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De gauche à droite : Tonia et ses deux enfants, Elena et Inga, à Saint-Didier-de-Formans (Ain). © Magali Corouge pour Causette

Accueil des exilé·es ukrainien·nes : l’élan solidaire

Après un mois de guerre, 26 000 réfugié·es sont arrivé·es en France, demain, ils·elles seront 50 000, voire 100 000. Pour fuir l’enfer, certain·es ont pris des bus
au hasard, d’autres ont rejoint des proches. Dès les pre­miers jours, la soli­da­ri­té des Français·es a été mas­sive et, petit à petit, à tra­vers l’Hexagone, l’accueil s’organise, col­lec­ti­ve­ment et individuellement. 

« Atlético ! Football ! » Près de la gare de l’Est, à Paris, où Causette est en repor­tage, un vieux mon­sieur avec un accent ukrai­nien tente de se faire com­prendre en criant. Puis, il fait le geste de mettre un panier de bas­ket. Football + bas­ket = sport. Nous lui deman­dons s’il cherche le gym­nase. En enten­dant le mot, ses yeux bleu givré s’illuminent. Alors qu’il boite, il se met à cou­rir dans la direc­tion que nous lui avons indi­quée, se retourne, joint les mains pour dire mer­ci et pro­nonce une phrase sûre­ment apprise par cœur : « Je cherche une maison. »

Le gym­nase sera le pre­mier pied-​à-​terre de sa vie post-​guerre. Depuis la veille, le 9 mars, près des gares, la Ville de Paris a mis deux com­plexes spor­tifs à dis­po­si­tion pour l’accueil d’urgence des réfugié·es ayant fui l’Ukraine. C’est ­l’association Aurore qui les gère. Et c’est la Croix-​Rouge qui oriente les arrivant·es à la sor­tie des trains vers ce pre­mier lieu de répit, où ils·elles peuvent res­ter quelques heures ou quelques jours, le temps d’être orienté·es. Dans la plu­part des grandes villes, comme à Nice, deuxième plus gros point d’arrivée des Ukrainien·nes en France, le sys­tème est gros­so modo le même. 

Gymnases et lits picots

Au gym­nase, près de la gare de l’Est, ont atter­ri Vicka et Ielena, deux psy­cho­logues pour enfants en situa­tion de han­di­cap. Vicka et Ielena sont cou­sines. À 36 ans toutes les deux, elles ont quit­té leur pays avec leurs enfants – cinq au total –, la mère d’Ielena et Micha, l’ado d’une amie méde­cin qui, elle, n’a pas pu quit­ter l’Ukraine. Elles sont par­ties de Kiev il y a une semaine. « On a pris le der­nier train. Au début, il n’était pas plein, car per­sonne ne savait que c’était le der­nier. On a atten­du qu’il se rem­plisse. Après, ils ont blo­qué tous les ponts. » Elles sont pas­sées par la Hongrie, la République tchèque, l’Allemagne puis la France. Leur but : atteindre Tenerife, en Espagne, où elles connaissent « une amie de la fac ». Une impor­tante dia­spo­ra ukrai­nienne vit dans la pénin­sule Ibérique. Elles ne res­te­ront ici que quelques heures, avant de prendre un énième train pour Barcelone. Le temps pour la petite Anya, 6 ans, de des­si­ner le lieu d’accueil : de gros rec­tangles verts côte à côte – ce sont les soixante-​quinze lits d’urgence – devant la cage de foot. Il y a aus­si un buf­fet et des tables. Sur cha­cune, un gros paquet de mou­choirs. Ielena ne cesse de sou­rire. Puis lâche : « Je res­te­rais bien ici, si l’amour n’était pas en Ukraine. » C’est le sujet que les assos inter­disent aux jour­na­listes d’aborder avec les réfugié·es : les maris, frères, pères et amis res­tés sur le front, à cause de la loi mar­tiale. Cela fait trop pleu­rer. Elle ne s’éternise pas. La prio­ri­té, c’est la douche. Mais le ver­rou du ves­tiaire des femmes ne fonc­tionne pas. La fille de Vicka, 15 ans, demande à notre pho­to­graphe de faire le guet.

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Vicka et sa fille Tania sont héber­gées dans un gym­nase près de la gare de l’Est, à Paris, avant de repar­tir pour Barcelone, puis Tenerife. © Magali Corouge pour Causette
Aux gui­chets des ONG 

Celles et ceux qui sou­haitent res­ter en France doivent se rendre à la pré­fec­ture locale, s’ils·elles sont hors de Paris, ou à l’Accueil Ukraine, s’ils·elles sont à Paris (d’abord ins­tal­lé porte de la Chapelle, ce lieu d’accueil a été trans­fé­ré porte de Versailles). C’est là-​bas que sont attri­buées les places d’hébergement payées par l’État, sou­vent en hôtel, le temps d’obtenir des papiers. L’accueil pari­sien est géré par France Terre d’asile. La pre­mière semaine de la guerre, l’asso y rece­vait jusqu’à deux cents réfugié·es par jour. La deuxième semaine, l’affluence avait déjà qua­si tri­plé. On y entend l’histoire d’une femme qui s’est cas­sé les dents à force de les ser­rer, de peur. On y croise mille valises, des familles avec enfants en situa­tion de han­di­cap, des gens venus avec leur caniche ou leur rat en cage, une famille russo-​ukrainienne dont une par­tie a déser­té la Russie en pas­sant par l’Asie, « pour ne pas être appe­lée au front », et l’autre a fui l’Ukraine. « Protégez votre paix, enjoint une des réfugié·es, pour ne pas subir la même chose. » Plus loin, une femme demande un méde­cin pour son mari de 77 ans. Il a raté un rendez-​vous médi­cal pour son can­cer, pré­vu après le début du conflit.

L’urgence du retour

Il y a aus­si Elena, 81 ans, jamais sor­tie d’Ukraine, venue avec sa fille, Natalya, 52 ans, rejoindre sa petite fille, Evelina, 21 ans, étu­diante en France. « Ma mère ne vou­lait pas par­tir, raconte Natalya, on est res­tées six jours chez des amis d’amis à la mon­tagne. Quand elle a vu les images des villes où il n’y avait plus de fenêtres, elle a com­pris qu’il fal­lait y aller. En par­tant, elle disait : “Tu penses que quelqu’un nous attend là-​bas ?” C’est dif­fi­cile pour les per­sonnes âgées. Elle est malade des reins. On a deman­dé un loge­ment avec cui­sine pour pou­voir adap­ter ses repas. » La « babou­ch­ka », comme elles l’appellent, refuse pour l’instant de s’asseoir. Peu importe qu’elle vienne de tra­ver­ser l’Europe en train. Sa petite-​fille la pense un peu en dépres­sion. « Elle dit qu’elle retour­ne­ra en Ukraine “à pied s’il le faut” », confie-​t-​elle. L’ensemble des réfugié·es par­tagent cette urgence du retour. Beaucoup pensent qu’il sera pos­sible bien­tôt. En atten­dant, elles rejoin­dront un Appart hôtel à 60 kilo­mètres de Paris, près de l’aéroport Charles-de-Gaulle.

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Micha (15 ans) a fui l’Ukraine avec Vicka, une amie de sa mère. Cette der­nière, méde­cin, a dû res­ter au pays. © Magali Corouge pour Causette

C’est là que se trouve Youla. Ce jeune Gabonais né en 2000 était en Ukraine pour étu­dier, en deuxième année de méde­cine, à Kharkiv. Il venait de payer les 3 200 dol­lars de frais d’inscription, part colos­sale des éco­no­mies de sa famille. Après s’être réfu­gié dans le métro avec un coloc, il a pris le pre­mier train. Marché 30 kilo­mètres. Puis fait deux jours de queue à la fron­tière « sans man­ger ». Là, Youla se fait refou­ler. « Les femmes, les enfants et les Ukrainiens d’origine d’abord », lui dit-​on. Il finit par s’évanouir. De pitié, on le laisse pas­ser. « Ça m’a tué, je n’avais jamais vécu de dis­cri­mi­na­tion en Ukraine. » Les trans­ports n’étaient alors pas encore gra­tuits en Europe pour les réfugié·es. « Il me res­tait quelques sous, j’ai pu payer un FlixBus. » Il choi­sit la France, pays dont il parle la langue. Et finit gare du Nord. Personne ne le repère comme réfu­gié venant d’Ukraine. Il passe trois jours à appe­ler le 115 (le numé­ro du Samu social),en vain, à dor­mir dehors. Jusqu’à ce qu’un ami ukrai­nien lui indique où aller. Et que France Terre d’asile lui trouve une place d’hôtel. 

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Youla, Gabonais de 21 ans, étu­diait la méde­cine à Kharkiv avant d’arriver près de Roissy, où France Terre d’asile lui a trou­vé un hôtel. © Magali Corouge pour Causette

Dans un hôtel Ibis, à Nanterre (Hauts-​de-​Seine), géré par Emmaüs Solidarité, Amine, 24 ans, gérant d’un centre d’appels et d’un garage en Ukraine, a pu être logé avec sa femme et ses potes. Le direc­teur a déci­dé d’ouvrir les 150 places (soit 65 chambres sur 75), « par émo­tion », et parce que le groupe Accor (mai­son mère d’Ibis) a publié une note inci­tant les res­pon­sables d’établissement à le faire. Les assos avancent l’argent des chambres. Puis l’État les rem­bourse. Le sys­tème s’appelle l’« inter­mé­dia­tion ». Accor l’avait déjà fait, cet été, pour accueillir les réfugié·es afghan·es. Mais l’exemple fait excep­tion. Les assos déplorent d’ailleurs glo­ba­le­ment le deux poids deux mesures vis-​à-​vis des autres réfugié·es. À Calais, notam­ment, où l’auberge de jeu­nesse a ouvert ses 130 places aux Ukrainien·nes, ce qu’elle n’a jamais fait pour les mil­liers d’autres réfugié·es ayant tran­si­té par la ville. Le pro­fil des exilé·es rap­pelle pour­tant au direc­teur de l’Ibis celui des Afghan·es. Amine venait d’acheter un appar­te­ment à Kiev. « Maison, voi­ture, j’ai tout per­du. » Ses copains sont, comme lui, issus de la com­mu­nau­té algé­rienne d’Ukraine. Ils y vivent depuis plu­sieurs années, par­fois plus d’une décen­nie. Sidou, étu­diant en psy­cho, allait obte­nir son diplôme dans deux mois. Mohamed, sa carte de résident per­ma­nent. « Mais Poutine a pas vou­lu ! » s’exclame-t-il en riant ner­veu­se­ment. Il est exta­tique. On le croi­rait sous coke. Mais c’est la peur qui parle. « J’ai jamais eu ce choc-​là, souffle-​t-​il, la sirène… » Les copains imitent le son stri­dent, en hur­lant. Mohamed dit avoir tout oublié sous le coup de la sidé­ra­tion. Il a conduit 3 000 kilo­mètres en lais­sant son per­mis à la maison. 

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Elena, babou­ch­ka de 81 ans, a tra­ver­sé l’Europe en train avec sa fille, Natalya (au centre),
pour rejoindre sa petite-​fille, Evelina (à droite), qui étu­die en France. © Magali Corouge pour Causette
Convois citoyens 

Les assos le constatent : par­mi les premier·ères arrivant·es, beau­coup ont un lien avec la France. Celles et ceux qui n’avaient nulle part où aller sont resté·es en Pologne (deux mil­lions de réfu­giés mi-​mars), en Allemagne (dix mille arri­vées par jour rien qu’à Berlin). C’est sou­vent la connais­sance de la langue ou le hasard d’une his­toire com­mune avec l’Hexagone qui a per­mis aux autres d’arriver jusqu’ici. En témoigne l’histoire de Céline Pitre et de ses pro­té­gées ukrai­niennes, à Beaucaire (Gard). Cette amou­reuse de Marseille (et de l’OM) est entraî­neuse de gym­nas­tique au club Gym-​Fit Beaucaire-​Tarascon, l’un des meilleurs de France. Depuis huit ans, elle reçoit de jeunes cham­pionnes d’Ukraine en stage ou en com­pé­ti­tion, his­toire d’offrir des condi­tions d’entraînement variées aux filles. Notamment sa pro­té­gée, Mnastia (sur­nom d’Anastasia Bachynska, médaillée d’or aux jeux euro­péens 2019), aujourd’hui 18 ans. Dès que les pre­mières bombes russes sont tom­bées, Céline s’est pré­ci­pi­tée au consu­lat ukrai­nien à Marseille (216 kilo­mètres aller-​retour) pour voir ce qu’elle pour­rait faire pour ses oisillons. « Le site ne disait pas qu’il n’y avait plus de consu­lat… » Alors avec son père, Jean-​Michel, cofon­da­teur du club, elle a pris des billets pour Cracovie, pour aller elle-​même cher­cher les jeunes filles, leurs mères et leurs fra­tries. Elle a com­men­cé par Mnastia. Aucune ne parle la langue de l’autre ni l’anglais. Elles com­mu­niquent d’habitude en signes et en ono­ma­to­pées. « Je me suis dit : “Au pire, elles m’enverront un point GPS et on se trou­ve­ra”. » Deux jours plus tard, Mnastia et sa famille emmé­na­geaient dans une mai­son d’hôtes appar­te­nant à des ami·es de Céline. « On leur a pro­po­sé de payer un loyer, raconte Céline, mais ils ont dit “pas la peine”. » Le club les nour­rit. Jean-​Michel « fait le taxi », les conduit entre le gym­nase et l’appart tous les jours. 

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Victoria (allon­gée) et Mnastia, jeunes gym­nastes, sont les pro­té­gées
de Céline Pitre, entraî­neuse de gym, à Beaucaire, dans le Gard. © Magali Corouge pour Causette
Une virée chez Mickey

Depuis, quatre autres « four­nées » sont arri­vées. Parmi elles : Valeria, 20 ans, qui a vécu dans un bun­ker pen­dant une semaine. Elle ne s’est pas entraî­née depuis un mois, mais enchaîne les sal­tos et les vrilles comme si de rien n’était. Ou Victoria, 16 ans. Sa mère, méde­cin, a dû res­ter en Ukraine. Elle vit avec la famille d’une autre gym­naste, dans un appar­te­ment prê­té par des amis de Céline. « C’est une bonne entraî­neuse. Elle est très gaie. Ça me per­met de pen­ser à autre chose. » Pendant la pause, à l’entraînement, elle tient tout de même à par­ler des chars russes que les citoyen·nes de sa ville ont volés. Avec l’une des petites, Sofia, 13 ans, elle rêve de Disneyland. Céline a enten­du la conver­sa­tion. Elle a beau être épui­sée, elle se met aus­si­tôt à ima­gi­ner com­ment pré­voir une virée chez Mickey. Jackie, entraî­neuse des bébés gym, s’inquiète pour elle : « Il fau­drait qu’elle souffle un peu, mais que voulez-​vous, c’est comme ça, quand le cœur est impliqué. »

À 280 kilo­mètres au nord, dans l’Ain, Bruno aus­si est à bout. Lui en est à son deuxième aller-​retour en dix jours pour rame­ner et loger des réfugié·es. Tout ça en bos­sant de nuit. Il sent que ses chefs lui en veulent d’être KO. Pourtant, il est allé vite. Il n’a pas­sé que « huit-​neuf heures » à la fron­tière polono-​ukrainienne, là où d’autres, à des points de pas­sage avec plus d’affluence, ont mis trois-​quatre jours. Il a tout orga­ni­sé seul, depuis son vil­lage de deux mille habitant·es, Saint-​Didier-​de-​Formans. Il y a fon­dé une asso, Enfant Ukraine 01, il y a une ving­taine d’années, pour pro­po­ser des séjours de vacances aux jeunes de la région de Tchernobyl. Ça crée des liens. La pre­mière semaine du conflit, il a donc cho­pé un mini­bus, rou­lé 4 000 kilo­mètres et rame­né Irina, une amie ukrai­nienne, ses enfants et quatre ados orphe­lins, connus grâce à l’asso. La deuxième semaine, il a rem­pli un véhi­cule de cin­quante places. « La mai­rie a payé 2 000 euros pour la moi­tié de l’essence et de l’autoroute. Il y a une cagnotte ouverte à tous. Et des entre­prises du coin ont par­ti­ci­pé. » Il a rame­né des ami·es d’ami·es, mais aus­si des inconnu·es. « La dif­fé­rence avec les grandes assos, analyse-​t-​il, c’est qu’elles sont ver­rouillées par les pro­cé­dures. Nous, on essaie d’avoir des solu­tions simples, comme si c’était pour nous. » 

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Marie-​Pierre (à l’extrême gauche) dans sa mai­son de Saint-​Didier-​de-​Formans. La pay­sa­giste a pro­po­sé d’accueillir ces Ukrainiennes et leurs enfants sans même consul­ter son mari. © Magali Corouge pour Causette

Mais il faut être chanceux·euse pour tom­ber sur eux. Et témé­raire. Une autre Elena, 27 ans, sosie de Cameron Diaz, ancienne crou­pière de poker à Kharkiv, a rejoint le bus par hasard, alors qu’elle fai­sait du stop à Cracovie. En racon­tant son départ, seule, elle tremble, mais insiste pour conti­nuer. Elle est d’abord par­tie en Pologne, par ses propres moyens. « Après la fron­tière, j’ai retrou­vé la sen­sa­tion de res­pi­rer et j’ai pu regar­der le ciel. » Elle rejoint alors Cracovie. Sur le quai de la gare cen­trale, alors qu’elle ne sait pas où aller, une volon­taire lui parle d’un véhi­cule pour la France. « J’avais peur que ce soit un piège. » Pas dif­fi­cile d’imaginer à quoi elle pense. Beaucoup d’histoires de proxé­nètes en quête de réfu­giées à la sor­tie des trains cir­culent. « Je me suis dit, si je ne suis pas encore morte, autant me fier au des­tin. Alors je suis mon­tée. Dedans, j’ai vu des femmes avec des enfants. Les mères, faut pas les embê­ter. Ce sont les plus fortes pour pro­té­ger leur famille. J’ai su qu’on serait en sécu­ri­té tant qu’on res­tait toutes ensemble. » Au même moment montent aus­si Inga, 32 ans, ancienne manu­ten­tion­naire, sa sœur, Tonia, esthé­ti­cienne, et ses deux enfants. Elles sont ori­gi­naires de Zhytomyr. Elles non plus ne savent rien du bus, à part qu’il va en France. Elles ont pris la déci­sion de par­tir après avoir vu la mai­son de leur tante détruite par un obus. Les trois femmes ont eu rai­son de croire au des­tin. Après une bonne jour­née de tra­jet, elles ont fini chez Marie-​Pierre, 57 ans, pay­sa­giste à Saint-​Didier-​de-​Formans, avec cha­cune sa chambre et sa salle de bains. Marie-​Pierre, elle, a enten­du par­ler de l’initiative de Bruno à la suite d’un mail envoyé à toutes les assos du vil­lage. Elle ne connais­sait pas Enfant Ukraine 01. Immédiatement, elle a pro­po­sé d’accueillir les Ukrainien·nes, sans même deman­der l’avis de son mari. Vingt-​quatre heures seule­ment avant l’arrivée des filles. « Au début, on n’était pas dans notre assiette, témoigne Inga, mais chaque jour, on s’habitue un peu plus. On est très recon­nais­santes envers Marie-​Pierre. » Le fils de Tonia, 2 ans, est celui qui a le plus de mal à s’habi­tuer. Il s’est remis à se faire des­sus alors qu’il était propre.

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Céline Pitre (à gauche) est allée elle-​même à Cracovie cher­cher les gym­nastes, dont Valeria, 20 ans, pour les mettre à l’abri en France. © Magali Corouge pour Causette
Liens cultu­rels

L’histoire se décline au gré des ini­tia­tives locales, à tra­vers toute la France. En Vendée, dans la sta­tion bal­néaire de Saint-​Gilles-​Croix-​de-​Vie, Mariia, 29 ans, ins­ti­tu­trice, et son petit Oleksander, 2 ans, se sont retrouvé·es chez Jérôme et Anaïs par l’intermédiaire d’une asso de danse, Les Joyeux Petits Souliers. Voilà plus de vingt ans qu’elle pro­pose des spec­tacles de danse folk­lo­rique ukrai­nienne en Vendée ain­si que des échanges cultu­rels. Et quinze ans que Mariia y par­ti­cipe. L’asso a déjà rame­né huit bus de réfugié·es en France. Mariia était en confiance. Mais par­tir a été un sacri­fice. Elle l’a fait pour le petit et pour son mari. « Il sait qu’on est bien ici. Ça lui per­met d’être plus impli­qué dans la guerre. De faire plus pour le pays. Il raconte des his­toires, le soir, à Oleksander, au télé­phone. » Elle pleure qua­si­ment à chaque fois qu’elle prend la parole. Le matin même, sa région d’origine, près de Lviv, que les Ukrainien·nes pre­naient pour une zone épar­gnée, a été bom­bar­dée. Neuf mort·es et cinquante-​sept blessé·es. « C’est le jour le plus dur depuis le début. » À dix minutes à pied, Marta, 28 ans, prof de langues, est accueillie avec les siens chez François, le direc­teur de l’asso de danse, son épouse et leurs enfants. Marta et François se connaissent depuis qu’elle a 3 ans. S’adorent. Les condi­tions sont « au-​delà de ce que je pou­vais ima­gi­ner, sou­ligne Marta. Mais pour moi, c’est un peu gênant. Je vou­drais être utile. J’ai envie de faire les courses, le ménage, mais avec les enfants, c’est pas facile. » Son fils de 7 ans a pleu­ré pen­dant deux jours. La petite de 2 ans « ne m’a pas quit­tée pen­dant une semaine ». François la ras­sure. Il estime qu’il s’agit de la meilleure option pour les familles. « Les loge­ments indé­pen­dants offerts par les muni­ci­pa­li­tés sont une bonne idée dans un second temps. Mais au départ, les réfu­giés ont besoin d’être accom­pa­gnés. Certains n’ont plus de Carte bleue. Ne savent pas où deman­der la pro­tec­tion tem­po­raire [accor­dée aux réfugié·es ukrainien·nes par tous les pays membres de l’UE, ndlr]. »

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À la san­té des Ukrainien·nes ! À Saint-​Gilles-​Croix-​de-​Vie, en Vendée, François (à gauche) et son beau-​père font un digne accueil à Marta. © Magali Corouge pour Causette

C’est toute la ques­tion, pour qui n’a pas la chance d’avoir été accueilli·e par des citoyen·nes. Celles et ceux des hôtels, notam­ment. Car les places sont tem­po­raires, et le par­te­na­riat avec l’établissement aus­si. « On n’en connaît pas la durée », explique Pierre-​Elie Guillermoz, d’Emmaüs Solidarité, char­gé de l’accueil d’urgence pour les réfugié·es d’Ukraine dans un Ibis. « Dès qu’ils auront des papiers, ils vont ren­trer dans le droit com­mun. Ils auront droit à un héber­ge­ment clas­sique. Ils ne ren­tre­ront pas dans le par­cours du com­bat­tant du deman­deur d’asile, pen­dant des années… On ne peut que s’en féli­ci­ter. Mais après avoir béné­fi­cié de la pro­tec­tion tem­po­raire, il fau­dra ter­ri­to­ria­li­ser les solu­tions. » Solutions qui res­tent pour le moins floues. « Je pense, ajoute Pierre-​Elie Guillermoz, qu’on peut trou­ver des loge­ments abor­dables, avec l’allocation à laquelle ils vont avoir droit, dans des régions qui ne sont pas sous ten­sion, comme le Jura. Ils pour­ront d’ailleurs tra­vailler. » Dans son pre­mier « point Ukraine », le 11 mars, la ministre char­gée du Logement, Emmanuelle Wargon, évo­quait l’utilisation pos­sible de loge­ments vacants com­mu­naux, d’appartements du parc social, de bâti­ments « libé­rés pour des opé­ra­tions de renou­vel­le­ment ou de réha­bi­li­ta­tion qui pour­raient être remis à dis­po­si­tion ». L’état compte aus­si sur les « pro­po­si­tions des grands parcs de ges­tion­naires » et des pla­te­formes comme Airbnb. Le 22 mars, selon la décla­ra­tion du Premier ministre, 91 000 pro­po­si­tions de loge­ment avaient éma­né de par­ti­cu­liers. Le même jour, Jean Castex annon­çait un sché­ma natio­nal d’accueil d’hébergement pro­po­sant au moins 100 000 places pour « nos amis ukrai­niens ». Dans tous les cas, pré­cise Emmanuelle Wargon, « l’état aura besoin d’une asso­cia­tion qui accom­pagne les réfu­giés dans l’accès aux droits et l’insertion sur le ter­ri­toire fran­çais ». Mais quelles asso­cia­tions ? En dehors des grandes villes, comme bien d’autres grandes ONG, « on n’a pas d’antenne », constate Pierre-​Elie Guillermoz. 

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Anaïs (debout), Marta, sa fille de 6 mois, et son père (au centre) ont fait une place dans leur vie à Mariia. © Magali Corouge pour Causette

Marie-​Pierre a conscience que ce sera à elle de pal­lier cette absence. « Le mail qu’on a reçu nous pré­ve­nait que cela pou­vait durer long­temps et qu’il ne s’agissait pas d’accueillir des amis pour un week-​end. Mon aide ne consiste pas uni­que­ment en un toit et un lieu où man­ger. J’aimerais qu’elles se construisent ici et rentrent dans leur pays quand elles en feront le choix. » Certaines avancent vite. La fille de Tonia est entrée à l’école du vil­lage cinq jours à peine après être arri­vée. Grâce au réseau de Bruno, deux de ses pro­té­gées ont déjà trou­vé un tra­vail en région lyon­naise (tra­duc­trice et infor­ma­ti­cienne). Mariia a pour sa part négo­cié avec une école pri­vée du coin, pour dis­po­ser d’une salle où don­ner des cours aux petit·es Ukrainien·nes de Vendée. Pour d’autres, se pro­je­ter n’a pas beau­coup de sens. Elena, notre mini Cameron Diaz, raconte un sou­ve­nir trou­blant. « En 2019, je suis allée voir une voyante. Elle m’a dit que j’irai en France. Elle m’a aus­si dit que je ne revien­drai pas dans mon pays. J’espère que cette par­tie de l’histoire est fausse. »

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Quand il y en a pour quatre, il y en a pour six : Mariia et son fils Oleksander (2 ans) par­tagent désor­mais le quo­ti­dien de la petite Marta, à Saint-​Gilles-​Croix-​de-​Vie. © Magali Corouge pour Causette

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