-end, on doit faire deux cents caisses. Et chaque caisse fait trente kilos », dit en souriant Neslihan, les joues rougies par le froid perçant qui s’est abattu sur la région depuis quelques jours. Elle vient prêter main-forte aux troupes ce week-end. Sa voix est souvent couverte par le bruit des fruits qu’on arrache de leurs branches et qui roulent dans les seaux en plastique. Pas question de perdre du temps : un seul week-end est réservé à la cueillette pour ce champ et il y a une cinquantaine d’arbres. Les oranges seront ensuite empaquetées, direction les grandes villes de Turquie. 

Fermière végétarienne

Un peu plus loin s’étendent de grands champs de choux et de salades. À quelques dizaines de minutes de voiture – il faut grimper sur les collines avoisinantes –, Pınar Kaftancıoğlu, la propriétaire des lieux – pochette Louis Vuitton, bottines Uggs, tatouages et lunettes fumées –, présente fièrement ses oliveraies à flanc de coteau et ses châtaigniers qui s’étendent sur les hauts plateaux, quasiment gelés en cette saison, de la côte égéenne.

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Une bergère fait paître les moutons. Aucun ne finira en méchoui : la ferme ne propose pas de viande. © Nicole Tung pour Causette

Quant à la faune de La Ferme de Madame Ipek (du nom de la fille de sa fondatrice ), il faut redescendre un peu pour la trouver : dans des étables, chèvres, vaches et brebis contribuent à la production du lait utilisé pour les yaourts et les fromages, dont elle est si fière. La ferme ne propose pas de viande, fait rare au pays du kebab… « Mes animaux sont comme mes enfants », martèle Pınar Kaftancıoğlu, elle-même végétarienne. Hors de question donc, de voir ses enfants finir dans une assiette.

Les oranges sont l’un des nombreux produits proposés aux client·es de La Ferme de Madame Ipek, créée par Pınar Kaftancıoğlu il y a une vingtaine d’années. Essentiellement des citadin·es en mal de produits naturels dans un pays inondé par les pesticides. Fruits, légumes frais et yaourts fermiers, donc, mais aussi concentré de tomate maison, gözleme (sorte de crêpe turque farcie), pain à fermentation lente produit à partir de graines originaires d’Anatolie… En tout, plus de cinq cents produits sont proposés chaque semaine auprès de cent mille client·es disséminé·es dans toute la Turquie. Soit par des paniers commandés en ligne (10 % de la clientèle), soit dans des magasins ouverts par Pınar Kaftancıoğlu dans les grandes villes du pays (six, rien qu’à Istanbul). La success story d’une femme entrepreneuse. Pas si fréquent en Turquie !

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Dans une orangeraie de la ferme, à Nazilli. © Nicole Tung pour Causette

Construit sur le lieu-dit Ocaklı, à une heure et demie de voiture ­d’Izmir, capitale de la région égéenne, le bâtiment principal de la ferme a été édifié sur mesure par un tailleur de pierres. C’est la pièce maîtresse du lieu, avec ses pierres apparentes aux mille formes et ses fenêtres en arcades. Dès les années 1990, Pınar, native de Kars – à l’est, à la frontière arménienne –, a dans l’idée de fuir Istanbul où elle vit, devenue trop bondée et trop polluée à son goût. Elle s’installe alors dans la campagne d’Izmir, où elle réside pendant dix ans, grâce à son entreprise de mise en bouteilles de l’eau de source qui coule des collines avoisinantes. Mais voilà : pour posséder la source, il a fallu acheter les champs que les ruisseaux traversent. Or, quand Pınar Kaftancıoğlu décide de vendre son entreprise, vers les années 2000, elle se retrouve avec des dizaines d’hectares sur les bras. Plutôt que de céder ses terres et de profiter de son argent, cette hyperactive lance un nouveau projet. La Ferme de Madame Ipek est née ! Vingt ans plus tard, 70 % de sa production est directement issue de ses trois fermes (à Nazilli, mais aussi à Kars et à Antioche, dans le sud). Les 30 % restants proviennent de partenariats avec des agriculteurs locaux sous contrat. Cette coopération avec les gens du cru, unique pour le pays, fait d’ailleurs partie de son business modèle.

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Confection du gözleme traditionnel. © Nicole Tung pour Causette

Avant que sa ferme ne devienne le quartier général d’une entreprise florissante, beaucoup riaient sous cape. « Mettre des poireaux et des patates dans des colis, ça paraissait totalement loufoque à l’époque ! » se rappelle en souriant le fils de Pınar, Can Turhan, 36 ans, qui travaille avec elle. Il faut dire que la démocratisation de l’achat en ligne était encore de la science-fiction. Mais la sauce a pris rapidement : la première année, la ferme ne comptait que trente client·es, principalement des ami·es. Mais dès la deuxième, cinq cents client·es ont passé commande. La troisième, plus de dix mille ! Jusqu’aux cent mille d’aujourd’hui. 

95 % d’employées

Autre particularité : depuis les mangeoires où elles nourrissent le bétail et dans les champs où des saisonniers leur viennent en aide, jusqu’aux cuisines où elles pétrissent et étalent la pâte et transforment les produits, les femmes sont les principales occupantes des lieux. Si Pınar Kaftancıoğlu se targue d’embaucher à temps plein trois cents travailleur·euses, elle met un point d’honneur à employer principalement les femmes des villages alentour. « Bien sûr que je suis féministe. 95 % de mes travailleurs sont des femmes. C’était logique pour moi comme choix. Elles sont plus volontaires, plus dures à la tâche ; après tout, elles sont capables de donner la vie ! » affirme l’entrepreneuse. Les seuls hommes qui ont droit de cité font partie de l’équipe logistique et de transport ; rentrer tard le soir est encore chose difficile pour les femmes turques, surtout dans les villages. Mais dans un pays où ces dernières ne sont que 33 % à travailler et où l’économie informelle est reine (29 % de travail non déclaré), l’initiative est salutaire. « Travailler ici les rend plus puissantes : elles rapportent de l’argent chez elles, donc elles y ont désormais une voix. D’ailleurs, quelques-unes se sont tellement émancipées qu’elles ont osé divorcer ! » souligne Pınar.

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Le pain, pétri et cuit à la boulangerie de la ferme, est emballé avant d’être expédié. © Nicole Tung pour Causette

Zubeyde Gunay, 52 ans, est salariée de la ferme depuis onze ans. « J’avais besoin d’argent. Je savais que la fille d’un de mes oncles travaillait ici. Alors j’ai postulé, raconte-t-elle. Ici on est payées au Smic [4 250 livres turques, ndlr], mais on a aussi la Sécurité sociale et des primes. Et grâce à cet argent, j’ai pu payer des études à ma fille. Elle a un poste dans le tourisme maintenant. » Zubeyde a été boulangère à la ferme, avant d’hériter du poste de gérante pour la petite chambre d’hôte, installée dans la bâtisse depuis quelques années. « La dernière fois, des clientes sont venues en voiture de luxe ! Elles voulaient un retour à la terre », s’amuse-t-elle. Dans un autre bâtiment, dont l’odeur de biscuit chaud envahit les narines, Alime Kılıç, 44 ans, emballe des dizaines de pains fourrés aux olives. Elle renchérit : « Je n’avais jamais pétri de pâte avant ! Maintenant, je sais faire du pain. » Elle en coupe un morceau et le tend fièrement : « Pour le petit déjeuner, c’est parfait ! »

Même son de cloche sur le marché de Nazilli. Derrière son étal de mandarines, Semiha*, qui a collaboré avec elle par le passé, évoque volontiers Pınar Kaftancıoğlu, qui lui a mis le pied à l’étrier. « Elle rachetait à un bon prix », se rappelle-t-elle. 

Pınar Kaftancıoğlu a un autre principe : ne jamais, ô grand jamais, utiliser de pesticides. C’est une des recettes de son succès, même si elle assume ne pas avoir de label bio, ce qui ne manque pas de faire jaser ses détracteur·rices. « De toute façon, il y a trop peu de contrôles sur ce label qui n’a pas beaucoup de sens ici. Moi, je n’ai rien à prouver. » D’ailleurs, elle rappelle sans cesse que ses produits sont issus tout droit de la terre, cultivés avec des techniques ancestrales dans une région connue pour sa fertilité. L’ingénieur agronome de la ferme, Erkan Keskin, veille au grain depuis dix ans. « Des prélèvements sont régulièrement effectués dans les champs que nous avons déclarés. Ils sont analysés par les agents de la Direction provinciale de l’agriculture. Nous n’avons jamais reçu aucun retour négatif de leur part. Et nous conduisons des tests indépendamment aussi », ajoute-t-il, analyses de laboratoire à l’appui. Une prouesse en Turquie, malade d’un usage abusif et déraisonné des ­herbicides et insecticides. 

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Une des six boutiques de La Ferme de Madame Ipek, à Istanbul. © Nicole Tung pour Causette
Beaucoup d’inimitiés

En 2021, une étude menée par La UniÓ de Llauradors (une association d’agriculteurs espagnols) révélait ainsi que le système d’alerte européen (RASFF, Rapid Alert System for Food and Feed) avait émis pas moins de 478 signalements en un an pour des fruits et légumes provenant de Turquie. Ceux-ci contenaient non seulement des résidus de pesticides qui dépassaient les limites maximales fixées par l’Union européenne (UE), mais aussi des résidus de produits interdits dans l’UE (chlorpyrifos-méthyl et chloryfos notamment). La crise économique hors de contrôle dans laquelle s’enfonce la Turquie (lire l’encadré) n’arrange pas les choses. « Les agriculteurs optent pour des pesticides de moins en moins chers. Parfois même pour des contrefaçons, déplore Baki Remzi Suiçmez, président de la Chambre des ingénieurs agronomes. L’État ne fait clairement pas assez de contrôles. Et quand il en fait, ils ne sont pas assez précis. » D’autant que la traçabilité des produits est parfois douteuse. « Certaines cargaisons qui devaient être exportées en Europe sont renvoyées dans le pays, car elles contiennent trop de pesticides. Mais on ne sait pas si les produits sont ensuite réinjectés sur le marché turc. Pourquoi les Turcs devraient-ils manger ce que les Européens ne mangent pas ? »

Pour autant, le succès de Pınar ne plaît pas à tout le monde. Le génie logistique et marketing de la femme d’affaires, qui explique en partie son succès, en énerve plus d’un. Chaque semaine, Pınar Kaftancıoğlu, 80 000 abonné·es sur Instragram, très soucieuse de son storytelling, se charge d’écrire une longue newsletter pour « chuchoter à l’oreille » de ses client·es, signant de son seul prénom. Dans ces lettres, elle peut aussi bien s’attarder sur l’art de produire du boulgour traditionnel  qu’évoquer l’histoire d’un sultan qui, au XVIIIe siècle, tenta sans succès de réformer l’agriculture, ou raconter son enfance.

Il faut dire que l’histoire de Pınar Kaftancıoğlu est marquante : son père, écrivain et journaliste de gauche, a été assassiné sous ses yeux quand elle était enfant par un nationaliste d’extrême droite. Quant à sa belle-sœur, elle n’est autre que Canan Kaftancıoğlu, bras droit de l’actuel maire d’Istanbul. Cette médecin légiste, spécialisée dans la torture et défenseuse du droit des femmes, a été plusieurs fois mise en examen et risque aujourd’hui la prison. C’est précisément parce qu’elle est issue de cette famille de gauche que son mandat éclair à l’AKP, en 2014, lui vaut encore des critiques. Pourtant, si elle a frayé avec le parti au pouvoir, à l’époque où il était encore à peu près fréquentable, c’était moins par affinités avec lui que pour avoir un siège au conseil municipal qui lui permettait de mener à bien son projet. Elle a d’ailleurs démissionné dès le lendemain et se tient aujourd’hui éloignée des discours partisans, arguant que son action plaide pour elle. Une stratégie qui résume bien certaines problématiques turques, où les compromissions sont malheureusement encore souvent nécessaires pour réussir.

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Inventaire des produits laitiers, tous issus de La Ferme de Madame Ipek, dans une de ses boutiques stambouliotes. 
© Nicole Tung pour Causette

Du côté des acteur·rices de l’agriculture biologique turque, la réussite de Pınar, qui, selon certain·es, n’a jamais jugé nécessaire de demander le label bio, agace. « Bien sûr que nous avons beaucoup d’ennemis, balaie Pınar Kaftancıoğlu. Les prix du bio sont bien plus élevés que les nôtres ! N’empêche que, pendant la pandémie, on a dû fermer nos magasins. Par dépit, nos consommateurs se sont rendus dans les marchés bio, mais ils ont trouvé que ça avait moins de goût… Alors ils sont revenus. Nous, notre mètre étalon, ce sont nos consommateurs. » Bien décidée à faire le jour sur les produits de Pınar, @saglikcibiranne (« La maman contrôleuse de santé »), 182 000 follower·euses sur Instagram, a même fait analyser les pommes de La Ferme de Madame Ipek en laboratoire. Avant de publier sa conclusion : « Zéro pesticide. Je n’aurais pas dû remettre en doute leur parole. Mon manque de confiance en eux m’a coûté 750 livres turques. »

* Elle n’a pas souhaité donner son nom de famille.


Le prix du pain a doublé en un an

« Avant, on adaptait nos prix deux fois par an. Maintenant, c’est plutôt deux fois par semaine. » Can Turhan, le fils de Pınar Kaftancıoğlu, l’air un peu perdu, montre un tableau Excel. « Regardez. L’année dernière, on vendait un kilo de riz à 17 livres turques. Aujourd’hui, c’est 34 livres ! » En Turquie, la crise économique galopante touche tous les secteurs. D’autant plus que le pays dépend fortement de produits importés et que, depuis septembre, le taux de change dégringole presque quotidiennement. Le prix du simit, ce petit pain rond ultrapopulaire dans le pays, a doublé en un an.

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