Une centaine de personnes ont déjà eu recours au site associatif qui propose depuis le printemps un service en ligne permettant d'envoyer directement au procureur de la République une plainte par courrier. La grande majorité de ces personnes ont porté plainte pour violences sexistes ou sexuelles.
Deposetaplainte.fr, c'est un site qui permet depuis le printemps dernier à tout·e citoyen·ne de contourner les difficultés d'accès à la justice en envoyant une plainte calibrée pour être recevable directement au procureur de la République. Entre refus – illégal – des policier·ères et des gendarmes de prendre une plainte et manque de confiance des citoyen·nes envers les forces de l'ordre, les raisons de renoncer à porter plainte sont nombreuses. C'est cette réflexion qui a poussé, à l'été 2021, trois étudiant·es en sciences politiques – Julien Descamps, Aïcha Iraqi et Charles Culioli – à inventer un système assurant à une victime, quelle que soit l'infraction qu'elle a subie, que sa plainte atteigne bien les services judiciaires compétents à la traiter.
« Le moment où j'ai réalisé qu'il y avait un vrai besoin, c'est lorsque j'ai comparé les chiffres des plaintes annuelles pour discrimination (seulement 5.000 en moyenne, selon la Commission nationale consultative des droits de l'homme) et les chiffres de ces mêmes infractions donnés par le ministère de l'Intérieur (12.500 infractions à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux, donc sans compter les discriminations liées à l'orientation sexuelle ou au genre), se souvient Charles Culioli, interrogé par Causette. La différence est vertigineuse. »
Écho à #DoublePeine
L'automne suivant, le mouvement #DoublePeine, qui dénonce les refus des forces de l'ordre à prendre les plaintes dans le cadre de violences sexistes et sexuelles vient confirmer le bienfondé de l'idée. « On s'est rendu compte qu'en fait, il manquait au système judiciaire un service public numérique permettant de simplifier le recours à la justice », résume Charles Culioli. Actuellement, les pré-plaintes en ligne ne concernent que les atteintes aux biens, et doivent être finalisées en gendarmerie ou dans un commissariat. Le jeune homme, aujourd'hui étudiant en droit, cite aussi l'exemple de nombreux pays étrangers (Brésil, Allemagne, certains États américains…) où les autorités publiques proposent déjà un service en ligne de dépôt de plainte universel. « En France, cela n'existe que pour les escroqueries en ligne, souligne-t-il, et d'ailleurs, le site est très efficient donc on ne comprend pas pourquoi l'État n'élargit pas le système aux autres infractions. »
Le trio d'étudiant·es crée une association et s'entoure des avocates Rachel-Flore Pardo et Karen Noblinski pour plancher sur un site. Objectif : proposer aux victimes de rédiger une plainte type où les faits reprochés sont détaillés et circonstanciés pour être recevable par le procureur de la République. « Grâce à notre expérience de terrain en tant qu'avocates, nous les avons aiguillés sur les modèles de rédaction d'une plainte pour que toutes les informations nécessaires à l'enquête s'y retrouvent, indiquent à Causette Me Rachel-Flore Pardo et Me Karen Noblinski. L'enjeu était aussi de pouvoir aider à qualifier juridiquement les faits décrits. »
Seule une plainte dans un commissariat permet d'accéder aux unités médico-judiciaires
Le principe de Dépose ta plainte repose sur l'article 40 du code de procédure pénale, qui dispose que « le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner ». « Cet article permet à un citoyen d'envoyer directement sa plainte au procureur de la République mais il est sous-utilisé », détaille Charles Culioli. En tant qu'avocates, Rachel-Flore Pardo et Karen Noblinski ont régulièrement recours à ces « plaintes parquet » lorsque les cas s'y prêtent. Mais, rappellent-elles, « elles ne pallient pas un dépôt de plainte en urgence, lorsque l'infraction vient d'être commise » : « Aller déposer plainte dans un commissariat, c'est s'assurer de la protection des preuves et du passage devant une unité médico-judiciaire qui va pouvoir cristalliser les éléments de preuves physiques et établir des ITT. Si besoin, les policiers décideront aussi de la mise à l'abri des victimes. Nous encourageons donc vivement les victimes à se rendre dans un commissariat ou une gendarmerie si elles en ont la force. »
La version bêta de deposetaplainte.fr paraît au printemps et s'appuie sur un algorithme qui trouve dans un carnet d'adresse le bon procureur à qui adresser sa plainte. Laquelle est envoyée par le prestataire Merci Facteur, moyennant 20 euros et une politique de confidentialité stricte. « Nous nous sommes montés en association et ne faisons évidemment pas d'argent sur ce service, détaille Charles Culioli. 20 euros, c'est le prix moyen que nous avons calculé pour faire partir la lettre recommandée au procureur, en comptant l'impression des documents, l'affranchissement du courrier et les frais de serveur. » Régulièrement, les éventuels fonds excédentaires sont convertis en plaintes offertes aux associations partenaires Stop Homophobie et Stop Fisha, qui accompagnent respectivement des victimes de discriminations LGBT et de harcèlement en ligne. Pour l'heure, Stop Homophobie a utilisé deux plaintes offertes par le site, précise Charles Culioli. Quant à Stop Fisha, sa co-fondatrice Me Rachel-Flore Pardo indique à Causette que son association pourrait « éventuellement » avoir recours aux services du site.
Cent plaintes et une majorité d'infractions sexuelles
Depuis le début de l'aventure, deposetaplainte.fr peut se targuer d'avoir aidé une centaine de personnes à faire parvenir leur plainte à la justice. « Le suivi des dossiers n'est pas au cœur de notre action car nous préférons garantir l'anonymat des victimes et de leurs affaires, nous ne pouvons donc pas les contacter directement, précise Charles Culioli. Les retours des usagers sont donc initiés par eux, sur nos réseaux sociaux, où certains nous remercient. » Néanmoins, parce que le site demande de catégoriser l'infraction au préalable de la rédaction des faits, le co-fondateur de Depose ta plainte l'affirme : « La très grande majorité des personnes ont déposé plainte pour des violences sexistes ou sexuelles. Il est probable que cela soit dû à la médiatisation, lors du lancement, dans la presse féminine et sur les réseaux sociaux de militantes pour les droits des femmes. » Rachel-Flore Pardo et Karen Noblinski ne sont pas surprises de ces résultats. « Ces infractions relèvent de ce qu'on a le plus intime et on comprend que les victimes n'aient pas envie d'être confrontées à des policiers mal formés, qui vont poser des questions intrusives, banaliser ou les faire culpabiliser en leur demandant ce qu'elles portaient ce soir-là. Par ailleurs, le cadre d'un commissariat, où les victimes doivent souvent subir les allers-venues des policiers dans les bureaux, n'est pas des plus propices. »
Si deposetaplainte.fr a prouvé son utilité, son système économique est plus bancal que prévu. « Nous allons devoir réinjecter des fonds personnels pour maintenir l'activité du site, car c'est une galère financière, et nous envisageons également de recourir à un financement participatif », détaille Charles Culioli. Idéalement donc, le service associatif de Depose ta plainte serait remplacé par « un service public en ligne » permettant la même chose, espèrent l'ensemble de nos interlocuteur·rices. Une solution qui permettrait par ailleurs de dégager du temps aux forces de l'ordre pour leurs enquêtes. Mais pour l'heure, ni le ministère de la Justice, ni le ministère de l'Intérieur n'ont réagi publiquement à cette initiative citoyenne.
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