Les « mothers » supervisent la mue des drag-queens, accompagnent leur transformation, de l’achat de leur tenue jusqu’au trac de leur première sortie publique. Tantôt matrones exigeantes, tantôt bonnes fées réconfortantes. Comme Maman.
Lorsque Maria Allass pénètre à l’intérieur du bar, il semble que des rideaux de théâtre s’entrouvrent pour la dévoiler. Sortie tout droit d’un taxi, elle s’expose, aussi somptueuse que Dalida. Ses talons sont ornés d’une rose. Le fuchsia de ses collants résille rehausse les tons pastel de son ample robe de mamma italienne. Et, sous la toison blonde, une barbe parsemée de paillettes brille de mille feux. Après quelques embrassades avec les habitués, Maria prend place devant le micro.
D’une voix basse, elle inaugure la soirée Karaogay avec Kissing You, langoureux titre du film Roméo et Juliette. Pendant deux heures, son doux regard servira de pilier aux volontaires qui se lancent pour chanter. « Mes amis me le disent tous : j’ai un côté rassurant, je suis toujours un peu la maman », confie-t-elle, trois jours plus tard dans un café du Marais, habillée, cette fois, en Édouard, son identité de tous les jours. C’est pour cela qu’un an plus tôt, après l’une de ses représentations en drag, des copains lui demandent de les épauler pour une première sortie « dressed as a girl » (« habillé comme une fille », expression chère à certaines drag-queens). L’expérience leur plaît tellement qu’ils lui demandent de devenir leur « mother ». Elle les guidera jusqu’à ce qu’elles deviennent des queens accomplies. L’objectif n’est pas d’en faire des femmes au quotidien, mais des reines de la nuit quand bon leur chante, aux attributs plus fous que ceux de Lady Gaga.
Quelques semaines plus tard, pour une soirée d’Halloween, elles sont cinq à se retrouver chez Maria pour revêtir paillettes, perruques et talons hauts pour la première fois, sous les conseils avisés de leur nouvelle mother. Les Walking Queens, nom adopté par la « maison » (comprenez « famille ») quelques mois plus tard, étaient nées.
Chrysalides
C’est aux jeunes pousses de demander à devenir la « fille » d’une drag-queen confirmée. Peu importe l’âge – une mère peut être plus jeune que sa fille –, c’est l’expérience qui compte. Si elle accepte s’ensuit une série de rites initiatiques. Dans la maison de Lady Carbone, la drag « Haute couture » de Paris, copine comme pas deux avec la bande de Maria, on fait les choses en grand pour préparer la première sortie. La mère et ses filles posent un jour de congé. Au programme : déjeuner collectif, choix du nom de drag (c’est la mère qui tranche), définition du look, puis achat de la tenue. Chaque décision est prise en fonction de la personnalité de la future drag, pour affûter son identité. Veut-elle un style punk, sixties ? Un patronyme plutôt comique ou plutôt littéraire ? Dans le milieu, on dit que le père – le « father » – c’est l’identité civile, masculine, de la drag. Le personnage final, fruit du duo parental, est donc un mélange entre la mère et la drag-queen. « Elle m’a baptisée Martine McFly, raconte la dernière fille de Lady Carbone, en référence au héros de mon film préféré : Marty McFly dans Retour vers le futur. »
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Pour l’étape shopping, « ma mère et ma sœur m’ont offert la tenue, poursuit-elle, mais c’était à moi, la baby drag, d’acheter mes premiers talons, pour le symbole ». Dans presque toutes les maisons, la règle est intangible. Elle symbolise un cap à passer. En voyant la paire d’escarpins pailletés à bouts ouverts que Martine présente sur son smartphone, on comprend que le passage en caisse, encore en tenue d’homme, a dû être épique.
Vient ensuite la séance de maquillage, arrosée de cava, un vin mousseux catalan. Trois ou quatre heures devant le miroir, au cours desquelles les mothers éduquent leurs filles. La scène est de prime importance. On dit que l’on devient mère en transmettant ses techniques de make-up. Et, autorité parentale oblige, l’exigence est de mise. « Le trait pour cacher les sourcils doit être impeccable, avertit Lady Carbone, sinon à quoi bon vouloir être ma fille ? » Guider les premiers pas d’une baby drag, c’est transmettre un peu de soi. Bien souvent, la mother partage son vanity, car les baby drag n’ont pas encore leur propre matériel. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’elles finissent par se ressembler. Il n’y a qu’à regarder l’émission de télé-réalité RuPaul’s Drag Race (un mélange de Secret Story et de Star Academy pour drag-queens) pour s’en convaincre. Diva, gothique ou futuriste : les duos mother-daughter qui s’y forment ont quasiment le même style. Pas besoin de génétique pour partager des traits communs.
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les reçoit chez elle pour une préparation festive. Le maquillage – trois heures en moyenne – est une étape cruciale.
Ici, Black Velvet peaufine son contouring et sa barbe pailletée. © Cha Gonzalez pour Causette
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À l’heure des commandes à distance sur Amazon et des mille et un tutos contouring sur YouTube, il y a de quoi interroger l’utilité de la coutume. Certaines drag-queens vont jusqu’à affirmer que leur mère, « c’est Internet ». « Mais nous, nous avons un rôle d’honnêteté, rétorque Lady Carbone. On peut dire “là, ça te boudine” ou “change de rouge à lèvres” ». Pour Maria Allass, « c’est un rôle de validation », pour apaiser les doutes des oisillons, qui découvrent une nouvelle facette de leur visage. Protéger son enfant des faux pas, en somme.
Papillons bariolés
Étape suivante : se dévoiler. Assumer son apparence, une fois dans la rue. C’est peut-être là que les mères font leur plus gros travail de soutien dans la transformation des drag-queens. Vicky Lipss, l’une des protégées de Maria Allass, n’oubliera jamais sa première sortie publique. Isolée à Bordeaux, où la scène drag est encore balbutiante, elle n’avait jamais osé franchir le seuil de sa chambre vêtue en Vicky. Peur des regards. Et peur du danger d’être visiblement associée à la communauté LGBT, cible de tant de violences. C’est grâce au soutien des Walking Queens qu’elle ose enfin se montrer : « Elles ont traversé la France pour m’accompagner. » Ensemble, elles se sont maquillées, habillées et ont enflammé les rues bordelaises. « Grâce à elles, je me suis sentie à ma place. »
Venant pourtant d’une autre école, Enza Fragola acquiesce. Mère de la maison Chérie, célèbre institution parisienne, cette petite rousse à la moustache de dandy « gère » une soixantaine de drag-queens (qu’elle n’appelle, d’ailleurs, pas « [s]es filles »). À ses yeux, la mother est un leader distant, mais protecteur. Chez elle, pas de relations affectives privilégiées, pas de transmission de petits secrets : ce qu’elle offre, c’est d’abord « un espace de sororité » pour encourager les filles « à braver l’adversité ensemble ». En cas de rejet, elle devient filet de sécurité. « Certaines drag-queens cachent leurs sorties à leur famille. Si elles se font mettre à la porte, je les héberge. » Exactement comme le montrent la récente série Pose ou le documentaire Paris is Burning, sorti en 1991. Les mères de grandes maisons drag new-yorkaises de l’époque (Princess Xtravaganza, Ninja, LaBeija…) y parlent de leur rôle de refuge auprès des communautés gay afro-américaines, doublement stigmatisées. Dans de nombreux cas, ce soutien se double d’une intense relation affective, que ce soit pendant les soirées drag ou dans le quotidien en civil. On offre des fleurs à maman pour son anniversaire, elle-même rapporte à ses filles des petits bracelets de son dernier voyage en Espagne.
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Dans la maison Carbone, on se fait engueuler si on n’informe pas maman des grandes nouvelles. Et les coups de fil sont quasi quotidiens. Le cocon protecteur des mothers permet aussi de faire face au rejet d’une partie de la communauté LGBT, elle-même. « Les seules drag en couple que je connais avaient rencontré leur copain avant d’être drag, explique Maria Allass. C’est très difficile de trouver quelqu’un qui accepte notre activité, car nombre de gays rejettent la part de féminité qu’implique la drag. » Lady Carbone – ou plutôt Olivier, son identité civile – en a fait les frais pendant plusieurs années, lorsque son ex-mari lui a lancé un ultimatum : « C’est ton personnage, ou moi. » Les mères, au moins, acceptent toujours leur enfant comme il est.
Envol
Mieux que quiconque, les mères aident leurs protégées à s’accepter avec cette double identité, parfois source de questionnements. Deux mois après son baptême, le soir du Nouvel An 2018, Jane Fontaine, l’une des filles de Maria Allass, est de sortie en drag. Pour l’occasion, la jeune créature élancée aux traits fins enfile une perruque aux longs cheveux. La musique est bonne, les bulles de champagne électrisent la fête, bref, la soirée bat son plein. Apparaît un homme attrayant. Les deux silhouettes se rapprochent, se draguent. Mais, avant de s’embrasser, « d’un geste naturel », Jane Fontaine ôte sa perruque pour redevenir Jonathan. « Après coup, j’ai culpabilisé d’avoir senti le besoin d’enlever les cheveux, confie-t-il, mais quand j’en ai parlé à Maria, elle m’a tout de suite rassuré, en me disant que c’était normal de vouloir vivre ma vie sentimentale en tant que Jonathan, mon identité de base. » À chaque drag de trouver sa place, forger son rôle et se laisser aller. Un défi crucial, car loin de n’être que des poupées de style, beaucoup de drag-queens s’attribuent un rôle. Politique d’une part, en étant l’étendard des droits des LGBT par leurs tenues exubérantes. Mais, surtout, social. « La drag est ambiance performer, déclare Jane Fontaine, son apparence extravagante est toujours prétexte à discussion et permet de fluidifier l’atmosphère des soirées. »
Confirmation
Au-delà des transformations le temps d’un soir, être drag, c’est aussi changer au fil des mois. Traduire ses envies à travers son personnage. « C’est comme un Pokémon, résume Enza Fragola, tu le fais évoluer par tes tenues ou ton comportement. » Être mother, c’est aussi accompagner ce cheminement. Du côté de la maison de Maria Allass, l’histoire d’une robe parle d’elle-même. « L’une de mes filles refusait les couleurs. Elle portait des tons de maquillage nude et ne mettait que des vêtements sobres, style working girl. » Smartphone en main, la matrone montre, alors, un tout autre uniforme : une longue robe au décolleté cache-cœur et rayures multicolores, la taille ceinturée de lacets. « Je l’ai achetée pour moi, mais j’ai su qu’elle lui irait à merveille. » Un soir, lors d’une préparation, elle la lui propose. « En l’essayant, elle s’est découvert une nouvelle féminité. Elle l’a adoptée de suite. Aujourd’hui, elle n’hésite pas à peindre ses lèvres en carmin et à mettre des fleurs dans les cheveux. Elle se lâche ! » L’anecdote lui évoque les relations classiques entre une adolescente et sa mère. « Entre mère et fille, les goûts se ressemblent souvent, sans être identiques. En piquant une fringue par-ci, un accessoire par-là dans la garde-robe maternelle, on trouve des looks qui nous correspondent, mais auxquels on n’aurait pas pensé. Et c’est comme ça qu’on va toujours plus loin. »
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Aller toujours plus loin : de quoi rendre une mère fière de l’avancée de sa fille. Enza Fragola prévient : « Pour intégrer la maison Chérie, il faut faire une performance sur scène, que ce soit chant, danse ou lipsync [playback]. » L’exercice a beau avoir un goût d’examen, il « pousse les filles à se surpasser dès le départ ». Version soft ou version rude, les mothers sont là pour créer le déclic qui manque à leur progéniture.