La Ferme de Madame Ipek est une entreprise prospère, qui arrose la Turquie de ses colis de fruits, légumes, petits pains et fromages. Une success story entre convictions féministes, marketing léché et lutte contre la tendance du pays à faire un usage plus qu’abusif des produits phytosanitaires.
Toute la famille s’y est mis. Grands-parents, femmes, enfants, il faut rapidement cueillir les centaines d’oranges qui ont mûri en quelques jours sur les arbres de ce petit champ, à l’extrémité de la ville de Nazilli, dans l’arrière-pays de la côte égéenne turque. « Ce week-end, on doit faire deux cents caisses. Et chaque caisse fait trente kilos », dit en souriant Neslihan, les joues rougies par le froid perçant qui s’est abattu sur la région depuis quelques jours. Elle vient prêter main-forte aux troupes ce week-end. Sa voix est souvent couverte par le bruit des fruits qu’on arrache de leurs branches et qui roulent dans les seaux en plastique. Pas question de perdre du temps : un seul week-end est réservé à la cueillette pour ce champ et il y a une cinquantaine d’arbres. Les oranges seront ensuite empaquetées, direction les grandes villes de Turquie.
Fermière végétarienne
Un peu plus loin s’étendent de grands champs de choux et de salades. À quelques dizaines de minutes de voiture – il faut grimper sur les collines avoisinantes –, Pınar Kaftancıoğlu, la propriétaire des lieux – pochette Louis Vuitton, bottines Uggs, tatouages et lunettes fumées –, présente fièrement ses oliveraies à flanc de coteau et ses châtaigniers qui s’étendent sur les hauts plateaux, quasiment gelés en cette saison, de la côte égéenne.

Quant à la faune de La Ferme de Madame Ipek (du nom de la fille de sa fondatrice ), il faut redescendre un peu pour la trouver : dans des étables, chèvres, vaches et brebis contribuent à la production du lait utilisé pour les yaourts et les fromages, dont elle est si fière. La ferme ne propose pas de viande, fait rare au pays du kebab… « Mes animaux sont comme mes enfants », martèle Pınar Kaftancıoğlu, elle-même végétarienne. Hors de question donc, de voir ses enfants finir dans une assiette.
Les oranges sont l’un des nombreux produits proposés aux client·es de La Ferme de Madame Ipek, créée par Pınar Kaftancıoğlu il y a une vingtaine d’années. Essentiellement des citadin·es en mal de produits naturels dans un pays inondé par les pesticides. Fruits, légumes frais et yaourts fermiers, donc, mais aussi concentré de tomate maison, gözleme (sorte de crêpe turque farcie), pain à fermentation lente produit à partir de graines originaires d’Anatolie… En tout, plus de cinq cents produits sont proposés chaque semaine auprès de cent mille client·es disséminé·es dans toute la Turquie. Soit par des paniers commandés en ligne (10 % de la clientèle), soit dans des magasins ouverts par Pınar Kaftancıoğlu dans les grandes villes du pays (six, rien qu’à Istanbul). La success story d’une femme entrepreneuse. Pas si fréquent en Turquie !

Construit sur le lieu-dit Ocaklı, à une heure et demie de voiture d’Izmir, capitale de la région égéenne, le bâtiment principal de la ferme a été édifié sur mesure par un tailleur de pierres. C’est la pièce maîtresse du lieu, avec ses pierres apparentes aux mille formes et ses fenêtres en arcades. Dès les années 1990, Pınar, native de Kars – à l’est, à la frontière arménienne –, a dans l’idée de fuir Istanbul où elle vit, devenue trop bondée et trop polluée à son goût. Elle s’installe alors dans la campagne d’Izmir, où elle réside pendant dix ans, grâce à son entreprise de mise en bouteilles de l’eau de source qui coule[…]