En Seine-Saint-Denis, Brigitte a lancé une épicerie durable et solidaire tractée par son vélo. Loin d’être une utopie bobo, l’initiative repose sur un modèle économique et social ambitieux et sur le bien-manger pour tous.
Une voiture rouge ralentit à l’angle de l’allée Racine, à Bondy (Seine-Saint-Denis), où est postée la charrette tirée par un vélo. La vitre se baisse et le conducteur – un homme d’une vingtaine d’années – hèle les piétons qui stationnent à côté de l’étrange convoi : « Qu’est-ce qu’on vend ici ? » « C’est une épicerie durable et solidaire », lui répond-on. Le jeune homme ouvre des yeux grands comme des soucoupes avant de lâcher sur un ton aussi étonné que définitif : « Ouh là… bon courage ! » Ce « bon courage », nul doute que Brigitte Nuchelmans a dû l’entendre plus d’une fois depuis qu’elle s’est lancée dans son projet d’épicerie itinérante à Bondy. Dans un pays où la gentrification se mesure entre autres à l’implantation des magasins bio dans les villes, on note que Bondy n’en compte pas. La commune d’un peu plus de 53 000 habitant·es affiche un taux de chômage de 16,3 % – environ le double du taux national – et un revenu médian annuel de 15 978 euros, contre 20 150 euros de moyenne hexagonale.
Retour quelques heures en arrière : dans la cour de son petit pavillon, non loin de la gare de Bondy, Brigitte prépare sa tournée. Dans sa charrette pensée avec le concours d’une coopérative rennaise, elle organise les produits qu’elle va aller vendre dans plusieurs endroits de la ville : la rhubarbe, la chicorée, les carottes – toutes bio – côtoient les abricots secs et la semoule complète, mais aussi les produits de beauté Baumora – conçus à Bondy –, ou encore les volailles et la crémerie proposés par des petits producteurs de Seine-Maritime. Les client·es ont passé commande via un formulaire sur Internet, mais la trentenaire prend toujours quelques denrées en plus pour les curieux.
Double motivation
L’idée de L’épideBri, le nom de son épicerie, a commencé à germer après un licenciement économique en 2018 : « Elle est née d’une conscience de plus en plus aiguë des enjeux de développement durable, notamment en termes d’alimentation, explique Brigitte. Quant à la dimension sociale, c’est quelque chose que je défends depuis longtemps : tout doit être possible pour tout le monde. Or, dans le secteur de la culture où je travaillais auparavant, je trouvais que les choses étaient encore assez élitistes. Cela me manquait d’aller vers d’autres publics. »
![Reportage : Bondy à bicyclette 2 l epi de bri vente bio et solidaire a bondy 93 4](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/08/l-epi-de-bri-vente-bio-et-solidaire-a-bondy-93-4-1024x684.jpg)
Proposer des produits de qualité dans une ville populaire lui permet donc de conjuguer ses aspirations. Quant au vélo, la jeune femme en appelle en souriant à ses origines néerlandaises, mais pas uniquement : « C’est un outil super fort. Il est léger, demande peu d’investissement. Mais il constitue aussi un bon moyen d’aller vers les autres, de ne pas rester derrière un comptoir. »
Avec près de 100 kg de chargement dans sa charrette, Brigitte entame sa tournée. À l’angle de l’allée Racine, c’est presque un mini-tour de France qui se rejoue : de part et d’autre du trottoir, cabas ou Caddie à roulettes à la main, ses client·es forment comme une haie d’honneur pour accueillir l’étonnant véhicule. Brigitte a constitué un noyau dur de client·es via les réseaux, mais aussi par des associations locales, des amicales de locataires, au cours de rencontres de quartiers… En quelques semaines, une petite communauté soutenant son projet a ainsi éclos. Il y a là Louise, la vingtenaire avec son tee-shirt « What exactly is heterosexuality and what causes it ? » et son tote bag « Bondy féministe », mais aussi Camille et Ismaël avec leur petit Roméo dans sa poussette, ou encore un couple de personnes âgées. « Je suis dans une logique végan, explique Louise. Pour mon régime alimentaire, c’est un peu compliqué. Manger sain, équilibré, on se sent toujours un peu exclu en banlieue sur le sujet, comme si ce n’était pas pour nous… » Camille et Ismaël plébiscitent, quant à eux, le fait de pouvoir choisir la juste quantité de ce qu’ils consomment. C’est aussi une des préoccupations de Brigitte : « La surconsommation constitue un autre enjeu important. A‑t-on vraiment besoin des trois paquets de gâteaux en promo ? Il faut que nous apprenions à gérer notre consommation, à nous poser la question du stockage. En ce sens, le vélo constitue un symbole : je suis limitée dans ce que je peux charger dans ma charrette, cela incite les gens à acheter en plus petites quantités. »
Du pain bénit pour végans
D’origine sri-lankaise, Mayuran s’est rapproché de Brigitte, car il aimerait créer un point de retrait dans son quartier où sa communauté est assez nombreuse. « Chez nous, c’est souvent l’homme qui travaille et la femme qui reste à la maison, explique-t-il. C’est mon père qui fait les courses et il se fait engueuler au retour par ma mère parce qu’il n’a pas pris ce qu’il fallait. Avec les enfants à gérer, l’absence de voiture, le manque de commerces, ce n’est pas évident pour les femmes de faire les courses comme elles le voudraient, de façon autonome. Avec Brigitte, on aurait au pied de chez nous, pour un ou deux euros de plus, des légumes qui ont du goût. Pour notre communauté, qui est assez végétarienne, c’est hyper intéressant ! » Jérémie, lui, est devenu adepte de L’épideBri pour une raison plus « triviale » : « Je cherchais des œufs et de la farine pendant le confinement, elle en avait », résume-t-il sobrement.
Car oui, Brigitte a lancé son activité en pleine épidémie de Covid-19. Et ce qui aurait pu être une sacrée épine dans le pied (ou plutôt un gros clou dans le pneu) a, au contraire, permis de créer un cercle vertueux. Elle a ainsi convaincu le patron du camion à pizzas de la ville de garnir ses « 4 fromages » du neufchâtel fourni par son producteur. Ce dernier l’a alertée des difficultés rencontrées par sa voisine, éleveuse de volailles, pour proposer ses produits. La jeune femme a ajouté l’offre sur ses bons de commande, avec succès. Côté clients, des initiatives spontanées fleurissent : des Bondynois ont ainsi offert gracieusement à la vente cerises du jardin ou masques cousus main pour alimenter la caisse solidaire de Brigitte. Elle permet, parmi d’autres initiatives à venir, aux publics les plus modestes d’accéder à ses produits. Une idée à la Robin des bois. « Il s’agit d’être flexible pour les personnes qui n’auraient pas les moyens. Ceux qui peuvent payer le prix le font, les autres donnent ce qu’ils peuvent et on complète avec la caisse solidaire. »
Devant le pavillon qu’il retape, Viktor, justement, se laisserait bien tenter par les cerises solidaires : « Je viens de Moldavie et, là-bas, on cultive tout. On ne fait pas venir les fruits et les légumes par avion ou par train. On connaît le goût des choses… Mais vous avez déjà tout vendu, non ? » Delphine, qui accompagne Brigitte dans son projet, le rassure : « Il en reste encore un peu si ça vous dit ! »
Service gagnant-gagnant
Un scooter passe en trombe sur le trottoir devant la cité des Merisiers. Cela ne trouble pas les quelques client·es de Brigitte dans ce quartier de Bondy Nord, dont la réputation n’est pas des plus reluisantes. Ici, les passant·es regardent avec étonnement l’engin, mais n’osent pas s’arrêter. Il faudra du temps pour s’implanter et aussi du soutien. Car, comme le souligne Sandro, le mari de Brigitte – son « consultant interne », comme il le dit en souriant –, « la vente de produits sur un modèle de commerce classique n’est pas rentable sur le papier ». On pense avoir mal entendu : lancer une épicerie dans des quartiers populaires en sachant qu’elle n’est pas viable, c’est gonflé ! « La rentabilité tient à la valorisation des services », poursuit Sandro. Et d’éclairer notre lanterne : « La vente de quelques carottes, c’est créer du lien social, sortir une personne de son isolement en venant ici discuter avec Brigitte et d’autres clients. Mais aussi changer ses pratiques alimentaires et donc aller mieux. » C’est pourquoi L’épideBri est actuellement en pourparlers avec des bailleurs sociaux pour qu’ils soutiennent financièrement son implantation au bas des logements dont ils ont la charge. « Nous y voyons un double intérêt, nous explique l’un d’entre eux. D’abord, un service de vente de qualité. Sur nos résidences, nous manquons de commerces de proximité ou, si nous en avons, ils ne proposent pas ce type de produits. Et nous sommes intéressés sur toute la réflexion autour du bien-manger. Nous avons intérêt à préserver la santé de nos habitants. Mieux se nourrir, c’est se sentir bien chez soi, entretenir de bonnes relations avec les voisins, le gardien, investir plus positivement les espaces extérieurs. » Bref, du gagnant-gagnant qui pourrait également passer par des ateliers mis en place au bas des immeubles. Et de l’échange d’expériences autour des pratiques culinaires : « J’ai autant à donner qu’à prendre », résume Brigitte. Justement, Irina, aide-soignante, vient de s’arrêter devant sa charrette : « C’est la première fois que je vous vois dans la rue ! Bienvenue ! Vous vendez quoi de bon ? » s’enquiert-elle, une pointe d’accent roumain dans la voix. La conversation dévie très vite sur… la confiture de framboises. Irina l’adore, mais moins les petits grains du fruit et partage son astuce pour s’en défaire. Elle repart, ravie, avec une livre de cerises. « Quand on dit “Bondy Nord” et “93”, vous savez ce que les gens en pensent… Mais à Bondy Nord, on est aussi civilisés qu’ailleurs et, nous aussi, on a droit aux bonnes choses, pas vrai ? » Ce n’est pas Brigitte qui dira le contraire…